Les Fleurs du mal

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Les Fleurs du mal

Charles Baudelaire


Publication: 1857
Catégorie(s): Fiction, Poésie
Source: http://publie.net

A Propos Baudelaire:

Charles Pierre Baudelaire (April 9, 1821 – August 31, 1867) was an influential nineteenth century French poet. He was also a critic and translator. Source: Wikipedia

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    Au Poète impeccable

    Au parfait magicien ès lettres françaises

    A mon très-cher et très-vénéré

    Maître et ami

    Théophile Gautier

    Avec les sentiments

    De la plus profonde humilité

    Je dédie

    Ces Fleurs maladives

    C.B.

    Au lecteur

    La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,

    Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

    Et nous alimentons nos aimables remords,

    Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

     

    Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;

    Nous nous faisons payer grassement nos aveux,

    Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,

    Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

     

    Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste

    Qui berce longuement notre esprit enchanté,

    Et le riche métal de notre volonté

    Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

     

    C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !

    Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

    Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,

    Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

     

    Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange

    Le sein martyrisé d'une antique catin,

    Nous volons au passage un plaisir clandestin

    Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

     

    Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,

    Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,

    Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons

    Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

     

    Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,

    N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins

    Le canevas banal de nos piteux destins,

    C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie.

     

    Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

    Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

    Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

    Dans la ménagerie infâme de nos vices,

     

    Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !

    Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

    Il ferait volontiers de la terre un débris

    Et dans un bâillement avalerait le monde ;

     

    C'est l'Ennui ! L'oeil chargé d'un pleur involontaire,

    Il rêve d'échafauds en fumant son houka.

    Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

    – Hypocrite lecteur,– mon semblable,– mon frère !

    Partie 1
    Spleen et idéal

    Bénédiction

    Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,

    Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,

    Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes

    Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

     

    « Ah ! que n'ai je mis bas tout un nœud de vipères,

    Plutôt que de nourrir cette dérision !

    Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères

    Où mon ventre a conçu mon expiation !

     

    Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes

    Pour être le dégoût de mon triste mari,

    Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,

    Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,

     

    Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable

    Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,

    Et je tordrai si bien cet arbre misérable,

    Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »

     

    Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,

    Et, ne comprenant pas les desseins éternels,

    Elle-même prépare au fond de la Géhenne

    Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

     

    Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,

    L'Enfant déshérité s'enivre de soleil

    Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange

    Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.

     

    II joue avec le vent, cause avec le nuage,

    Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ;

    Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage

    Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

     

    Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,

    Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,

    Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,

    Et font sur lui l'essai de leur férocité.

     

    Dans le pain et le vin destinés à sa bouche

    Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ;

    Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,

    Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.

     

    Sa femme va criant sur les places publiques :

    « Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,

    Je ferai le métier des idoles antiques,

    Et comme elles je veux me faire redorer ;

     

    Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,

    De génuflexions, de viandes et de vins,

    Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire

    Usurper en riant les hommages divins !

     

    Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,

    Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;

    Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,

    Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.

     

    Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,

    J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,

    Et, pour rassasier ma bête favorite

    Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »

     

    Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,

    Le Poète serein lève ses bras pieux

    Et les vastes éclairs de son esprit lucide

    Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :

     

    « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance

    Comme un divin remède à nos impuretés

    Et comme la meilleure et la plus pure essence

    Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

     

    Je sais que vous gardez une place au Poète

    Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,

    Et que vous l'invitez à l'éternelle fête

    Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

     

    Je sais que la douleur est la noblesse unique

    Où ne mordront jamais la terre et les enfers,

    Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique

    Imposer tous les temps et tous les univers.

     

    Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,

    Les métaux inconnus, les perles de la mer,

    Par votre main montés, ne pourraient pas suffire

    A ce beau diadème éblouissant et clair ;

     

    Car il ne sera fait que de pure lumière,

    Puisée au foyer saint des rayons primitifs,

    Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,

    Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »

    L’Albatros

    Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage

    Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

    Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

    Le navire glissant sur les gouffres amers.

     

    A peine les ont-ils déposés sur les planches,

    Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,

    Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

    Comme des avirons traîner à côté d'eux.

     

    Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

    Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !

    L'un agace son bec avec un brûle-gueule,

    L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

     

    Le Poète est semblable au prince des nuées

    Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

    Exilé sur le sol au milieu des huées,

    Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

    Élévation

    Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

    Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

    Par delà le soleil, par delà les éthers,

    Par delà les confins des sphères étoilées,

     

    Mon esprit, tu te meus avec agilité,

    Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,

    Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde

    Avec une indicible et mâle volupté.

     

    Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

    Va te purifier dans l'air supérieur,

    Et bois, comme une pure et divine liqueur,

    Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

     

    Derrière les ennuis et les vastes chagrins

    Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,

    Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse

    S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

     

    Celui dont les pensers, comme des alouettes,

    Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

    – Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

    Le langage des fleurs et des choses muettes !

    Correspondances

    La Nature est un temple où de vivants piliers

    Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

    L'homme y passe à travers des forêts de symboles

    Qui l'observent avec des regards familiers.

     

    Comme de longs échos qui de loin se confondent

    Dans une ténébreuse et profonde unité,

    Vaste comme la nuit et comme la clarté,

    Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

     

    II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

    Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

    – Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

     

    Ayant l'expansion des choses infinies,

    Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

    Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

    J’aime le souvenir de ces époques nues

    J'aime le souvenir de ces époques nues,

    Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues.

    Alors l'homme et la femme en leur agilité

    Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,

    Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine,

    Exerçaient la santé de leur noble machine.

    Cybèle alors, fertile en produits généreux,

    Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,

    Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes

    Abreuvait l'univers à ses tétines brunes.

    L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit

    D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi ;

    Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,

    Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !

    Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir

    Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir

    La nudité de l'homme et celle de la femme,

    Sent un froid ténébreux envelopper son âme

    Devant ce noir tableau plein d'épouvantement.

    O monstruosités pleurant leur vêtement !

    O ridicules troncs ! torses dignes des masques !

    O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,

    Que le dieu de l'Utile, implacable et serein,

    Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain !

    Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges,

    Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges,

    Du vice maternel traînant l'hérédité

    Et toutes les hideurs de la fécondité !

     

    Nous avons, il est vrai, nations corrompues,

    Aux peuples anciens des beautés inconnues :

    Des visages rongés par les chancres du cœur,

    Et comme qui dirait des beautés de langueur ;

    Mais ces inventions de nos muses tardives

    N'empêcheront jamais les races maladives

    De rendre à la jeunesse un hommage profond,

    – A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front,

    A l'œil limpide et clair ainsi qu'une eau courante,

    Et qui va répandant sur tout, insouciante

    Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs,

    Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !

    Les Phares

    Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,

    Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,

    Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,

    Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;

     

    Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,

    Où des anges charmants, avec un doux souris

    Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre

    Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

     

    Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

    Et d'un grand crucifix décoré seulement,

    Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,

    Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;

     

    Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules

    Se mêler à des Christs, et se lever tout droits

    Des fantômes puissants qui dans les crépuscules

    Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

     

    Colères de boxeur, impudences de faune,

    Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,

    Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,

    Puget, mélancolique empereur des forçats ;

     

    Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,

    Comme des papillons, errent en flamboyant,

    Décors frais et légers éclairés par des lustres

    Qui versent la folie à ce bal tournoyant ; jaune,

     

    Goya, cauchemar plein de choses inconnues,

    De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,

    De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,

    Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

     

    Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

    Ombragé par un bois de sapins toujours vert,

    Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges

    Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

     

    Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,

    Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,

    Sont un écho redit par mille labyrinthes ;

    C'est pour les cœurs mortels un divin opium !

     

    C'est un cri répété par mille sentinelles,

    Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;

    C'est un phare allumé sur mille citadelles,

    Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

     

    Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

    Que nous puissions donner de notre dignité

    Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge

    Et vient mourir au bord de votre éternité !

    La Muse malade

    Ma pauvre muse, hélas ! qu'as-tu donc ce matin?

    Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,

    Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint

    La folie et l'horreur, froides et taciturnes.

     

    Le succube verdâtre et le rose lutin

    T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes?

    Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin

    T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes?

     

    Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé

    Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,

    Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques,

     

    Comme les sons nombreux des syllabes antiques,

    Où règnent tour à tour le père des chansons,

    Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

    La Muse vénale

    O muse de mon cœur, amante des palais,

    Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,

    Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,

    Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?

     

    Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées

    Aux nocturnes rayons qui percent les volets?

    Sentant ta bourse à sec autant que ton palais

    Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?

     

    II te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,

    Comme un enfant de chœur, jouer de l'encensoir,

    Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,

     

    Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas

    Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,

    Pour faire épanouir la rate du vulgaire.

    Le Mauvais Moine

    Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles

    Etalaient en tableaux la sainte Vérité,

    Dont l'effet réchauffant les pieuses entrailles,

    Tempérait la froideur de leur austérité.

     

    En ces temps où du Christ florissaient les semailles,

    Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité,

    Prenant pour atelier le champ des funérailles,

    Glorifiait la Mort avec simplicité.

     

    – Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,

    Depuis l'éternité je parcours et j'habite ;

    Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux.

     

    O moine fainéant ! quand saurai-je donc faire

    Du spectacle vivant de ma triste misère

    Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux?

    L’Ennemi

    Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,

    Traversé çà et là par de brillants soleils ;

    Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,

    Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

     

    Voilà que j'ai touché l'automne des idées,

    Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux

    Pour rassembler à neuf les terres inondées,

    Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

     

    Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve

    Trouveront dans ce sol lavé comme une grève

    Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?

     

    – O douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,

    Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur

    Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

    Le Guignon

    Pour soulever un poids si lourd,

    Sisyphe, il faudrait ton courage !

    Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage,

    L'Art est long et le Temps est court.

     

    Loin des sépultures célèbres,

    Vers un cimetière isolé,

    Mon cœur, comme un tambour voilé,

    Va battant des marches funèbres.

     

    – Maint joyau dort enseveli

    Dans les ténèbres et l'oubli,

    Bien loin des pioches et des sondes ;

     

    Mainte fleur épanche à regret

    Son parfum doux comme un secret

    Dans les solitudes profondes.

    La Vie antérieure

    J'ai longtemps habité sous de vastes portiques

    Que les soleils marins teignaient de mille feux,

    Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

    Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

     

    Les houles, en roulant les images des cieux,

    Mêlaient d'une façon solennelle et mystique

    Les tout-puissants accords de leur riche musique

    Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

     

    C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,

    Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs

    Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

     

    Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

    Et dont l'unique soin était d'approfondir

    Le secret douloureux qui me faisait languir.

    Bohémiens en voyage

    La tribu prophétique aux prunelles ardentes

    Hier s'est mise en route, emportant ses petits

    Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits

    Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

     

    Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes

    Le long des chariots où les leurs sont blottis,

    Promenant sur le ciel des yeux appesantis

    Par le morne regret des chimères absentes.

     

    Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,

    Les regardant passer, redouble sa chanson ;

    Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

     

    Fait couler le rocher et fleurir le désert

    Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert

    L'empire familier des ténèbres futures.

    L’Homme et la mer

    Homme libre, toujours tu chériras la mer !

    La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

    Dans le déroulement infini de sa lame,

    Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

     

    Tu te plais à plonger au sein de ton image ;

    Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur

    Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

    Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

     

    Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :

    Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ;

    O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,

    Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

     

    Et cependant voilà des siècles innombrables

    Que vous vous combattez sans pitié ni remords,

    Tellement vous aimez le carnage et la mort,

    O lutteurs éternels, ô frères implacables !

    Don Juan aux enfers

    Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine

    Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,

    Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,

    D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

     

    Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

    Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

    Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

    Derrière lui traînaient un long mugissement.

     

    Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,

    Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant

    Montrait à tous les morts errant sur les rivages

    Le fils audacieux qui railla son front blanc.

     

    Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,

    Près de l'époux perfide et qui fut son amant,

    Semblait lui réclamer un suprême sourire

    Où brillât la douceur de son premier serment.

     

    Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

    Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;

    Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,

    Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

    Châtiment de l’orgueil

    En ces temps merveilleux où la Théologie

    Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,

    On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,

    — Après avoir forcé les cœurs indifférents ;

    Les avoir remués dans leurs profondeurs noires ;

    Après avoir franchi vers les célestes gloires

    Des chemins singuliers à lui-même inconnus,

    Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,

    — Comme un homme monté trop haut, pris de panique,

    S'écria, transporté d'un orgueil satanique :

    « Jésus, petit Jésus ! je t'ai poussé bien haut !

    Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut

    De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,

    Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire ! »

     

    Immédiatement sa raison s'en alla.

    L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila

    Tout le chaos roula dans cette intelligence,

    Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,

    Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.

    Le silence et la nuit s'installèrent en lui,

    Comme dans un caveau dont la clef est perdue.

    Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,

    Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers

    Les champs, sans distinguer les étés des hivers,

    Sale, inutile et laid comme une chose usée,

    Il faisait des enfants la joie et la risée.

    La Beauté

    Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,

    Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,

    Est fait pour inspirer au poète un amour

    Eternel et muet ainsi que la matière.

     

    Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;

    J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;

    Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

    Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

     

    Les poètes, devant mes grandes attitudes,

    Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,

    Consumeront leurs jours en d'austères études ;

     

    Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,

    De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :

    Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

    L’Idéal

    Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,

    Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,

    Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,

    Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.

