Au moral, amant de cœur de Tullia, du Bruel se croyait préféré, comme toujours, au brillant duc de Rhétoré, l’amant en titre.
Dutocq n’avait pas vu sans effroi ce qu’il nommait la liaison de des Lupeaulx avec madame Rabourdin, et sa rage sourde s’en était accrue. D’ailleurs, il avait un œil trop fureteur pour ne pas avoir deviné que Rabourdin s’adonnait à un grand travail en dehors de ses travaux officiels, et il se désespérait de n’en rien savoir, tandis que le petit Sébastien était, en tout ou en partie, dans le secret. Dutocq avait essayé de se lier avec monsieur Godard, Sous-chef de Baudoyer, collègue de du Bruel, et il y était parvenu. La haute estime dans laquelle Dutocq tenait Baudoyer avait ménagé son accointance avec Godard ; non que Dutocq fût sincère, mais en vantant Baudoyer et ne disant rien de Rabourdin, il satisfaisait sa haine à la manière des petits esprits.
Joseph Godard, cousin de Mitral par sa mère, avait fondé sur cette parenté avec Baudoyer, quoiqu’assez éloignée, des prétentions à la main de mademoiselle Baudoyer ; conséquemment, à ses yeux Baudoyer brillait comme un génie. Il professait une haute estime pour Élisabeth et madame Saillard, sans s’être encore aperçu que madame Baudoyer mitonnait Falleix pour sa fille. Il apportait à mademoiselle Baudoyer de petits cadeaux, des fleurs artificielles, des bonbons au jour de l’an, de jolies boîtes à ses jours de fête. Agé de vingt-six ans, travailleur sans portée, rangé comme une demoiselle, monotone et apathique, ayant les cafés, le cigare et l’équitation en horreur, couché régulièrement à dix heures du soir et levé à sept, doué de plusieurs talents de société, jouant des contredanses sur le flageolet, ce qui l’avait mis en grande faveur chez les Saillard et les Baudoyer, fifre dans la Garde nationale pour ne point passer les nuits au corps-de-garde, Godard cultivait surtout l’histoire naturelle. Ce garçon faisait des collections de minéraux et de coquillages, savait empailler les oiseaux, emmagasinait dans sa chambre un tas de curiosités achetées à bon marché : des pierres à paysages, des modèles de palais en liège, des pétrifications de la fontaine Saint-Allyre à Clermont (Auvergne), etc. Il accaparait tous les flacons de parfumerie pour mettre ses échantillons de baryte, ses sulfates, sels, magnésie, coraux, etc. Il entassait des papillons dans des cadres, et sur les murs des parasols de la Chine, des peaux de poissons séchées. Il demeurait chez sa sœur, fleuriste, rue de Richelieu. Quoique très-admiré par les mères de famille, ce jeune homme modèle était méprisé par les ouvrières de sa sœur, et surtout par la demoiselle du comptoir, qui pendant long-temps avait espéré l’enganter. Maigre et fluet, de taille moyenne, les yeux cernés, ayant peu de barbe, tuant, comme disait Bixiou, les mouches au vol, Joseph Godard avait peu de soin de lui-même : ses habits étaient mal taillés, ses pantalons larges formaient le sac ; il portait des bas blancs par toutes les saisons, un chapeau à petits bords et des souliers lacés Assis au bureau, dans un fauteuil de canne, percé au milieu du siége et garni d’un rond en maroquin vert, il se plaignait beaucoup de ses digestions. Son principal vice était de proposer des parties de campagne, le dimanche dans la belle saison, à Montmorency, des dîners sur l’herbe, et d’aller prendre du laitage sur le boulevard du Mont-Parnasse. Depuis six mois Dutocq commençait à aller de loin en loin chez mademoiselle Godard, espérant faire quelques affaires dans cette maison, y découvrir quelque trésor femelle.
