L’impôt territorial disparaissait donc en partie, Rabourdin en conservait une faible portion, ne fût-ce que comme point de départ en cas de guerre ; mais évidemment les productions du sol devenaient libres, et l’Industrie, en trouvant les matières premières à bas prix, pouvait lutter avec l’étranger dans le secours trompeur des Douanes. Les riches administraient gratuitement les Départements, en ayant pour récompense la pairie sous certaines conditions. Les magistrats, les corps savants, les officiers inférieurs voyaient leurs services honorablement récompensés. Il n’y avait pas d’employé qui n’obtînt une immense considération, méritée par l’étendue de ses travaux et l’importance de ses appointements ; chacun d’eux pensait lui-même à son avenir, et la France n’avait plus sur le corps le cancer des pensions. En résultat, Rabourdin trouvait sept cents millions de dépenses seulement et douze cents millions de recettes. Il était clair qu’un remboursement de cinq cents millions annuels jouait alors avec un peu plus de force que le maigre amortissement dont le vice était démontré. Là, selon lui, l’État se faisait encore rentier, comme l’État s’entêtait d’ailleurs à posséder et à fabriquer. Enfin, pour exécuter sans secousses sa réforme et pour éviter une Saint-Barthélemy d’employés, Rabourdin demandait vingt années.

Telles étaient les pensées mûries par cet homme depuis le jour où sa place fut donnée à monsieur de La Billardière, homme incapable. Ce plan si vaste en apparence, si simple en réalité, qui supprimait tant de gros états-majors et tant de petites places également inutiles, exigeait de continuels calculs, des statistiques exactes, des preuves évidentes. Rabourdin avait pendant long-temps étudié le budget sur sa double face, celle des Voies et Moyens, celle des Dépenses. Aussi avait-il passé bien des nuits à l’insu de sa femme. Ce n’était rien encore que d’avoir osé concevoir ce plan et de l’avoir superposé sur le cadavre administratif, il fallait s’adresser à un ministre capable de l’apprécier. Le succès de Rabourdin tenait donc à la tranquillité d’une politique alors toujours agitée. Il ne considéra le gouvernement comme définitivement assis qu’au moment où trois cents députés eurent le courage de former une majorité compacte, systématiquement ministérielle. Une administration fondée sur cette base s’était établie depuis que Rabourdin avait achevé ses travaux. À cette époque, le luxe de la paix due aux Bourbons faisait oublier le luxe guerrier du temps où la France brillait comme un vaste camp, prodigue et magnifique parce qu’il était victorieux. Après sa campagne en Espagne, le Ministère paraissait devoir commencer une de ces paisibles carrières où le bien peut s’accomplir, et depuis trois mois un nouveau règne avait commencé sans éprouver aucune entrave, car le libéralisme de la Gauche avait salué Charles X avec autant d’enthousiasme que la Droite. C’était à tromper les gens les plus clairvoyants. Le moment semblait donc propice. N’était-ce pas un gage de durée pour une administration que de proposer et de mettre à fin une réforme dont les résultats étaient si grands ? Jamais donc Rabourdin ne s’était montré plus soucieux, plus préoccupé le matin quand il allait par les rues au Ministère, et le soir à quatre heures et demie quand il en revenait.

De son côté, madame Rabourdin désolée de sa vie manquée, ennuyée de travailler en secret pour se procurer quelques jouissances de toilette, ne s’était jamais montrée plus aigrement mécontente, mais, en femme attachée à son mari, elle regardait comme indignes d’une femme supérieure les honteux commerces par lesquels certaines femmes d’employés suppléaient à l’insuffisance des appointements. Cette raison lui fit refuser toute relation avec madame Colleville, alors liée avec François Keller, et dont les soirées effaçaient souvent celles de la rue Duphot. Humiliée d’être mariée à un homme sans énergie, car elle prenait l’immobilité du penseur politique et la préoccupation du travailleur intrépide pour l’apathique abattement de l’employé dompté par l’ennui des bureaux, et vaincu par la plus détestable de toutes les misères, par une médiocrité qui permet de vivre ; Célestine, vers cette époque, avait, dans sa grande âme, résolu de faire à elle seule la fortune de son mari, de l’élever à tout prix, et de lui cacher les ressorts qu’elle ferait jouer. Elle porta dans ses conceptions cette indépendance d’idées qui la distinguait, et se complut à s’élever au-dessus des femmes en n’obéissant point à leurs petits préjugés, en ne s’embarrassant point des entraves que la société leur impose. Dans sa rage, elle se promit de battre les sots avec leurs armes, et de se jouer, elle-même s’il le fallait. Elle vit enfin les choses de haut. L’occasion était favorable. Monsieur de La Billardière, attaqué d’une maladie mortelle, allait succomber sous peu de jours. Si Rabourdin lui succédait, ses talents, car Célestine lui accordait des talents administratifs, seraient si bien appréciés, que la place de maître des requêtes, autrefois promise, lui serait donnée ; elle le voyait Commissaire du roi, défendant des projets de loi aux Chambres : elle l’aiderait alors ! elle deviendrait, s’il était besoin, son secrétaire ; elle passerait des nuits. Tout cela pour aller au bois de Boulogne dans une charmante calèche, pour marcher de pair avec madame Delphine de Nucingen, pour élever son salon à la hauteur de celui de madame de Colleville, pour être invitée aux grandes solennités ministérielles, pour conquérir des auditeurs, pour faire dire d’elle : Madame Rabourdin de quelque chose (elle ne connaissait pas encore sa terre), comme on disait madame Firmiani, madame d’Espard, madame d’Aiglemont, madame de Carigliano ; enfin pour effacer surtout l’odieux nom de Rabourdin.

Ces secrètes conceptions engendrèrent quelques changements dans l’intérieur du ménage. Madame Rabourdin commença par marcher d’un pas ferme dans la voie de la Dette.