     

    Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,

    Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,

    Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses

    Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

     

    Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,

    C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,

    Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans ;

     

    Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,

    Qui tors paisiblement dans une pose étrange

    Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

    La Géante

    Du temps que la Nature en sa verve puissante

    Concevait chaque jour des enfants monstrueux,

    J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,

    Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.

     

    J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme

    Et grandir librement dans ses terribles jeux ;

    Deviner si son cœur couve une sombre flamme

    Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;

     

    Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;

    Ramper sur le versant de ses genoux énormes,

    Et parfois en été, quand les soleils malsains,

     

    Lasse, la font s'étendre à travers la campagne,

    Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,

    Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.

    Le Masque

    Statue allégorique dans le goût de la Renaissance

    A Ernest Christophe, statuaire.

    Contemplons ce trésor de grâces florentines ;

    Dans l'ondulation de ce corps musculeux

    L'Elégance et la Force abondent, sœurs divines.

    Cette femme, morceau vraiment miraculeux,

    Divinement robuste, adorablement mince,

    Est faite pour trôner sur des lits somptueux

    Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.

     

    — Aussi, vois ce souris fin et voluptueux

    Où la Fatuité promène son extase ;

    Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ;

    Ce visage mignard, tout encadré de gaze,

    Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur :

    « La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne ! »

    A cet être doué de tant de majesté

    Vois quel charme excitant la gentillesse donne !

    Approchons, et tournons autour de sa beauté.

     

    O blasphème de l'art ! ô surprise fatale !

    La femme au corps divin, promettant le bonheur,

    Par le haut se termine en monstre bicéphale !

     

    – Mais non ! ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,

    Ce visage éclairé d'une exquise grimace,

    Et, regarde, voici, crispée atrocement,

    La véritable tête, et la sincère face

    Renversée à l'abri de la face qui ment

    Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve

    De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux

    Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve

    Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux !

    – Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite,

    Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,

    Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?

     

    – Elle pleure insensé, parce qu'elle a vécu !

    Et parce qu'elle vit ! Mais ce qu'elle déplore

    Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,

    C'est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !

    Demain, après-demain et toujours ! – comme nous !

    Hymne à la beauté

    Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,

    O Beauté? ton regard, infernal et divin,

    Verse confusément le bienfait et le crime,

    Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

     

    Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore ;

    Tu répands des parfums comme un soir orageux ;

    Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore

    Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

     

    Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?

    Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;

    Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,

    Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

     

    Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;

    De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,

    Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,

    Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

     

    L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,

    Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !

    L'amoureux pantelant incliné sur sa belle

    A l'air d'un moribond caressant son tombeau.

     

    Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,

    O Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !

    Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte

    D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu?

     

    De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène,

    Qu'importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,

    Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —

    L'univers moins hideux et les instants moins lourds?

    Parfum exotique

    Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,

    Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

    Je vois se dérouler des rivages heureux

    Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

     

    Une île paresseuse où la nature donne

    Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;

    Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,

    Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.

     

    Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

    Je vois un port rempli de voiles et de mâts

    Encor tout fatigués par la vague marine,

     

    Pendant que le parfum des verts tamariniers,

    Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,

    Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

    La Chevelure

    O toison, moutonnant jusque sur l'encolure !

    O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir !

    Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure

    Des souvenirs dormant dans cette chevelure,

    Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !

     

    La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,

    Tout un monde lointain, absent, presque défunt,

    Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !

    Comme d'autres esprits voguent sur la musique,

    Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

     

    J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,

    Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;

    Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !

    Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve

    De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

     

    Un port retentissant où mon âme peut boire

    A grands flots le parfum, le son et la couleur

    Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire

    Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire

    D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.

     

    Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse

    Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;

    Et mon esprit subtil que le roulis caresse

    Saura vous retrouver, ô féconde paresse,

    Infinis bercements du loisir embaumé !

     

    Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues

    Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;

    Sur les bords duvetés de vos mèches tordues

    Je m'enivre ardemment des senteurs confondues

    De l'huile de coco, du musc et du goudron.

     

    Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde

    Sèmera le rubis, la perle et le saphir,

    Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !

    N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde

    Où je hume à longs traits le vin du souvenir?

    Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne

    Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,

    O vase de tristesse, ô grande taciturne,

    Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,

    Et que tu me parais, ornement de mes nuits,

    Plus ironiquement accumuler les lieues

    Qui séparent mes bras des immensités bleues.

     

    Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,

    Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,

    Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !

    Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle

    Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle

    Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,

    Femme impure ! L'ennui rend ton âme cruelle.

    Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,

    Il te faut chaque jour un cœur au râtelier.

    Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques

    Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,

    Usent insolemment d'un pouvoir emprunté,

    Sans connaître jamais la loi de leur beauté.

     

    Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde !

    Salutaire instrument, buveur du sang du monde,

    Comment n'as-tu pas honte et comment n'as-tu pas

    Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas?

    La grandeur de ce mal où tu te crois savante

    Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante,

    Quand la nature, grande en ses desseins cachés

    De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,

    – De toi, vil animal,– pour pétrir un génie?

     

    O fangeuse grandeur ! sublime ignominie !

    Sed non satiata

    Bizarre déité, brune comme les nuits,

    Au parfum mélangé de musc et de havane,

    Œuvre de quelque obi? le Faust de la savane,

    Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,

     

    Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,

    L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane ;

    Quand vers toi mes désirs partent en caravane,

    Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.

     

    Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,

    O démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;

    Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois?

     

    Hélas ! et je ne puis, Mégère libertine,

    Pour briser ton courage et te mettre aux abois,

    Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine !

    Avec ses vêtements ondoyants et nacrés

    Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,

    Même quand elle marche on croirait qu'elle danse,

    Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés

    Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.

     

    Comme le sable morne et l'azur des déserts,

    Insensibles tous deux à l'humaine souffrance

    Comme les longs réseaux de la houle des mers

    Elle se développe avec indifférence.

     

    Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,

    Et dans cette nature étrange et symbolique

    Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,

     

    Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,

    Resplendit à jamais, comme un astre inutile,

    La froide majesté de la femme stérile.

    Le Serpent qui danse

    Que j'aime voir, chère indolente,

    De ton corps si beau,

    Comme une étoffe vacillante,

    Miroiter la peau !

     

    Sur ta chevelure profonde

    Aux âcres parfums,

    Mer odorante et vagabonde

    Aux flots bleus et bruns,

     

    Comme un navire qui s'éveille

    Au vent du matin,

    Mon âme rêveuse appareille

    Pour un ciel lointain.

     

    Tes yeux, où rien ne se révèle

    De doux ni d'amer,

    Sont deux bijoux froids où se mêle

    L'or avec le fer.

     

    A te voir marcher en cadence,

    Belle d'abandon,

    On dirait un serpent qui danse

    Au bout d'un bâton.

     

    Sous le fardeau de ta paresse

    Ta tête d'enfant

    Se balance avec la mollesse

    D'un jeune éléphant,

     

    Et ton corps se penche et s'allonge

    Comme un fin vaisseau

    Qui roule bord sur bord et plonge

    Ses vergues dans l'eau.

     

    Comme un flot grossi par la fonte

    Des glaciers grondants,

    Quand l'eau de ta bouche remonte

    Au bord de tes dents,

     

    Je crois boire un vin de Bohême,

    Amer et vainqueur,

    Un ciel liquide qui parsème

    D'étoiles mon cœur !

    Une Charogne

    Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,

    Ce beau matin d'été si doux :

    Au détour d'un sentier une charogne infâme

    Sur un lit semé de cailloux,

     

    Le ventre en l'air, comme une femme lubrique,

    Brûlante et suant les poisons,

    Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique

    Son ventre plein d'exhalaisons.

     

    Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

    Comme afin de la cuire à point,

    Et de rendre au centuple à la grande Nature

    Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

     

    Et le ciel regardait la carcasse superbe

    Comme une fleur s'épanouir.

    La puanteur était si forte, que sur l'herbe

    Vous crûtes vous évanouir.

     

    Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

    D'où sortaient de noirs bataillons

    De larves, qui coulaient comme un épais liquide

    Le long de ces vivants haillons.

     

    Tout cela descendait, montait comme une vague

    Ou s'élançait en pétillant

    On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,

    Vivait en se multipliant.

     

    Et ce monde rendait une étrange musique,

    Comme l'eau courante et le vent,

    Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique

    Agite et tourne dans son van.

     

    Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,

    Une ébauche lente à venir

    Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

    Seulement par le souvenir.

     

    Derrière les rochers une chienne inquiète

    Nous regardait d'un oeil fâché,

    Epiant le moment de reprendre au squelette

    Le morceau qu'elle avait lâché.

     

    — Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

    A cette horrible infection,

    Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

    Vous, mon ange et ma passion !

     

    Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,

    Apres les derniers sacrements,

    Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,

    Moisir parmi les ossements.

     

    Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

    Qui vous mangera de baisers,

    Que j'ai gardé la forme et l'essence divine

    De mes amours décomposés !

    De profundis clamavi

    J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,

    Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.

    C'est un univers morne à l'horizon plombé,

    Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème ;

     

    Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,

    Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;

    C'est un pays plus nu que la terre polaire

    – Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !

     

    Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse

    La froide cruauté de ce soleil de glace

    Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;

     

    Je jalouse le sort des plus vils animaux

    Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,

    Tant l'écheveau du temps lentement se dévide !

    Le Vampire

    Toi qui, comme un coup de couteau,

    Dans mon cœur plaintif es entrée ;

    Toi qui, forte comme un troupeau

    De démons, vins, folle et parée,

     

    De mon esprit humilié

    Faire ton lit et ton domaine ;

    – Infâme à qui je suis lié

    Comme le forçat à la chaîne,

     

    Comme au jeu le joueur têtu,

    Comme à la bouteille l'ivrogne,

    Comme aux vermines la charogne

    – Maudite, maudite sois-tu !

     

    J'ai prié le glaive rapide

    De conquérir ma liberté,

    Et j'ai dit au poison perfide

    De secourir ma lâcheté.

     

    Hélas ! le poison et le glaive

    M'ont pris en dédain et m'ont dit :

    « Tu n'es pas digne qu'on t'enlève

    A ton esclavage maudit,

     

    Imbécile ! — de son empire

    Si nos efforts te délivraient,

    Tes baisers ressusciteraient

    Le cadavre de ton vampire ! »

    Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive

    Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,

    Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,

    Je me pris à songer près de ce corps vendu

    A la triste beauté dont mon désir se prive.

     

    Je me représentai sa majesté native,

    Son regard de vigueur et de grâces armé,

    Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,

    Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.

     

    Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,

    Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses

    Déroulé le trésor des profondes caresses,

     

    Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort

    Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles !

    Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.

    Remords posthume

    Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,

    Au fond d'un monument construit en marbre noir,

    Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir

    Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;

     

    Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse

    Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,

    Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,

    Et tes pieds de courir leur course aventureuse,

     

    Le tombeau, confident de mon rêve infini

    (Car le tombeau toujours comprendra le poète),

    Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,

     

    Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,

    De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? »

    – Et le vers rongera ta peau comme un remords.

    Le Chat

    Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;

    Retiens les griffes de ta patte,

    Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,

    Mêlés de métal et d'agate.

     

    Lorsque mes doigts caressent à loisir

    Ta tête et ton dos élastique,

    Et que ma main s'enivre du plaisir

    De palper ton corps électrique,

     

    Je vois ma femme en esprit. Son regard,

    Comme le tien, aimable bête

    Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

     

    Et, des pieds jusques à la tête,

    Un air subtil, un dangereux parfum

    Nagent autour de son corps brun.

    Duellum

    Deux guerriers ont couru l'un sur l'autre, leurs armes

    Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang.

    Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes

    D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant.

     

    Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,

    Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés,

    Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse.

    – O fureur des cœurs mûrs par l'amour ulcérés !

     

    Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces

    Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé,

    Et leur peau fleurira l'aridité des ronces.

     

    – Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé !

    Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,

    Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine !

    Le Balcon

    Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,

    O toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !

    Tu te rappelleras la beauté des caresses,

    La douceur du foyer et le charme des soirs,

    Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

     

    Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,

    Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.

    Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon !

    Nous avons dit souvent d'impérissables choses

    Les soirs illumines par l'ardeur du charbon.

     

    Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

    Que l'espace est profond ! que le cœur est puissant !

    En me penchant vers toi, reine des adorées,

    Je croyais respirer le parfum de ton sang.

    Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

     

    La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,

    Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,

    Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !

    Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.

    La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.

     

    Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,

    Et revis mon passé blotti dans tes genoux.

    Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses

    Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux?

    Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !

     

    Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,

    Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,

    Comme montent au ciel les soleils rajeunis

    Après s'être lavés au fond des mers profondes?

    — O serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

    Le Possédé

    Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,

    O Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d'ombre

    Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,

    Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui ;

     

    Je t'aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,

    Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,

    Te pavaner aux lieux que la Folie encombre

    C'est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !

     

    Allume ta prunelle à la flamme des lustres !

    Allume le désir dans les regards des rustres !

    Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant ;

     

    Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;

    II n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant

    Qui ne crie : O mon cher Belzébuth, je t'adore !

    Un fantôme

    I - Les Ténèbres

     

    Dans les caveaux d'insondable tristesse

    Où le Destin m'a déjà relégué ;

    Où jamais n'entre un rayon rose et gai ;

    Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

     

    Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur

    Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;

    Où, cuisinier aux appétits funèbres,

    Je fais bouillir et je mange mon cœur,

     

    Par instants brille, et s'allonge, et s'étale

    Un spectre fait de grâce et de splendeur.