Ainsi, dans les Bureaux, Baudoyer avait en Dutocq et Godard deux prôneurs. Monsieur Saillard, incapable de juger Dutocq lui faisait parfois de petites visites au Bureau. Le jeune La Billardière mis surnuméraire chez Baudoyer, était de ce parti. Les têtes fortes riaient beaucoup de cette alliance entre ces incapacités. Baudoyer, Godard et Dutocq avaient été surnommés par Bixiou la Trinité sans Esprit, et le petit La Billardière l’Agneau pascal.
— Vous vous êtes levé matin, dit Antoine à Dutocq en prenant un air riant.
— Et vous, Antoine, répondit Dutocq, vous voyez bien que les journaux arrivent quelquefois plus tôt que vous ne nous les donnez.
— Aujourd’hui, par hasard, dit Antoine sans se déconcerter ; ils ne sont jamais venus deux fois de suite à la même heure.
Les deux neveux se regardèrent à la dérobée comme pour se dire, en admirant leur oncle : — Quel toupet !
— Quoiqu’il me rapporte deux sous par déjeuner, dit en murmurant Antoine quand il entendit Dutocq fermer la porte, j’y renoncerais bien pour ne plus l’avoir dans notre Division.
— Ah ! vous n’êtes pas le premier aujourd’hui, monsieur Sébastien, dit un quart d’heure après Antoine au surnuméraire.
— Qui donc est arrivé ? demanda le pauvre enfant en pâlissant.
— Monsieur Dutocq, répondit l’huissier Laurent.
Les natures vierges ont plus que toutes les autres un inexplicable don de seconde vue dont la cause gît peut-être dans la pureté de leur appareil nerveux en quelque sorte neuf. Sébastien avait donc deviné la haine de Dutocq contre son vénéré Rabourdin. Aussi à peine Laurent eut-il prononcé ce nom, que, saisi par un horrible pressentiment, il s’écria : — Je m’en doutais ! et il s’élança dans le corridor avec la rapidité d’une flèche.
— Il y aura du grabuge dans les Bureaux ! dit Antoine en branlant sa tête blanchie et endossant son costume officiel. On voit bien que monsieur le baron rend ses comptes à Dieu... Oui, madame Gruget, sa garde, m’a dit qu’il ne passerait pas la journée. Vont-ils se remuer ici ! Le vont-ils ! Allez voir si tous les poêles ronflent bien, vous autres ! Sabre de bois, notre monde va nous tomber sur le dos.
— C’est vrai, dit Laurent, que ce pauvre petit jeune homme a eu un fameux coup de soleil en apprenant que ce jésuite de monsieur Dutocq l’avait devancé.
— Moi j’ai beau lui dire, car enfin on doit la vérité à un bon employé, et ce que j’appelle un bon employé, c’est un employé comme ce petit qui donne recta ses dix francs au jour de l’an, reprit Antoine. Je lui dis donc : Plus vous en ferez, plus on vous en demandera et l’on vous laissera sans avancement ! Eh ! bien, il ne m’écoute pas, il se tue à rester jusqu’à cinq heures, une heure de plus que tout le monde (il hausse les épaules). C’est des bêtises, on n’arrive pas comme ça !... À preuve qu’il n’est pas encore question d’appointer ce pauvre enfant qui ferait un bon employé. Après deux ans ! ça scie le dos, parole d’honneur.
— Monsieur Rabourdin aime monsieur Sébastien, dit Laurent.
— Mais monsieur Rabourdin n’est pas ministre, reprit Antoine, et il fera chaud quand il le sera, les poules auront des dents, il est bien trop... Suffit ! Quand je pense que je porte à émarger l’état des appointements à des farceurs qui restent chez eux, et qui y font ce qu’ils veulent, tandis que ce petit Laroche se crève, je me demande si Dieu pense aux Bureaux ! Et qu’est-ce qu’ils vous donnent, ces protégés de monsieur le maréchal, de monsieur le duc ? ils vous remercient : (il fait un signe de tête protecteur) « Merci, mon cher Antoine ! » Tas de faignants, travaillez donc ! ou vous serez cause d’une révolution. Fallait voir s’il y avait de ces giries-là sous monsieur Robert Lindet ; car, moi tel que vous me voyez, je suis entré dans cette baraque sous Robert Lindet.
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