    A sa rêveuse allure orientale,

    Quand il atteint sa totale grandeur,

    Je reconnais ma belle visiteuse :

     

    C'est Elle ! noire et pourtant lumineuse.

     

    II - Le Parfum

     

    Lecteur, as-tu quelquefois respiré

    Avec ivresse et lente gourmandise

    Ce grain d'encens qui remplit une église,

    Ou d'un sachet le musc invétéré?

     

    Charme profond, magique, dont nous grise

    Dans le présent le passé restauré !

    Ainsi l'amant sur un corps adoré

    Du souvenir cueille la fleur exquise.

     

    De ses cheveux élastiques et lourds,

    Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,

    Une senteur montait, sauvage et fauve,

     

    Et des habits, mousseline ou velours,

    Tout imprégnés de sa jeunesse pure,

    Se dégageait un parfum de fourrure.

     

    III - Le Cadre

     

    Comme un beau cadre ajoute à la peinture,

    Bien qu'elle soit d'un pinceau très-vanté,

    Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté

    En l'isolant de l'immense nature,

     

    Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,

    S'adaptaient juste à sa rare beauté ;

    Rien n'offusquait sa parfaite clarté,

    Et tout semblait lui servir de bordure.

     

    Même on eût dit parfois qu'elle croyait

    Que tout voulait l'aimer ; elle noyait

    Sa nudité voluptueusement

     

    Dans les baisers du satin et du linge,

    Et, lente ou brusque, à chaque mouvement

    Montrait la grâce enfantine du singe.

     

    IV - Le Portrait

     

    La Maladie et la Mort font des cendres

    De tout le feu qui pour nous flamboya.

    De ces grands yeux si fervents et si tendres,

    De cette bouche où mon cœur se noya,

     

    De ces baisers puissants comme un dictame,

    De ces transports plus vifs que des rayons,

    Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme !

    Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,

     

    Qui, comme moi, meurt dans la solitude

    Et que le Temps, injurieux vieillard,

    Chaque jour frotte avec son aile rude…

     

    Noir assassin de la Vie et de l'Art,

    Tu ne tueras jamais dans ma mémoire

    Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !

    Je te donne ces vers afin que si mon nom

    Je te donne ces vers afin que si mon nom

    Aborde heureusement aux époques lointaines,

    Et fait rêver un soir les cervelles humaines,

    Vaisseau favorisé par un grand aquilon,

     

    Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,

    Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,

    Et par un fraternel et mystique chaînon

    Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;

     

    Etre maudit à qui, de l'abîme profond

    Jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !

    – O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,

     

    Foules d'un pied léger et d'un regard serein

    Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,

    Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain !

    Semper Eadem

    « D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,

    Montant comme la mer sur le roc noir et nu? »

    — Quand notre cœur a fait une fois sa vendange

    Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu,

     

    Une douleur très simple et non mystérieuse

    Et, comme votre joie, éclatante pour tous.

    Cessez donc de chercher, ô belle curieuse !

    Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous !

     

    Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie !

    Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie,

    La Mort nous tient souvent par des liens subtils.

     

    Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un mensonge,

    Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe

    Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils !

    Tout entière

    Le Démon, dans ma chambre haute

    Ce matin est venu me voir,

    Et, tâchant à me prendre en faute

    Me dit : « Je voudrais bien savoir

     

    Parmi toutes les belles choses

    Dont est fait son enchantement,

    Parmi les objets noirs ou roses

    Qui composent son corps charmant,

     

    Quel est le plus doux. » – O mon âme !

    Tu répondis à l'Abhorré :

    « Puisqu'en Elle tout est dictame

    Rien ne peut être préféré.

     

    Lorsque tout me ravit, j'ignore

    Si quelque chose me séduit.

    Elle éblouit comme l'Aurore

    Et console comme la Nuit ;

     

    Et l'harmonie est trop exquise,

    Qui gouverne tout son beau corps,

    Pour que l'impuissante analyse

    En note les nombreux accords.

     

    O métamorphose mystique

    De tous mes sens fondus en un !

    Son haleine fait la musique,

    Comme sa voix fait le parfum ! »

    Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire

    Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,

    Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,

    A la très belle, à la très bonne, à la très chère,

    Dont le regard divin t'a soudain refleuri?

     

    — Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges :

    Rien ne vaut la douceur de son autorité

    Sa chair spirituelle a le parfum des Anges

    Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.

     

    Que ce soit dans la nuit et dans la solitude

    Que ce soit dans la rue et dans la multitude

    Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.

     

    Parfois il parle et dit : « Je suis belle, et j'ordonne

    Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau ;

    Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. »

    Le Flambeau vivant

    Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,

    Qu'un Ange très savant a sans doute aimantés

    Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,

    Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

     

    Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,

    Ils conduisent mes pas dans la route du Beau

    Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave

    Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

     

    Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique

    Qu'ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil

    Rougit, mais n'éteint pas leur flamme fantastique ;

     

    Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil

    Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,

    Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !

    Réversibilité

    Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,

    La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,

    Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits

    Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse?

    Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,

     

    Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,

    Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,

    Quand la Vengeance bat son infernal rappel,

    Et de nos facultés se fait le capitaine?

    Ange plein de bonté connaissez-vous la haine?

     

    Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,

    Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,

    Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,

    Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres?

    Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres?

     

    Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,

    Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment

    De lire la secrète horreur du dévouement

    Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide !

    Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides?

     

    Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,

    David mourant aurait demandé la santé

    Aux émanations de ton corps enchanté ;

    Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,

    Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

    Confession

    Une fois, une seule, aimable et douce femme,

    A mon bras votre bras poli

    S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme

    Ce souvenir n'est point pâli) ;

     

    II était tard ; ainsi qu'une médaille neuve

    La pleine lune s'étalait,

    Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,

    Sur Paris dormant ruisselait.

     

    Et le long des maisons, sous les portes cochères,

    Des chats passaient furtivement

    L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,

    Nous accompagnaient lentement.

     

    Tout à coup, au milieu de l'intimité libre

    Eclose à la pâle clarté

    De vous, riche et sonore instrument où ne vibre

    Que la radieuse gaieté,

     

    De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare

    Dans le matin étincelant

    Une note plaintive, une note bizarre

    S'échappa, tout en chancelant

     

    Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde,

    Dont sa famille rougirait,

    Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,

    Dans un caveau mise au secret.

     

    Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde :

    « Que rien ici-bas n'est certain,

    Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,

    Se trahit l'égoïsme humain ;

     

    Que c'est un dur métier que d'être belle femme,

    Et que c'est le travail banal

    De la danseuse folle et froide qui se pâme

    Dans son sourire machinal ;

     

    Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte ;

    Que tout craque, amour et beauté,

    Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte

    Pour les rendre à l'Eternité ! »

     

    J'ai souvent évoqué cette lune enchantée,

    Ce silence et cette langueur,

    Et cette confidence horrible chuchotée

    Au confessionnal du coeur.

    L’Aube spirituelle

    Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille

    Entre en société de l'Idéal rongeur,

    Par l'opération d'un mystère vengeur

    Dans la brute assoupie un ange se réveille.

     

    Des Cieux Spirituels l'inaccessible azur,

    Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre,

    S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre.

    Ainsi, chère Déesse, Etre lucide et pur,

     

    Sur les débris fumeux des stupides orgies

    Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,

    A mes yeux agrandis voltige incessamment.

     

    Le soleil a noirci la flamme des bougies ;

    Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,

    Ame resplendissante, à l'immortel soleil !

    Harmonie du soir

    Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

    Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

    Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;

    Valse mélancolique et langoureux vertige !

     

    Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

    Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;

    Valse mélancolique et langoureux vertige !

    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

     

    Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,

    Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !

    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

    Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

     

    Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,

    Du passé lumineux recueille tout vestige !

    Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige…

    Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

    Le Flacon

    II est de forts parfums pour qui toute matière

    Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.

    En ouvrant un coffret venu de l'Orient

    Dont la serrure grince et rechigne en criant,

     

    Ou dans une maison déserte quelque armoire

    Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,

    Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,

    D'où jaillit toute vive une âme qui revient.

     

    Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,

    Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,

    Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,

    Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.

     

    Voilà le souvenir enivrant qui voltige

    Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige

    Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains

    Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

     

    II la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,

    Où, Lazare odorant déchirant son suaire,

    Se meut dans son réveil le cadavre spectral

    D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

     

    Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire

    Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire

    Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,

    Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

     

    Je serai ton cercueil, aimable pestilence !

    Le témoin de ta force et de ta virulence,

    Cher poison préparé par les anges ! liqueur

    Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !

    Le Poison

    Le vin sait revêtir le plus sordide bouge

    D'un luxe miraculeux,

    Et fait surgir plus d'un portique fabuleux

    Dans l'or de sa vapeur rouge,

    Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

     

    L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,

    Allonge l'illimité,

    Approfondit le temps, creuse la volupté,

    Et de plaisirs noirs et mornes

    Remplit l'âme au delà de sa capacité.

     

    Tout cela ne vaut pas le poison qui découle

    De tes yeux, de tes yeux verts,

    Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers…

    Mes songes viennent en foule

    Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

     

    Tout cela ne vaut pas le terrible prodige

    De ta salive qui mord,

    Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remords,

    Et charriant le vertige,

    La roule défaillante aux rives de la mort !

    Ciel brouillé

    On dirait ton regard d'une vapeur couvert ;

    Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert?)

    Alternativement tendre, rêveur, cruel,

    Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.

     

    Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,

    Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés,

    Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord,

    Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.

     

    Tu ressembles parfois à ces beaux horizons

    Qu'allument les soleils des brumeuses saisons…

    Comme tu resplendis, paysage mouillé

    Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé !

     

    O femme dangereuse, ô séduisants climats !

    Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas,

    Et saurai-je tirer de l'implacable hiver

    Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer?

    Le chat

    I

    Dans ma cervelle se promène,

    Ainsi qu'en son appartement,

    Un beau chat, fort, doux et charmant.

    Quand il miaule, on l'entend à peine,

     

    Tant son timbre est tendre et discret ;

    Mais que sa voix s'apaise ou gronde,

    Elle est toujours riche et profonde.

    C'est là son charme et son secret.

     

    Cette voix, qui perle et qui filtre

    Dans mon fonds le plus ténébreux,

    Me remplit comme un vers nombreux

    Et me réjouit comme un philtre.

     

    Elle endort les plus cruels maux

    Et contient toutes les extases ;

    Pour dire les plus longues phrases,

    Elle n'a pas besoin de mots.

     

    Non, il n'est pas d'archet qui morde

    Sur mon cœur, parfait instrument,

    Et fasse plus royalement

    Chanter sa plus vibrante corde,

     

    Que ta voix, chat mystérieux,

    Chat séraphique, chat étrange,

    En qui tout est, comme en un ange,

    Aussi subtil qu'harmonieux !

     

    II

    De sa fourrure blonde et brune

    Sort un parfum si doux, qu'un soir

    J'en fus embaumé, pour l'avoir

    Caressée une fois, rien qu'une.

     

    C'est l'esprit familier du lieu ;

    Il juge, il préside, il inspire

    Toutes choses dans son empire ;

    Peut-être est-il fée, est-il dieu?

     

    Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime

    Tirés comme par un aimant,

    Se retournent docilement

    Et que je regarde en moi-même,

     

    Je vois avec étonnement

    Le feu de ses prunelles pâles,

    Clairs fanaux, vivantes opales

    Qui me contemplent fixement.

    Le Beau Navire

    Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !

    Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;

    Je veux te peindre ta beauté,

    Où l'enfance s'allie à la maturité.

     

    Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,

    Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,

    Chargé de toile, et va roulant

    Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.

     

    Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,

    Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ;

    D'un air placide et triomphant

    Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

     

    Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !

    Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;

    Je veux te peindre ta beauté,

    Où l'enfance s'allie à la maturité.

     

    Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,

    Ta gorge triomphante est une belle armoire

    Dont les panneaux bombés et clairs

    Comme les boucliers accrochent des éclairs ;

     

    Boucliers provoquants, armés de pointes roses !

    Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,

    De vins, de parfums, de liqueurs

    Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs !

     

    Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large

    Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,

    Chargé de toile, et va roulant

    Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.

     

    Tes nobles jambes, sous les volants qu'elles chassent,

    Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,

    Comme deux sorcières qui font

    Tourner un philtre noir dans un vase profond.

     

    Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules,

    Sont des boas luisants les solides émules,

    Faits pour serrer obstinément,

    Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant.

     

    Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,

    Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ;

    D'un air placide et triomphant

    Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

    L’Invitation au voyage

    Mon enfant, ma sœur,

    Songe à la douceur

    D'aller là-bas

    vivre ensemble !

    Aimer à loisir,

    Aimer et mourir

    Au pays qui te ressemble !

    Les soleils mouillés

    De ces ciels brouillés

    Pour mon esprit ont les charmes

    Si mystérieux

    De tes traîtres yeux,

    Brillant à travers leurs larmes.

    Là, tout n'est qu'ordre et beauté,

    Luxe, calme et volupté.

     

    Des meubles luisants,

    Polis par les ans,

    Décoreraient notre chambre ;

    Les plus rares fleurs

    Mêlant leurs odeurs

    Aux vagues senteurs de l'ambre,

    Les riches plafonds,

    Les miroirs profonds,

    La splendeur orientale

    Tout y parlerait

    A l'âme en secret

    Sa douce langue natale.

    Là, tout n'est qu'ordre et beauté

    Luxe, calme et volupté.

     

    Vois sur ces canaux

    Dormir ces vaisseaux

    Dont l'humeur est vagabonde ;

    C'est pour assouvir

    Ton moindre désir

    Qu'ils viennent du bout du monde.

    Les soleils couchants

    Revêtent les champs,

    Les canaux, la ville entière,

    D'hyacinthe t d'or ;

    Le monde s'endort

    Dans une chaude lumière.

    Là, tout n'est qu'ordre et beauté,

    Luxe, calme et volupté.

    L’Irréparable

    Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,

    Qui vit, s'agite et se tortille

    Et se nourrit de nous comme le ver des morts,

    Comme du chêne la chenille ?

    Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ?

     

    Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,

    Noierons-nous ce vieil ennemi,

    Destructeur et gourmand comme la courtisane,

    Patient comme la fourmi?

    Dans quel philtre ? – dans quel vin ? – dans quelle tisane ?

     

    Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,

    A cet esprit comblé d'angoisse

    Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,

    Que le sabot du cheval froisse,

    Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,

     

    A cet agonisant que le loup déjà flaire

    Et que surveille le corbeau,

    A ce soldat brisé ! s'il faut qu'il désespère

    D'avoir sa croix et son tombeau ;

    Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire !

     

    Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?

    Peut-on déchirer des ténèbres

    Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,

    Sans astres, sans éclairs funèbres ?

    Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?

     

    L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge

    Est soufflée, est morte à jamais !

    Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge

    Les martyrs d'un chemin mauvais !

    Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge !

     

    Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?

    Dis, connais-tu l'irrémissible ?

    Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,

    A qui notre cœur sert de cible ?

    Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

     

    L'Irréparable ronge avec sa dent maudite

    Notre âme, piteux monument,

    Et souvent il attaque ainsi que le termite,

    Par la base le bâtiment.

    L'Irréparable ronge avec sa dent maudite !

     

    – J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal

    Qu'enflammait l'orchestre sonore,

    Une fée allumer dans un ciel infernal

    Une miraculeuse aurore ;

    J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal

     

    Un être, qui n'était que lumière, or et gaze,

    Terrasser l'énorme Satan ;

    Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase,

    Est un théâtre où l'on attend

    Toujours. toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze !

    Causerie

    Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose !

    Mais la tristesse en moi monte comme la mer,

    Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose

    Le souvenir cuisant de son limon amer.

     

    – Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ;

    Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé

    Par la griffe et la dent féroce de la femme.

    Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l'ont mangé.

     

    Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;

    On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux !

    – Un parfum nage autour de votre gorge nue !…

     

    O Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !

    Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes,

    Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes !

    Chant d’automne

    I

    Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;

    Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

    J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres

    Le bois retentissant sur le pavé des cours.

     

    Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère,

    Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,

    Et, comme le soleil dans son enfer polaire,

    Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.

     

    J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe

    L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.

    Mon esprit est pareil à la tour qui succombe

    Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

     

    II me semble, bercé par ce choc monotone,

    Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

    Pour qui?– C'était hier l'été ; voici l'automne !

    Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

     

    II

    J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,

    Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,

    Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,

    Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

     

    Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,

    Même pour un ingrat, même pour un méchant ;

    Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère

    D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.

     

    Courte tâche ! La tombe attend– elle est avide !

    Ah ! laissez-moi, mon front pose sur vos genoux,

    Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,

    De l'arrière-saison le rayon jaune et doux !

    À une madone

    Ex-voto dans le goût espagnol

    Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,

    Un autel souterrain au fond de ma détresse,

    Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,

    Loin du désir mondain et du regard moqueur,

    Une niche, d'azur et d'or tout émaillée,

    Où tu te dresseras, Statue émerveillée.

    Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal

    Savamment constellé de rimes de cristal

    Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ;

    Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone

    Je saurai te tailler un Manteau, de façon

    Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon,

    Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes,

    Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes !

    Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant,

    Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend,

    Aux pointes se balance, aux vallons se repose,

    Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose.

    Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers

    De satin, par tes pieds divins humiliés,

    Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte

    Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte.

    Si je ne puis, malgré tout mon art diligent

    Pour Marchepied tailler une Lune d'argent

    Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles

    Sous tes talons, afin que tu foules et railles

    Reine victorieuse et féconde en rachats

    Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats.

    Tu verras mes Pensers, rangés comme les Cierges

    Devant l'autel fleuri de la Reine des Vierges

    Etoilant de reflets le plafond peint en bleu,

    Te regarder toujours avec des yeux de feu ;

    Et comme tout en moi te chérit et t'admire,

    Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe,

    Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux,

    En Vapeurs montera mon Esprit orageux.

     

    Enfin, pour compléter ton rôle de Marie,

    Et pour mêler l'amour avec la barbarie,

    Volupté noire ! des sept Péchés capitaux,

    Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux

    Bien affilés, et comme un jongleur insensible,

    Prenant le plus profond de ton amour pour cible,

    Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,

    Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant !

    Chanson d’après-midi

    Quoique tes sourcils méchants

    Te donnent un air étrange

    Qui n'est pas celui d'un ange,

    Sorcière aux yeux alléchants,

     

    Je t'adore, ô ma frivole,

    Ma terrible passion !

    Avec la dévotion

    Du prêtre pour son idole.

     

    Le désert et la forêt

    Embaument tes tresses rudes,

    Ta tête a les attitudes

    De l'énigme et du secret.

     

    Sur ta chair le parfum rôde

    Comme autour d'un encensoir ;

    Tu charmes comme le soir

    Nymphe ténébreuse et chaude.

     

    Ah ! les philtres les plus forts

    Ne valent pas ta paresse,

    Et tu connais la caresse

    Ou fait revivre les morts !

     

    Tes hanches sont amoureuses

    De ton dos et de tes seins,

    Et tu ravis les coussins

    Par tes poses langoureuses.

     

    Quelquefois, pour apaiser

    Ta rage mystérieuse,

    Tu prodigues, sérieuse,

    La morsure et le baiser ;

     

    Tu me déchires, ma brune,

    Avec un rire moqueur,

    Et puis tu mets sur mon cœur

    Ton œil doux comme la lune.

     

    Sous tes souliers de satin,

    Sous tes charmants pieds de soie

    Moi, je mets ma grande joie,

    Mon génie et mon destin,

     

    Mon âme par toi guérie,

    Par toi, lumière et couleur !

    Explosion de chaleur

    Dans ma noire Sibérie !

    Sisina

    Imaginez Diane en galant équipage,

    Parcourant les forêts ou battant les halliers,

    Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,

    Superbe et défiant les meilleurs cavaliers !

     

    Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,

    Excitant à l'assaut un peuple sans souliers,

    La joue et l'œil en feu, jouant son personnage,

    Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?

     

    Telle la Sisina ! Mais la douce guerrière

    A l'âme charitable autant que meurtrière ;

    Son courage, affolé de poudre et de tambours,

     

    Devant les suppliants sait mettre bas les armes,

    Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours,

    Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes.

    Franciscae meae laudes

    Novis te cantabo chordis,

    O novelletum quod ludis

    In solitudine cordis.

     

    Esto sertis implicata,

    O femina delicata

    Per quam solvuntur peccata !

     

    Sicut beneficum Lethe,

    Hauriam oscula de te,

    Quae imbuta es magnete.

     

    Quum vitiorum tempegtas

    Turbabat omnes semitas,

    Apparuisti, Deitas,

     

    Velut stella salutaris

    In naufragiis amaris… ..

    Suspendam cor tuis aris !

     

    Piscina plena virtutis,

    Fons æternæ juventutis

    Labris vocem redde mutis !

     

    Quod erat spurcum, cremasti ;

    Quod rudius, exaeuasti ;

    Quod debile, confirmasti.

     

    In fame mea taberna

    In nocte mea lucerna,

    Recte me semper guberna.

     

    Adde nunc vires viribus,

    Dulce balneum suavibus

    Unguentatum odoribus !

     

    Meos circa lumbos mica,

    O castitatis lorica,

    Aqua tincta seraphica ;

     

    Patera gemmis corusca,

    Panis salsus, mollis esca,

    Divinum vinum, Francisca !

    À une dame créole

    Au pays parfumé que le soleil caresse,

    J'ai connu, sous un dais d'arbres tout empourprés

    Et de palmiers d'où pleut sur les yeux la paresse,

    Une dame créole aux charmes ignorés.

     

    Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse

    A dans le cou des airs noblement maniérés ;

    Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,

    Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

     

    Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,

    Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,

    Belle digne d'orner les antiques manoirs,

     

    Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites

    Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,

    Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

    Moesta et errabunda

    Dis-moi ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe,

    Loin du noir océan de l'immonde cité

    Vers un autre océan où la splendeur éclate,

    Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité?

    Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe?

     

    La mer la vaste mer, console nos labeurs !

    Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse

    Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,

    De cette fonction sublime de berceuse ?

    La mer, la vaste mer, console nos labeurs !

     

    Emporte-moi wagon ! enlève-moi, frégate !

    Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !

    – Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe

    Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,

    Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate?

     

    Comme vous êtes loin, paradis parfumé,

    Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,

    Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,

    Où dans la volupté pure le cœur se noie !

    Comme vous êtes loin, paradis parfumé !

     

    Mais le vert paradis des amours enfantines,

    Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,

    Les violons vibrant derrière les collines,

    Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,

    — Mais le vert paradis des amours enfantines,

     

    L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,

    Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine?

    Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,

    Et l'animer encor d'une voix argentine,

    L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs?

    Le Revenant

    Comme les anges à l'œil fauve,

    Je reviendrai dans ton alcôve

    Et vers toi glisserai sans bruit

    Avec les ombres de la nuit ;

     

    Et je te donnerai, ma brune,

    Des baisers froids comme la lune

    Et des caresses de serpent

    Autour d'une fosse rampant.

     

    Quand viendra le matin livide,

    Tu trouveras ma place vide,

    Où jusqu'au soir il fera froid.

     

    Comme d'autres par la tendresse,

    Sur ta vie et sur ta jeunesse,

    Moi, je veux régner par l'effroi.

    Sonnet d’automne

    Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal :

    « Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? »

    — Sois charmante et tais-toi ! Mon cœur, que tout irrite,

    Excepté la candeur de l'antique animal,

     

    Ne veut pas te montrer son secret infernal,

    Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,

    Ni sa noire légende avec la flamme écrite.

    Je hais la passion et l'esprit me fait mal !

     

    Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,

    Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.

    Je connais les engins de son vieil arsenal :

     

    Crime, horreur et folie ! — O pâle marguerite !

    Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,

    O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?

    Tristesses de la lune

    Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse ;

    Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,

    Qui d'une main distraite et légère caresse

    Avant de s'endormir le contour de ses seins,

     

    Sur le dos satiné des molles avalanches,

    Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,

    Et promène ses yeux sur les visions blanches

    Qui montent dans l'azur comme des floraisons.

     

    Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,

    Elle laisse filer une larme furtive,

    Un poète pieux, ennemi du sommeil,

     

    Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,

    Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,

    Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.

    Les Chats

    Les amoureux fervents et les savants austères

    Aiment également, dans leur mûre saison,

    Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,

    Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

     

    Amis de la science et de la volupté

    Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;

    L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,

    S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

     

    Ils prennent en songeant les nobles attitudes

    Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,

    Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;

     

    Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,

    Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,

    Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

    Les Hiboux

    Sous les ifs noirs qui les abritent

    Les hiboux se tiennent rangés

    Ainsi que des dieux étrangers

    Dardant leur œil rouge. Ils méditent.

     

    Sans remuer ils se tiendront

    Jusqu'à l'heure mélancolique

    Où, poussant le soleil oblique,

    Les ténèbres s'établiront.

     

    Leur attitude au sage enseigne

    Qu'il faut en ce monde qu'il craigne

    Le tumulte et le mouvement ;

     

    L'homme ivre d'une ombre qui passe

    Porte toujours le châtiment

    D'avoir voulu changer de place.

    La Pipe

    Je suis la pipe d'un auteur ;

    On voit, à contempler ma mine

    D'Abyssinienne ou de Cafrine,

    Que mon maître est un grand fumeur.

     

    Quand il est comblé de douleur,

    Je fume comme la chaumine

    Où se prépare la cuisine

    Pour le retour du laboureur.

     

    J'enlace et je berce son âme

    Dans le réseau mobile et bleu

    Qui monte de ma bouche en feu,

     

    Et je roule un puissant dictame

    Qui charme son cœur et guérit

    De ses fatigues son esprit.

    La Musique

    La musique souvent me prend comme une mer !

    Vers ma pâle étoile,

    Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,

    Je mets à la voile ;

     

    La poitrine en avant et les poumons gonflés

    Comme de la toile

    J'escalade le dos des flots amoncelés

    Que la nuit me voile ;

     

    Je sens vibrer en moi toutes les passions

    D'un vaisseau qui souffre ;

    Le bon vent, la tempête et ses convulsions

     

    Sur l'immense gouffre

    Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir

    De mon désespoir !

    Sépulture

    Si par une nuit lourde et sombre

    Un bon chrétien, par charité,

    Derrière quelque vieux décombre

    Enterre votre corps vanté,

     

    A l'heure où les chastes étoiles

    Ferment leurs yeux appesantis,

    L'araignée y fera ses toiles,

    Et la vipère ses petits ;

     

    Vous entendrez toute l'année

    Sur votre tête condamnée

    Les cris lamentables des loups

     

    Et des sorcières faméliques,

    Les ébats des vieillards lubriques

    Et les complots des noirs filous.

    Une gravure fantastique

    Ce spectre singulier n'a pour toute toilette,

    Grotesquement campé sur son front de squelette,

    Qu'un diadème affreux sentant le carnaval.

    Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,

    Fantôme comme lui, rosse apocalyptique,

    Qui bave des naseaux comme un épileptique.

    Au travers de l'espace ils s'enfoncent tous deux,

    Et foulent l'infini d'un sabot hasardeux.

    Le cavalier promène un sabre qui flamboie

    Sur les foules sans nom que sa monture broie,

    Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,

    Le cimetière immense et froid, sans horizon,

    Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terne,

    Les peuples de l'histoire ancienne et moderne.

    Le Mort joyeux

    Dans une terre grasse et pleine d'escargots

    Je veux creuser moi-même une fosse profonde,

    Où je puisse à loisir étaler mes vieux os

    Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.

     

    Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;

    Plutôt que d'implorer une larme du monde,

    Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux

    A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

     

    O vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,

    Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;

    Philosophes viveurs, fils de la pourriture,

     

    A travers ma ruine allez donc sans remords,

    Et dites-moi s'il est encor quelque torture

    Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

    Le Tonneau de la haine

    La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;

    La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts

    A beau précipiter dans ses ténèbres vides

    De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,

     

    Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,

    Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts,

    Quand même elle saurait ranimer ses victimes,

    Et pour les pressurer ressusciter leurs corps.

     

    La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne,

    Qui sent toujours la soif naître de la liqueur

    Et se multiplier comme l'hydre de Lerne.

     

    – Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,

    Et la Haine est vouée à ce sort lamentable

    De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table.

    La Cloche fêlée

    II est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,

    D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,

    Les souvenirs lointains lentement s'élever

    Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

     

    Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux

    Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,

    Jette fidèlement son cri religieux,

    Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !

     

    Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis

    Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,

    II arrive souvent que sa voix affaiblie

     

    Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie

    Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts

    Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.

    Spleen (1)

    Pluviôse, irrité contre la ville entière,

    De son urne à grands flots verse un froid ténébreux

    Aux pâles habitants du voisin cimetière

    Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.

     

    Mon chat sur le carreau cherchant une litière

    Agite sans repos son corps maigre et galeux ;

    L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière

    Avec la triste voix d'un fantôme frileux.

     

    Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée

    Accompagne en fausset la pendule enrhumée

    Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,

     

    Héritage fatal d'une vieille hydropique,

    Le beau valet de cœur et la dame de pique

    Causent sinistrement de leurs amours défunts.

    Spleen (2)

    J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.

     

    Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,

    De vers, de billets doux, de procès, de romances,

    Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,

    Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

    C'est une pyramide, un immense caveau,

    Qui contient plus de morts que la fosse commune.

    – Je suis un cimetière abhorré de la lune,

    Où comme des remords se traînent de longs vers

    Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

    Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,

    Où gît tout un fouillis de modes surannées,

    Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher

    Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

     

    Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,

    Quand sous les lourds flocons des neigeuses années

    L'ennui, fruit de la morne incuriosité

    Prend les proportions de l'immortalité.

    – Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !

    Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,

    Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux

    Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

    Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche

    Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

    Spleen (3)

    Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,

    Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,

    Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,

    S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.

    Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,

    Ni son peuple mourant en face du balcon.

    Du bouffon favori la grotesque ballade

    Ne distrait plus le front de ce cruel malade ;

    Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,

    Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,

    Ne savent plus trouver d'impudique toilette

    Pour tirer un souris de ce jeune squelette.

    Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu

    De son être extirper l'élément corrompu,

    Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,

    Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,

    II n'a su réchauffer ce cadavre hébété

    Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé

    Spleen (4)

    Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

    Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

    Et que de l'horizon embrassant tout le cercle

    II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

     

    Quand la terre est changée en un cachot humide,

    Où l'Espérance, comme une chauve-souris,

    S'en va battant les murs de son aile timide

    Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

     

    Quand la pluie étalant ses immenses traînées

    D'une vaste prison imite les barreaux,

    Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées

    Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

     

    Des cloches tout à coup sautent avec furie

    Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

    Ainsi que des esprits errants et sans patrie

    Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

     

    – Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,

    Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,

    Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,

    Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

    Obsession

    Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales ;

    Vous hurlez comme l'orgue ; et dans nos coeurs maudits,

    Chambres d'éternel deuil où vibrent de vieux râles,

    Répondent les échos de vos De profundis.

     

    Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,

    Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer

    De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes,

    Je l'entends dans le rire énorme de la mer

     

    .Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles

    Dont la lumière parle un langage connu !

    Car je cherche le vide, et le noir, et le nu !

     

    Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles

    Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,

    Des êtres disparus aux regards familiers.

    Le Goût du néant

    Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,

    L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur

    Ne veut plus t'enfourcher ! Couche-toi sans pudeur

    Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.

     

    Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.

     

    Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,

    L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute

    Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !

    Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !

     

    Le Printemps adorable a perdu son odeur !

     

    Et le Temps m'engloutit minute par minute

    Comme la neige immense un corps pris de roideur

    – Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur

    Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.

     

    Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?

    Alchimie de la douleur

    L'un t'éclaire avec son ardeur,

    L'autre en toi met son deuil, Nature !

    Ce qui dit à l'un : Sépulture !

    Dit à l'autre : Vie et splendeur !

     

    Hermès inconnu qui m'assistes

    Et qui toujours m'intimidas,

    Tu me rends l'égal de Midas,

    Le plus triste des alchimistes ;

     

    Par toi je change l'or en fer

    Et le paradis en enfer ;

    Dans le suaire des nuages

     

    Je découvre un cadavre cher,

    Et sur les célestes rivages

    Je bâtis de grands sarcophages.

    Horreur sympathique

    De ce ciel bizarre et livide,

    Tourmenté comme ton destin,

    Quels pensers dans ton âme vide

    Descendent? réponds, libertin.

     

    – Insatiablement avide

    De l'obscur et de l'incertain,

    Je ne geindrai pas comme Ovide

    Chassé du paradis latin.

     

    Cieux déchirés comme des grèves

    En vous se mire mon orgueil ;

    Vos vastes nuages en deuil

     

    Sont les corbillards de mes rêves,

    Et vos lueurs sont le reflet

    De l'Enfer où mon cœur se plaît.

    L’Héautontimorouménos

    Je te frapperai sans colère

    Et sans haine, comme un boucher,

    Comme Moïse le rocher

    Et je ferai de ta paupière,

     

    Pour abreuver mon Saharah

    Jaillir les eaux de la souffrance.

    Mon désir gonflé d'espérance

    Sur tes pleurs salés nagera

     

    Comme un vaisseau qui prend le large,

    Et dans mon cœur qu'ils soûleront

    Tes chers sanglots retentiront

    Comme un tambour qui bat la charge !

     

    Ne suis-je pas un faux accord

    Dans la divine symphonie,

    Grâce à la vorace Ironie

    Qui me secoue et qui me mord

     

    Elle est dans ma voix, la criarde !

    C'est tout mon sang ce poison noir !

    Je suis le sinistre miroir

    Où la mégère se regarde.

     

    Je suis la plaie et le couteau !

    Je suis le soufflet et la joue !

    Je suis les membres et la roue,

    Et la victime et le bourreau !

     

    Je suis de mon cœur le vampire,

    — Un de ces grands abandonnés

    Au rire éternel condamnés

    Et qui ne peuvent plus sourire !

    L’Irrémédiable

    I

    Une Idée, une Forme, un Etre

    Parti de l'azur et tombé

    Dans un Styx bourbeux et plombé

    Où nul oeil du Ciel ne pénètre ;

     

    Un Ange, imprudent voyageur

    Qu'a tenté l'amour du difforme,

    Au fond d'un cauchemar énorme

    Se débattant comme un nageur,

     

    Et luttant, angoisses funèbres !

    Contre un gigantesque remous

    Qui va chantant comme les fous

    Et pirouettant dans les ténèbres ;

     

    Un malheureux ensorcelé

    Dans ses tâtonnements futiles

    Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,

    Cherchant la lumière et la clé ;

     

    Un damné descendant sans lampe

    Au bord d'un gouffre dont l'odeur

    Trahit l'humide profondeur

    D'éternels escaliers sans rampe,

     

    Où veillent des monstres visqueux

    Dont les larges yeux de phosphore

    Font une nuit plus noire encore

    Et ne rendent visibles qu'eux ;

     

    Un navire pris dans le pôle

    Comme en un piège de cristal,

    Cherchant par quel détroit fatal

    Il est tombé dans cette geôle ;

     

    — Emblèmes nets, tableau parfait

    D'une fortune irrémédiable

    Qui donne à penser que le Diable

    Fait toujours bien tout ce qu'il fait !

     

    II

    Tête-à-tête sombre et limpide

    Qu'un coeur devenu son miroir !

    Puits de Vérité, clair et noir

    Où tremble une étoile livide,

     

    Un phare ironique, infernal

    Flambeau des grâces sataniques,

    Soulagement et gloire uniques,

    – La conscience dans le Mal !

    L’Horloge

    Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,

    Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !

    Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi

    Se planteront bientôt comme dans une cible ;

     

    Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon

    Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;

    Chaque instant te dévore un morceau du délice

    A chaque homme accordé pour toute sa saison.

     

    Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

    Chuchote Souviens-toi !– Rapide, avec sa voix

    D'insecte, Maintenant dit Je suis Autrefois,

    Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

     

    Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !

    (Mon gosier de métal parle toutes les langues )

    Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

    Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !

     

    Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

    Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi

    Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !

    Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide

     

    Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,

    Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,

    Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),

    Où tout te dira Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

    Partie 2
    Tableaux parisiens

    Paysage

    Je veux, pour composer chastement mes églogues,

    Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,

    Et, voisin des clochers écouter en rêvant

    Leurs hymnes solennels emportés par le vent.

    Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,

    Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;

    Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,

    Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.

     

    Il est doux, à travers les brumes, de voir naître

    L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre

    Les fleuves de charbon monter au firmament

    Et la lune verser son pâle enchantement.

    Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;

    Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,

    Je fermerai partout portières et volets

    Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.

    Alors je rêverai des horizons bleuâtres,

    Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,

    Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,

    Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.

    L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,

    Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;

    Car je serai plongé dans cette volupté

    D'évoquer le Printemps avec ma volonté,

    De tirer un soleil de mon cœur, et de faire

    De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

    Le Soleil

    Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures

    Les persiennes, abri des sécrètes luxures,

    Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés

    Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,

    Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,

    Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,

    Trébuchant sur les mots comme sur les pavés

    Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

     

    Ce père nourricier, ennemi des chloroses,

    Eveille dans les champs les vers comme les roses ;

    II fait s'évaporer les soucis vers le ciel,

    Et remplit les cerveaux et les ruches le miel.

    C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles

    Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,

    Et commande aux moissons de croître et de mûrir

    Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !

     

    Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,

    II ennoblit le sort des choses les plus viles,

    Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,

    Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

    À une mendiante rousse

    Blanche fille aux cheveux roux,

    Dont la robe par ses trous

    Laisse voir la pauvreté

    Et la beauté,

     

    Pour moi, poète chétif,

    Ton jeune corps maladif,

    Plein de taches de rousseur,

    A sa douceur.

     

    Tu portes plus galamment

    Qu'une reine de roman

    Ses cothurnes de velours

    Tes sabots lourds.

     

    Au lieu d'un haillon trop court,

    Qu'un superbe habit de cour

    Traîne à plis bruyants et longs

    Sur tes talons ;

     

    En place de bas troués

    Que pour les yeux des roués

    Sur ta jambe un poignard d'or

    Reluise encor ;

     

    Que des nœuds mal attachés

    Dévoilent pour nos péchés

    Tes deux beaux seins, radieux

    Comme des yeux ;

     

    Que pour te déshabiller

    Tes bras se fassent prier

    Et chassent à coups mutins

    Les doigts lutins,

     

    Perles de la plus belle eau,

    Sonnets de maître Belleau

    Par tes galants mis aux fers

    Sans cesse offerts,

     

    Valetaille de rimeurs

    Te dédiant leurs primeurs

    Et contemplant ton soulier

    Sous l'escalier,

     

    Maint page épris du hasard,

    Maint seigneur et maint Ronsard

    Epieraient pour le déduit

    Ton frais réduit !

     

    Tu compterais dans tes lits

    Plus de baisers que de lis

    Et rangerais sous tes lois

    Plus d'un Valois !

     

    — Cependant tu vas gueusant

    Quelque vieux débris gisant

    Au seuil de quelque Véfour

    De carrefour ;

     

    Tu vas lorgnant en dessous

    Des bijoux de vingt-neuf sous

    Dont je ne puis, oh ! Pardon !

    Te faire don.

     

    Va donc, sans autre ornement,

    Parfum, perles, diamant,

    Que ta maigre nudité,

    O ma beauté !

    Le Cygne

    A Victor Hugo

    I

    Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,

    Pauvre et triste miroir où jadis resplendit

    L'immense majesté de vos douleurs de veuve,

    Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

     

    A fécondé soudain ma mémoire fertile,

    Comme je traversais le nouveau Carrousel.

    Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville

    Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) ;

     

    Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,

    Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,

    Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,

    Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

     

    Là s'étalait jadis une ménagerie ;

    Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux

    Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie

    Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

     

    Un cygne qui s'était évadé de sa cage,

    Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,

    Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.

    Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

     

    Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,

    Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :

    « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre? »

    Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

     

    Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,

    Vers le ciel ironique et cruellement bleu,

    Sur son cou convulsif tendant sa tête avide

    Comme s'il adressait des reproches à Dieu !

     

    II

    Paris change ! mais rien dans ma mélancolie

    N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

    Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie

    Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

     

    Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :

    Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,

    Comme les exilés, ridicule et sublime

    Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,

     

    Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,

    Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,

    Auprès d'un tombeau vide en extase courbée

    Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !

     

    Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique

    Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,

    Les cocotiers absents de la superbe Afrique

    Derrière la muraille immense du brouillard ;

     

    A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve

    Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs

    Et tètent la Douleur comme une bonne louve !

    Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !

     

    Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile

    Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !

    e pense aux matelots oubliés dans une île,

    Aux captifs, aux vaincus !… à bien d'autres encor !

    Les Sept Vieillards

    A Victor Hugo

    Fourmillante cité, cité pleine de rêves,

    Où le spectre en plein jour raccroche le passant !

    Les mystères partout coulent comme des sèves

    Dans les canaux étroits du colosse puissant.

     

    Un matin, cependant que dans la triste rue

    Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,

    Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,

    Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,

     

    Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,

    Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros

    Et discutant avec mon âme déjà lasse,

    Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.

     

    Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes

    Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,

    Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,

    Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,

     

    M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée

    Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,

    Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,

    Se projetait, pareille à celle de Judas.

     

    II n'était pas voûté, mais cassé, son échine

    Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,

    Si bien que son bâton, parachevant sa mine,

    Lui donnait la tournure et le pas maladroit

     

    D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes.

    Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,

    Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,

    Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.

     

    Son pareil le suivait : barbe, œil, dos, bâton, loques,

    Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,

    Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques

    Marchaient du même pas vers un but inconnu.

     

    A quel complot infâme étais-je donc en butte,

    Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait?

    Car je comptai sept fois, de minute en minute,

    Ce sinistre vieillard qui se multipliait !

     

    Que celui-là qui rit de mon inquiétude

    Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel

    Songe bien que malgré tant de décrépitude

    Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel !

     

    Aurais je, sans mourir, contemplé le huitième,

    Sosie inexorable, ironique et fatal

    Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?

    – Mais je tournai le dos au cortège infernal.

     

    Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,

    Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,

    Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,

    Blessé par le mystère et par l'absurdité !

     

    Vainement ma raison voulait prendre la barre ;

    La tempête en jouant déroutait ses efforts,

    Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre

    Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !

    Les Petites Vieilles

    A Victor Hugo

    I

    Dans les plis sinueux des vieilles capitales,

    Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,

    Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,

    Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

     

    Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,

    Eponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus

    Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.

    Sous des jupons troués et sous de froids tissus

     

    Ils rampent, flagellés par les bises iniques,

    Frémissant au fracas roulant des omnibus,

    Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,

    Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

     

    Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;

    Se traînent, comme font les animaux blessés,

    Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes

    Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

     

    Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,

    Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit ;

    Ils ont les yeux divins de la petite fille

    Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

     

    – Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles

    Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?

    La Mort savante met dans ces bières pareilles

    Un symbole d'un goût bizarre et captivant,

     

    Et lorsque j'entrevois un fantôme débile

    Traversant de Paris le fourmillant tableau,

    Il me semble toujours que cet être fragile

    S'en va tout doucement vers un nouveau berceau ;

     

    A moins que, méditant sur la géométrie,

    Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,

    Combien de fois il faut que l'ouvrier varie

    La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.

     

    – Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,

    Des creusets qu'un métal refroidi pailleta…

    Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes

    Pour celui que l'austère Infortune allaita !

     

    II

    De Frascati défunt Vestale enamourée ;

    Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur

    Enterré sait le nom ; célèbre évaporée

    Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,

     

    Toutes m'enivrent ; mais parmi ces êtres frêles

    Il en est qui, faisant de la douleur un miel,

    Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes :

    Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel !

     

    L'une, par sa patrie au malheur exercée,

    L'autre, que son époux surchargea de douleurs,

    L'autre, par son enfant Madone transpercée,

    Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !

     

    III

    Ah ! que j'en ai suivi de ces petites vieilles !

    Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant

    Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,

    Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,

     

    Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,

    Dont les soldats parfois inondent nos jardins,

    Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre,

    Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.

     

    Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle,

    Humait avidement ce chant vif et guerrier ;

    Son œil parfois s'ouvrait comme l'œil d'un vieil aigle ;

    Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier !

     

    IV

    Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,

    A travers le chaos des vivantes cités,

    Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,

    Dont autrefois les noms par tous étaient cités.

     

    Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloires,

    Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil

    Vous insulte en passant d'un amour dérisoire ;

    Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

     

    Honteuses d'exister, ombres ratatinées,

    Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;

    Et nul ne vous salue, étranges destinées !

    Débris d'humanité pour l'éternité mûrs !

     

    Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,

    L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,

    Tout comme si j'étais votre père, ô merveille !

    Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :

     

    Je vois s'épanouir vos passions novices ;

    Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;

    Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !

    Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

     

    Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !

    Je vous fais chaque soir un solennel adieu !

    Où serez-vous demain, Eves octogénaires,

    Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?

    Les Aveugles

    Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !

    Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;

    Terribles, singuliers comme les somnambules ;

    Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

     

    Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,

    Comme s'ils regardaient au loin, restent levés

    Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés

    Pencher rêveusement leur tête appesantie.

     

    Ils traversent ainsi le noir illimité,

    Ce frère du silence éternel. O cité !

    Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,

     

    Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,

    Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,

    Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles?

    À une passante

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.

    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

    Une femme passa, d'une main fastueuse

    Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

     

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.

    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

    Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,

    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

     

    Un éclair… puis la nuit !– Fugitive beauté

    Dont le regard m'a fait soudainement renaître,

    Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?

     

    Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !

    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

    O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

    Le Squelette laboureur

    I

    Dans les planches d'anatomie

    Qui traînent sur ces quais poudreux

    Où maint livre cadavéreux

    Dort comme une antique momie,

     

    Dessins auxquels la gravité

    Et le savoir d'un vieil artiste,

    Bien que le sujet en soit triste,

    Ont communiqué la Beauté,

     

    On voit, ce qui rend plus complètes

    Ces mystérieuses horreurs,

    Bêchant comme des laboureurs,

    Des Ecorchés et des Squelettes.

     

    II

    De ce terrain que vous fouillez,

    Manants résignés et funèbres

    De tout l'effort de vos vertèbres,

    Ou de vos muscles dépouillés,

     

    Dites, quelle moisson étrange,

    Forçats arrachés au charnier,

    Tirez-vous, et de quel fermier

    Avez-vous à remplir la grange?

     

    Voulez-vous (d'un destin trop dur

    Epouvantable et clair emblème !)

    Montrer que dans la fosse même

    Le sommeil promis n'est pas sûr ;

     

    Qu'envers nous le Néant est traître ;

    Que tout, même la Mort, nous ment,

    Et que sempiternellement

    Hélas ! il nous faudra peut-être

     

    Dans quelque pays inconnu

    Ecorcher la terre revêche

    Et pousser une lourde bêche

    Sous notre pied sanglant et nu?

    Le Crépuscule du soir

    Voici le soir charmant, ami du criminel ;

    II vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel

    Se ferme lentement comme une grande alcôve,

    Et l'homme impatient se change en bête fauve.

     

    O soir, aimable soir, désiré par celui

    Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd'hui

    Nous avons travaillé !– C'est le soir qui soulage

    Les esprits que dévore une douleur sauvage,

    Le savant obstiné dont le front s'alourdit,

    Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.

    Cependant des démons malsains dans l'atmosphère

    S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire,

    Et cognent en volant les volets et l'auvent.

    A travers les lueurs que tourmente le vent

    La Prostitution s'allume dans les rues ;

    Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;

    Partout elle se fraye un occulte chemin,

    Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main ;

    Elle remue au sein de la cité de fange

    Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.

    On entend çà et là les cuisines siffler,

    Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;

    Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices,

    S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,

    Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci,

    Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,

    Et forcer doucement les portes et les caisses

    Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

     

    Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,

    Et ferme ton oreille à ce rugissement.

    C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !

    La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent

    Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;

    L'hôpital se remplit de leurs soupirs.– Plus d'un

    Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,

    Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.

     

    Encore la plupart n'ont-ils jamais connu

    La douceur du foyer et n'ont jamais vécu !

    Le Jeu

    Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,

    Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal,

    Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles

    Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;

     

    Autour des verts tapis des visages sans lèvre,

    Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,

    Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,

    Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;

     

    Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres

    Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs

    Sur des fronts ténébreux de poètes illustres

    Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;

     

    Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne

    Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.

    Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,

    Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

     

    Enviant de ces gens la passion tenace,

    De ces vieilles putains la funèbre gaieté,

    Et tous gaillardement trafiquant à ma face,

    L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté !

     

    Et mon cœur s'effraya d'envier maint pauvre homme

    Courant avec ferveur à l'abîme béant,

    Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme

    La douleur à la mort et l'enfer au néant !

    Danse macabre

    A Ernest Christophe

    Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature

    Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants

    Elle a la nonchalance et la désinvolture

    D'une coquette maigre aux airs extravagants.

     

    Vit-on jamais au bal une taille plus mince?

    Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,

    S'écroule abondamment sur un pied sec que pince

    Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

     

    La ruche qui se joue au bord des clavicules,

    Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,

    Défend pudiquement des lazzi ridicules

    Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.

     

    Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,

    Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,

    Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.

    O charme d'un néant follement attifé.

     

    Aucuns t'appelleront une caricature,

    Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,

    L'élégance sans nom de l'humaine armature.

    Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !

     

    Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,

    La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,

    Eperonnant encor ta vivante carcasse,

    Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?

     

    Au chant des violons, aux flammes des bougies,

    Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,

    Et viens-tu demander au torrent des orgies

    De rafraîchir l'enfer allumé dans ton cœur?

     

    Inépuisable puits de sottise et de fautes !

    De l'antique douleur éternel alambic !

    A travers le treillis recourbé de tes côtes

    Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.

     

    Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie

    Ne trouve pas un prix digne de ses efforts

    Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie?

    Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts !

     

    Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,

    Exhale le vertige, et les danseurs prudents

    Ne contempleront pas sans d'amères nausées

    Le sourire éternel de tes trente-deux dents.

     

    Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,

    Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?

    Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette?

    Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.

     

    Bayadère sans nez, irrésistible gouge,

    Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :

    « Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge

    Vous sentez tous la mort ! O squelettes musqués,

     

    Antinoüs flétris dandys à face glabre

    Cadavres vernissés, lovelaces chenus

    Le branle universel de la danse macabre

    Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !

     

    Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,

    Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir

    Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange

    Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.

     

    En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire

    En tes contorsions, risible Humanité

    Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,

    Mêle son ironie à ton insanité ! »

    L’Amour du mensonge

    Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,

    Au chant des instruments qui se brise au plafond

    Suspendant ton allure harmonieuse et lente,

    Et promenant l'ennui de ton regard profond ;

     

    Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,

    Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,

    Où les torches du soir allument une aurore,

    Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,

     

    Je me dis : Qu'elle est belle ! et bizarrement fraîche !

    Le souvenir massif, royale et lourde tour,

    La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,

    Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.

     

    Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?

    Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,

    Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,

    Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?

     

    Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques,

    Qui ne recèlent point de secrets précieux ;

    Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,

    Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux !

     

    Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,

    Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité?

    Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence?

    Masque ou décor. salut ! T'adore ta beauté.

    Je n’ai pas oublié

    Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,

    Notre blanche maison, petite mais tranquille ;

    Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus

    Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,

    Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,

    Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe

    Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,

    Contempler nos dîners longs et silencieux,

    Répandant largement ses beaux reflets de cierge

    Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.

    La Servante au grand cœur

    La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,

    Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,

    Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.

    Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,

    Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,

    Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,

    Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,

    A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,

    Tandis que, dévorés de noires songeries,

    Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,

    Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,

    Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver

    Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille

    Remplacent les lambeaux qui pendent à leur

    Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir

    Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,

    Si, par une nuit bleue et froide de décembre,

    Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,

    Grave, et venant du fond de son lit éternel

    Couver l'enfant grandi de son œil maternel,

    Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,

    Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?

    Brumes et pluies

    O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,

    Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue

    D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau

    D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.

     

    Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,

    Où par les longues nuits la girouette s'enroue,

    Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau

    Ouvrira largement ses ailes de corbeau.

     

    Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres,

    Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,

    O blafardes saisons, reines de nos climats,

     

    Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,

    – Si ce n'est, par un soir sans lune, deux à deux,

    D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.

    Rêve parisien

    A Constantin Guys

    I

    De ce terrible paysage,

    Tel que jamais mortel n'en vit,

    Ce matin encore l'image,

    Vague et lointaine, me ravit.

     

    Le sommeil est plein de miracles !

    Par un caprice singulier

    J'avais banni de ces spectacles

    Le végétal irrégulier,

     

    Et, peintre fier de mon génie,

    Je savourais dans mon tableau

    L'enivrante monotonie

    Du métal, du marbre et de l'eau.

     

    Babel d'escaliers et d'arcades,

    C'était un palais infini

    Plein de bassins et de cascades

    Tombant dans l'or mat ou bruni ;

     

    Et des cataractes pesantes,

    Comme des rideaux de cristal

    Se suspendaient, éblouissantes,

    A des murailles de métal.

     

    Non d'arbres, mais de colonnades

    Les étangs dormants s'entouraient

    Où de gigantesques naïades,

    Comme des femmes, se miraient.

     

    Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,

    Entre des quais roses et verts,

    Pendant des millions de lieues,

    Vers les confins de l'univers :

     

    C'étaient des pierres inouïes

    Et des flots magiques, c'étaient

    D'immenses glaces éblouies

    Par tout ce qu'elles reflétaient !

     

    Insouciants et taciturnes,

    Des Ganges, dans le firmament,

    Versaient le trésor de leurs urnes

    Dans des gouffres de diamant.

     

    Architecte de mes féeries,

    Je faisais, à ma volonté,

    Sous un tunnel de pierreries

    Passer un océan dompté ;

     

    Et tout, même la couleur noire,

    Semblait fourbi, clair, irisé ;

    Le liquide enchâssait sa gloire

    Dans le rayon cristallisé.

     

    Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges

    De soleil, même au bas du ciel,

    Pour illuminer ces prodiges,

    Qui brillaient d'un feu personnel !

     

    Et sur ces mouvantes merveilles

    Planait (terrible nouveauté !

    Tout pour l'œil, rien pour les oreilles !)

    Un silence d'éternité.

     

    II

    En rouvrant mes yeux pleins de flamme

    J'ai vu l'horreur de mon taudis,

    Et senti, rentrant dans mon âme,

    La pointe des soucis maudits ;

     

    La pendule aux accents funèbres

    Sonnait brutalement midi,

    Et le ciel versait des ténèbres

    Sur le triste monde engourdi.

    Le Crépuscule du matin

    La diane chantait dans les cours des casernes,

    Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.

     

    C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants

    Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;

    Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge,

    La lampe sur le jour fait une tache rouge ;

    Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,

    Imite les combats de la lampe et du jour.

    Comme un visage en leurs que les brises essuient,

    L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,

    Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.

     

    Les maisons çà et là commençaient à fumer.

    Les femmes de plaisir, la paupière livide,

    Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;

    Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,

    Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.

    C'était l'heure où parmi le froid et la lésine

    S'aggravent les douleurs des femmes en gésine ;

    Comme un sanglot coupé par un sang écumeux

    Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux

    Une mer de brouillards baignait les édifices,

    Et les agonisants dans le fond des hospices

    Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.

    Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.

     

    L'aurore grelottante en robe rose et verte

    S'avançait lentement sur la Seine déserte,

    Et le sombre Paris, en se frottant les yeux

    Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

    Partie 3
    Le Vin

    L’Âme du vin

    Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles :

    « Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,

    Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,

    Un chant plein de lumière et de fraternité !

     

    Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,

    De peine, de sueur et de soleil cuisant

    Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme ;

    Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

     

    Car j'éprouve une joie immense quand je tombe

    Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,

    Et sa chaude poitrine est une douce tombe

    Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

     

    Entends-tu retentir les refrains des dimanches

    Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?

    Les coudes sur la table et retroussant tes manches,

    Tu me glorifieras et tu seras content ;

     

    J'allumerai les yeux de ta femme ravie ;

    A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs

    Et serai pour ce frêle athlète de la vie

    L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

     

    En toi je tomberai, végétale ambroisie,

    Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,

    Pour que de notre amour naisse la poésie

    Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »

    Le Vin des chiffonniers

    Souvent à la clarté rouge d'un réverbère

    Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre

    Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux

    Où l'humanité grouille en ferments orageux,

     

    On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,

    Butant, et se cognant aux murs comme un poète,

    Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,

    Epanche tout son coeur en glorieux projets.

     

    Il prête des serments, dicte des lois sublimes,

    Terrasse les méchants, relève les victimes,

    Et sous le firmament comme un dais suspendu

    S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.

     

    Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage

    Moulus par le travail et tourmentés par l'âge

    Ereintés et pliant sous un tas de débris,

    Vomissement confus de l'énorme Paris,

     

    Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,

    Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,

    Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.

    Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

     

    Se dressent devant eux, solennelle magie !

    Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie

    Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,

    Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour !

     

    C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole

    Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole ;

    Par le gosier de l'homme il chante ses exploits

    Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.

     

    Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence

    De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,

    Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;

    L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !

    Le Vin de l’assassin

    Ma femme est morte, je suis libre !

    Je puis donc boire tout mon soûl.

    Lorsque je rentrais sans un sou,

    Ses cris me déchiraient la fibre.

     

    Autant qu'un roi je suis heureux ;

    L'air est pur, le ciel admirable…

    Nous avions un été semblable

    Lorsque j'en devins amoureux !

     

    L'horrible soif qui me déchire

    Aurait besoin pour s'assouvir

    D'autant de vin qu'en peut tenir

    Son tombeau ; – ce n'est pas peu dire :

     

    Je l'ai jetée au fond d'un puits,

    Et j'ai même poussé sur elle

    Tous les pavés de la margelle.

    – Je l'oublierai si je le puis !

     

    Au nom des serments de tendresse,

    Dont rien ne peut nous délier,

    Et pour nous réconcilier

    Comme au beau temps de notre ivresse,

     

    J'implorai d'elle un rendez-vous,

    Le soir, sur une route obscure.

    Elle y vint– folle créature !

    Nous sommes tous plus ou moins fous !

     

    Elle était encore jolie,

    Quoique bien fatiguée ! et moi,

    Je l'aimais trop ! voilà pourquoi

    Je lui dis : Sors de cette vie !

     

    Nul ne peut me comprendre. Un seul

    Parmi ces ivrognes stupides

    Songea-t-il dans ses nuits morbides

    A faire du vin un linceul?

     

    Cette crapule invulnérable

    Comme les machines de fer

    Jamais, ni l'été ni l'hiver,

    N'a connu l'amour véritable,

     

    Avec ses noirs enchantements,

    Son cortège infernal d'alarmes,

    Ses fioles de poison, ses larmes,

    Ses bruits de chaîne et d'ossements !

     

    – Me voilà libre et solitaire !

    Je serai ce soir ivre mort ;

    Alors, sans peur et sans remords,

    Je me coucherai sur la terre,

     

    Et je dormirai comme un chien !

    Le chariot aux lourdes roues

    Chargé de pierres et de boues,

    Le wagon enragé peut bien

     

    Ecraser ma tête coupable

    Ou me couper par le milieu,

    Je m'en moque comme de Dieu,

    Du Diable ou de la Sainte Table !

    Le Vin du solitaire

    Le regard singulier d'une femme galante

    Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc

    Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,

    Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante ;

     

    Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur ;

    Un baiser libertin de la maigre Adeline ;

    Les sons d'une musique énervante et câline,

    Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,

     

    Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,

    Les baumes pénétrants que ta panse féconde

    Garde au cœur altéré du poète pieux ;

     

    Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,

    – Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,

    Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !

    Le Vin des amants

    Aujourd'hui l'espace est splendide !

    Sans mors, sans éperons, sans bride,

    Partons à cheval sur le vin

    Pour un ciel féerique et divin !

     

    Comme deux anges que torture

    Une implacable calenture

    Dans le bleu cristal du matin

    Suivons le mirage lointain !

     

    Mollement balancés sur l'aile

    Du tourbillon intelligent,

    Dans un délire parallèle,

     

    Ma sœur, côte à côte nageant,

    Nous fuirons sans repos ni trêves

    Vers le paradis de mes rêves !

    Partie 4
    Fleurs du Mal

    La Destruction

    Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon ;

    II nage autour de moi comme un air impalpable ;

    Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon

    Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

     

    Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,

    La forme de la plus séduisante des femmes,

    Et, sous de spécieux prétextes de cafard,

    Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

     

    II me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,

    Haletant et brisé de fatigue, au milieu

    Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes,

     

    Et jette dans mes yeux pleins de confusion

    Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,

    Et l'appareil sanglant de la Destruction !

    Une martyre

    Dessin d'un Maître inconnu

    Au milieu des flacons, des étoffes lamées

    Et des meubles voluptueux,

    Des marbres, des tableaux, des robes parfumées

    Qui traînent à plis somptueux,

     

    Dans une chambre tiède où, comme en une serre,

    L'air est dangereux et fatal,

    Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre

    Exhalent leur soupir final,

     

    Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,

    Sur l'oreiller désaltéré

    Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve

    Avec l'avidité d'un pré.

     

    Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre

    Et qui nous enchaînent les yeux,

    La tête, avec l'amas de sa crinière sombre

    Et de ses bijoux précieux,

     

    Sur la table de nuit, comme une renoncule,

    Repose ; et, vide de pensers,

    Un regard vague et blanc comme le crépuscule

    S'échappe des yeux révulsés.

     

    Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale

    Dans le plus complet abandon

    La secrète splendeur et la beauté fatale

    Dont la nature lui fit don ;

     

    Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe,

    Comme un souvenir est resté ;

    La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe,

    Darde un regard diamanté.

     

    Le singulier aspect de cette solitude

    Et d'un grand portrait langoureux,

    Aux yeux provocateurs comme son attitude,

    Révèle un amour ténébreux,

     

    Une coupable joie et des fêtes étranges

    Pleines de baisers infernaux,

    Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges

    Nageant dans les plis des rideaux ;

     

    Et cependant, à voir la maigreur élégante

    De l'épaule au contour heurté,

    La hanche un peu pointue et la taille fringante

    Ainsi qu'un reptile irrité,

     

    Elle est bien jeune encor ! – Son âme exaspérée

    Et ses sens par l'ennui mordus

    S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée

    Des désirs errants et perdus?

     

    L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,

    Malgré tant d'amour, assouvir,

    Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante

    L'immensité de son désir ?

     

    Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides

    Te soulevant d'un bras fiévreux,

    Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides

    Collé les suprêmes adieux?

     

    – Loin du monde railleur, loin de la foule impure,

    Loin des magistrats curieux,

    Dors en paix, dors en paix, étrange créature,

    Dans ton tombeau mystérieux ;

     

    Ton époux court le monde, et ta forme immortelle

    Veille près de lui quand il dort ;

    Autant que toi sans doute il te sera fidèle,

    Et constant jusques à la mort.

    Femmes damnées

    Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

    Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,

    Et leurs pieds se cherchent et leurs mains rapprochées

    Ont de douces langueurs et des frissons amers.

     

    Les unes cœurs épris des longues confidences,

    Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,

    Vont épelant l'amour des craintives enfances

    Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux ;

     

    D'autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves

    A travers les rochers pleins d'apparitions,

    Où saint Antoine a vu surgir comme des laves

    Les seins nus et pourprés de ses tentations ;

     

    II en est, aux lueurs des résines croulantes,

    Qui dans le creux muet des vieux antres païens

    T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,

    O Bacchus, endormeur des remords anciens !

     

    Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,

    Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements,

    Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,

    L'écume du plaisir aux larmes des tourments.

     

    O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,

    De la réalité grands esprits contempteurs,

    Chercheuses d'infini dévotes et satyres,

    Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,

     

    Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,

    Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,

    Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,

    Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins

    Les Deux Bonnes Sœurs

    La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,

    Prodigues de baisers et riches de santé,

    Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles

    Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.

     

    Au poète sinistre, ennemi des familles,

    Favori de l'enfer, courtisan mal renté,

    Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles

    Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.

     

    Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes

    Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,

    De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.

     

    Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes ?

    O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,

    Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès?

    La Fontaine de sang

    Il me semble parfois que mon sang coule à flots,

    Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques sanglots.

    Je l'entends bien qui coule avec un long murmure,

    Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.

     

    A travers la cité, comme dans un champ clos,

    Il s'en va, transformant les pavés en îlots,

    Désaltérant la soif de chaque créature,

    Et partout colorant en rouge la nature.

     

    J'ai demandé souvent à des vins captieux

    D'endormir pour un jour la terreur qui me mine ;

    Le vin rend l'œil plus clair et l'oreille plus fine !

     

    J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux ;

    Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles

    Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !

    Allégorie

    C'est une femme belle et de riche encolure,

    Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.

    Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,

    Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.

    Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,

    Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,

    Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté

    De ce corps ferme et droit la rude majesté.

    Elle marche en déesse et repose en sultane ;

    Elle a dans le plaisir la foi mahométane,

    Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins,

    Elle appelle des yeux la race des humains.

    Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde

    Et pourtant nécessaire à la marche du monde,

    Que la beauté du corps est un sublime don

    Qui de toute infamie arrache le pardon.

    Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,

    Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire

    Elle regardera la face de la Mort,

    Ainsi qu'un nouveau-né, – sans haine et sans remords.

    La Béatrice

    Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,

    Comme je me plaignais un jour à la nature,

    Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,

    J'aiguisais lentement sur mon cœur le poignard,

    Je vis en plein midi descendre sur ma tête

    Un nuage funèbre et gros d'une tempête,

    Qui portait un troupeau de démons vicieux,

    Semblables à des nains cruels et curieux.

    A me considérer froidement ils se mirent,

    Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent,

    Je les entendis rire et chuchoter entre eux,

    En échangeant maint signe et maint clignement d'yeux :

     

    « Contemplons à loisir cette caricature

    Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture,

    Le regard indécis et les cheveux au vent.

    N'est-ce pas grand'pitié de voir ce bon vivant,

    Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,

    Parce qu'il sait jouer artistement son rôle,

    Vouloir intéresser au chant de ses douleurs

    Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,

    Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,

    Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »

     

    J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts

    Domine la nuée et le cri des démons)

    Détourner simplement ma tête souveraine,

    Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène,

    Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil !

    La reine de mon cœur au regard nonpareil

    Qui riait avec eux de ma sombre détresse

    Et leur versait parfois quelque sale caresse.

    Un voyage à Cythère

    Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux

    Et planait librement à l'entour des cordages ;

    Le navire roulait sous un ciel sans nuages ;

    Comme un ange enivré d'un soleil radieux.

     

    Quelle est cette île triste et noire ? – C'est Cythère,

    Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons

    Eldorado banal de tous les vieux garçons.

    Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.

     

    – Île des doux secrets et des fêtes du cœur !

    De l'antique Vénus le superbe fantôme

    Au-dessus de tes mers plane comme un arôme

    Et charge les esprits d'amour et de langueur.

     

    Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,

    Vénérée à jamais par toute nation,

    Où les soupirs des coeurs en adoration

    Roulent comme l'encens sur un jardin de roses

     

    Ou le roucoulement éternel d'un ramier !

    – Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,

    Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.

    J'entrevoyais pourtant un objet singulier !

     

    Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,

    Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,

    Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,

    Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;

     

    Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près

    Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,

    Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,

    Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

     

    De féroces oiseaux perchés sur leur pâture

    Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,

    Chacun plantant, comme un outil, son bec impur

    Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

     

    Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré

    Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,

    Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,

    L'avaient à coups de bec absolument châtré.

     

    Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,

    Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;

    Une plus grande bête au milieu s'agitait

    Comme un exécuteur entouré de ses aides.

     

    Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,

    Silencieusement tu souffrais ces insultes

    En expiation de tes infâmes cultes

    Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.

     

    Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !

    Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants,

    Comme un vomissement, remonter vers mes dents

    Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

     

    Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,

    J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires

    Des corbeaux lancinants et des panthères noires

    Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

     

    – Le ciel était charmant, la mer était unie ;

    Pour moi tout était noir et sanglant désormais,

    Hélas ! et j'avais, comme en un suaire épais,

    Le cœur enseveli dans cette allégorie.

     

    Dans ton île, ô Vénus ! je n'ai trouvé debout

    Qu'un gibet symbolique où pendait mon image…

    – Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage

    De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

    L’Amour et le crâne

    Vieux cul-de-lampe

    L'Amour est assis sur le crâne

    De l'Humanité,

    Et sur ce trône le profane,

    Au rire effronté,

     

    Souffle gaiement des bulles rondes

    Qui montent dans l'air,

    Comme pour rejoindre les mondes

    Au fond de l'éther.

     

    Le globe lumineux et frêle

    Prend un grand essor,

    Crève et crache son âme grêle

    Comme un songe d'or.

     

    J'entends le crâne à chaque bulle

    Prier et gémir :

    « Ce jeu féroce et ridicule,

    Quand doit-il finir?

     

    Car ce que ta bouche cruelle

    Éparpille en l'air,

    Monstre assassin, c'est ma cervelle,

    Mon sang et ma chair ! »

    Partie 5
    Révolte

    Le Reniement de saint Pierre

    Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes

    Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins?

    Comme un tyran gorgé de viande et de vins,

    II s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.

     

    Les sanglots des martyrs et des suppliciés

    Sont une symphonie enivrante sans doute,

    Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte,

    Les cieux ne s'en sont point encore rassasiés !

     

    – Ah ! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives !

    Dans ta simplicité tu priais à genoux

    Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous

    Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives,

     

    Lorsque tu vis cracher sur ta divinité

    La crapule du corps de garde et des cuisines,

    Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines

    Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité ;

     

    Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible

    Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang

    Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant,

    Quand tu fus devant tous posé comme une cible,

     

    Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux

    Où tu vins pour remplir l'éternelle promesse,

    Où tu foulais, monté sur une douce ânesse,

    Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux,

     

    Où, le cœur tout gonflé d'espoir et de vaillance,

    Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras,

    Où tu fus maître enfin? Le remords n'a-t-il pas

    Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance?

     

    – Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait

    D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve ;

    Puissé-je user du glaive et périr par le glaive !

    Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait !

    Abel et Caïn

    I

    Race d'Abel, dors, bois et mange ;

    Dieu te sourit complaisamment.

     

    Race de Caïn, dans la fange

    Rampe et meurs misérablement.

     

    Race d'Abel, ton sacrifice

    Flatte le nez du Séraphin !

     

    Race de Caïn, ton supplice

    Aura-t-il jamais une fin ?

     

    Race d'Abel, vois tes semailles

    Et ton bétail venir à bien ;

     

    Race de Caïn, tes entrailles

    Hurlent la faim comme un vieux chien.

     

    Race d'Abel, chauffe ton ventre

    A ton foyer patriarcal ;

     

    Race de Caïn, dans ton antre

    Tremble de froid, pauvre chacal !

     

    Race d'Abel, aime et pullule !

    Ton or fait aussi des petits.

     

    Race de Caïn, cœur qui brûle,

    Prends garde à ces grands appétits.

     

    Race d'Abel, tu croîs et broutes

    Comme les punaises des bois !

     

    Race de Caïn, sur les routes

    Traîne ta famille aux abois.

     

    II

    Ah ! race d'Abel, ta charogne

    Engraissera le sol fumant !

     

    Race de Caïn, ta besogne

    N'est pas faite suffisamment ;

     

    Race d'Abel, voici ta honte :

    Le fer est vaincu par l'épieu !

     

    Race de Caïn, au ciel monte,

    Et sur la terre jette Dieu !

    Les Litanies de Satan

    O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

    Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort

    Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,

    Guérisseur familier des angoisses humaines,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,

    Enseignes par l'amour le goût du Paradis,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    O toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,

    Engendras l'Espérance,– une folle charmante !

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut

    Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud.

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui sais en quels coins des terres envieuses

    Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi dont l'œil clair connaît les profonds arsenaux

    Où dort enseveli le peuple des métaux,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi dont la large main cache les précipices

    Au somnambule errant au bord des édifices,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

    De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,

    Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,

    Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles

    Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Bâton des exilés, lampe des inventeurs,

    Confesseur des pendus et des conspirateurs,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

     

    Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère

    Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

     

    O Satan, prends pitié de ma longue misère !

    Prière

    Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs

    Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs

    De l'Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !

    Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,

    Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front

    Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront !

    Partie 6
    La Mort

    La Mort des amants

    Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,

    Des divans profonds comme des tombeaux,

    Et d'étranges fleurs sur des étagères,

    Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.

     

    Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,

    Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,

    Qui réfléchiront leurs doubles lumières

    Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

     

    Un soir fait de rose et de bleu mystique,

    Nous échangerons un éclair unique,

    Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;

     

    Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,

    Viendra ranimer, fidèle et joyeux,

    Les miroirs ternis et les flammes mortes.

    La Mort des pauvres

    C'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;

    C'est le but de la vie– et c'est le seul espoir

    Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,

    Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir ;

     

    A travers la tempête, et la neige, et le givre,

    C'est la clarté vibrante à notre horizon noir

    C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,

    Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir ;

     

    C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques

    Le sommeil et le don des rêves extatiques,

    Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;

     

    C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,

    C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,

    C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !

    La Mort des artistes

    Combien faut-il de fois secouer mes grelots

    Et baiser ton front bas, morne caricature ?

    Pour piquer dans le but, de mystique nature,

    Combien, ô mon carquois, perdre de javelots

     

    Nous userons notre âme en de subtils complots,

    Et nous démolirons mainte lourde armature,

    Avant de contempler la grande Créature

    Dont l'infernal désir nous remplit de sanglots !

     

    Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole,

    Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront,

    Qui vont se martelant la poitrine et le front,

     

    N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole !

    C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,

    Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau !

    La Fin de la journée

    Sous une lumière blafarde

    Court, danse et se tord sans raison

    La Vie, impudente et criarde.

    Aussi, sitôt qu'à l'horizon

     

    La nuit voluptueuse monte,

    Apaisant tout, même la faim,

    Effaçant tout, même la honte,

    Le Poète se dit : « Enfin !

     

    Mon esprit, comme mes vertèbres,

    Invoque ardemment le repos ;

    Le coeur plein de songes funèbres,

     

    Je vais me coucher sur le dos

    Et me rouler dans vos rideaux,

    O rafraîchissantes ténèbres ! »

    Le Rêve d’un curieux

    A Félix Nadar

    Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse

    Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l'homme singulier ! »

    – J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse

    Désir mêlé d'horreur, un mal particulier ;

     

    Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.

    Plus allait se vidant le fatal sablier,

    Plus ma torture était âpre et délicieuse ;

    Tout mon cœur s'arrachait au monde familier.

     

    J'étais comme l'enfant avide du spectacle,

    Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…

    Enfin la vérité froide se révéla :

     

    J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore

    M'enveloppait. – Eh quoi ! n'est-ce donc que cela ?

    La toile était levée et j'attendais encore.

    Le Voyage

    A Maxime du Camp

    I

    Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,

    L'univers est égal à son vaste appétit.

    Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !

    Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

     

    Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,

    Le cœur gros de rancune et de désirs amers,

    Et nous allons, suivant le rythme de la lame,

    Berçant notre infini sur le fini des mers :

     

    Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;

    D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,

    Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,

    La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

     

    Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent

    D'espace et de lumière et de cieux embrasés ;

    La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,

    Effacent lentement la marque des baisers.

     

    Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

    Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,

    De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,

    Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

     

    Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,

    Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,

    De vastes voluptés, changeantes, inconnues,

    Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom !

     

    II

    Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule

    Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils

    La Curiosité nous tourmente et nous roule

    Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

     

    Singulière fortune où le but se déplace,

    Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où !

    Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,

    Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

     

    Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;

    Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l'œil ! »

    Une voix de la hune, ardente et folle, crie :

    « Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c'est un écueil !

     

    Chaque îlot signalé par l'homme de vigie

    Est un Eldorado promis par le Destin ;

    L'Imagination qui dresse son orgie

    Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.

     

    O le pauvre amoureux des pays chimériques !

    Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,

    Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques

    Dont le mirage rend le gouffre plus amer?

     

    Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,

    Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis ;

    Son œil ensorcelé découvre une Capoue

    Partout où la chandelle illumine un taudis.

     

    III

    Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires

    Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !

    Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,

    Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.

     

    Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !

    Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,

    Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,

    Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

     

    Dites, qu'avez-vous vu ?

     

    IV

    « Nous avons vu des astres

    Et des flots, nous avons vu des sables aussi ;

    Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,

    Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

     

    La gloire du soleil sur la mer violette,

    La gloire des cités dans le soleil couchant,

    Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète

    De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

     

    Les plus riches cités, les plus grands paysages,

    Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux

    De ceux que le hasard fait avec les nuages.

    Et toujours le désir nous rendait soucieux !

     

    – La jouissance ajoute au désir de la force.

    Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,

    Cependant que grossit et durcit ton écorce,

    Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

     

    Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace

    Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin,

    Cueilli quelques croquis pour votre album vorace

    Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

     

    Nous avons salué des idoles à trompe ;

    Des trônes constellés de joyaux lumineux ;

    Des palais ouvragés dont la féerique pompe

    Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

     

    Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;

    Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,

    Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »

     

    V

    Et puis, et puis encore ?

     

    VI

    « O cerveaux enfantins !

     

    Pour ne pas oublier la chose capitale,

    Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,

    Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,

    Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché :

     

    La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,

    Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût ;

    L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,

    Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout ;

     

    Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;

    La fête qu'assaisonne et parfume le sang ;

    Le poison du pouvoir énervant le despote,

    Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

     

    Plusieurs religions semblables à la nôtre,

    Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,

    Comme en un lit de plume un délicat se vautre,

    Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

     

    L'Humanité bavarde, ivre de son génie,

    Et, folle maintenant comme elle était jadis,

    Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :

    « O mon semblable, mon maître, je te maudis ! »

     

    Et les moins sots, hardis amants de la Démence,

    Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,

    Et se réfugiant dans l'opium immense !

    – Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »

     

    VII

    Amer savoir, celui qu'on tire du voyage !

    Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,

    Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :

    Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !

     

    Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste ;

    Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit

    Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,

    Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

     

    Comme le Juif errant et comme les apôtres,

    A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,

    Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d'autres

    Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

     

    Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,

    Nous pourrons espérer et crier : En avant !

    De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,

    Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

     

    Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres

    Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.

    Entendez-vous ces voix charmantes et funèbres,

    Qui chantent : « Par ici vous qui voulez manger

     

    Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange

    Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;

    Venez vous enivrer de la douceur étrange

    De cette après-midi qui n'a jamais de fin ! »

     

    A l'accent familier nous devinons le spectre ;

    Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.

    « Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre ! »

     

    Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

     

    VIII

    O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !

    Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !

    Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,

    Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

     

    Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !

    Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

    Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?

    Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

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