M. Wopsle m’avait plus d’une
fois alarmé par son souffle et sa respiration difficiles ;
mais, maintenant, je savais parfaitement que ces sons n’avaient
aucun rapport avec l’objet de notre poursuite. Il y eut un
moment où je tressaillis de frayeur. J’avais cru
entendre le bruit de la lime... Mais c’était tout
simplement la clochette d’un mouton. Les brebis cessaient de
manger pour nous regarder timidement, et les bestiaux, détournant
leurs têtes du vent et du grésil, s’arrêtaient
pour nous regarder en colère, comme s’ils nous eussent
rendus responsables de tous leurs désagréments ;
mais à part ces choses et le frémissement de chaque
brin d’herbe qui se fermait à la fin du jour, on
n’entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des
marais.
Les soldats s’avançaient dans la
direction de la vieille Batterie, et nous les suivions un peu en
arrière, quand soudain tout le monde s’arrêta,
car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous apporter
un grand cri. Ce cri se répéta ; il semblait venir
de l’est, à une assez grande distance ; mais il
était si prolongé et si fort qu’on aurait pu
croire que c’étaient plusieurs cris partis en même
temps, s’il eût été possible à
quelqu’un de juger quelque chose dans une si grande confusion
de sons.
Le sergent en causait avec ceux des hommes qui
étaient le plus rapproché de lui, quand Joe et moi les
rejoignîmes. Après s’être concertés
un moment, Joe (qui était bon juge) donna son avis. M. Wopsle
(qui était un mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le
sergent, qui avait la décision, ordonna qu’on ne
répondrait pas au cri, mais qu’on changerait de route,
et qu’on se rendrait en toute hâte du côté
d’où il paraissait venir. En conséquence, nous
prîmes à droite, et Joe détala avec une telle
rapidité, que je fus obligé de me cramponner à
lui pour ne pas perdre l’équilibre.
C’était une véritable chasse
maintenant, ce que Joe appela aller comme le vent, dans les quatre
seuls mots qu’il prononça dans tout ce temps. Montant et
descendant les talus, franchissant les barrières, pataugeant
dans les fossés, nous nous élancions à travers
tous les obstacles, sans savoir où nous allions. À
mesure que nous approchions, le bruit devenait de plus en plus
distinct, et il nous semblait produit par plusieurs voix :
quelquefois il s’arrêtait tout à coup ; alors
les soldats aussi s’arrêtaient ; puis, quand il
reprenait, les soldats continuaient leur course avec une nouvelle
ardeur et nous les suivions. Bientôt, nous avions couru avec
une telle rapidité, que nous entendîmes une voix crier :
« Assassin ! »
Et une autre voix :
« Forçats !... fuyards !...
gardes !... soldats !... par ici !... Voici les
forçats évadés !... »
Puis toutes les voix se mêlèrent
comme dans une lutte, et les soldats se mirent à courir comme
des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait en tête. Le
bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de près
le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer.
« Voilà nos deux hommes !
s’écria le sergent luttant déjà au fond
d’un fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes,
rendez-vous tous les deux ! »
L’eau éclaboussait... la boue
volait... on jurait... on se donnait des coups effroyables... Quand
d’autres hommes arrivèrent dans le fossé au
secours du sergent, ils s’emparèrent de mes deux forçats
l’un après l’autre, et les traînèrent
sur la route ; tous deux blasphémant, se débattant
et saignant. Je les reconnus du premier coup d’œil.
« Vous savez, dit mon forçat, en
essuyant sa figure couverte de sang avec sa manche en loques, que
c’est moi qui l’ai arrêté, et que c’est
moi qui vous l’ai livré ; vous savez cela.
– Cela n’a pas grande importance
ici, dit le sergent, et cela vous fera peu de bien, mon bonhomme, car
vous êtes dans la même situation. Vite, des menottes !
– Je n’en attends pas de bien non
plus, dit mon forçat avec un rire singulier. C’est moi
qui l’ai pris ; il le sait, et cela me suffit. »
L’autre forçat était effrayant
à voir : il avait la figure toute déchirée ;
il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu’à ce
qu’on lui eût mis les menottes ; et il s’appuya
sur un soldat pour ne pas tomber.
« Vous le voyez, soldats, il a voulu
m’assassiner ! furent ses premiers mots.
– Voulu l’assassiner ?...
dit mon forçat avec dédain, allons donc ! est-ce
que je sais ce que c’est que vouloir et ne pas faire ?...
Je l’ai arrêté et livré aux soldats, voilà
ce que j’ai fait ! Non seulement je l’ai empêché
de quitter les marais, mais je l’ai amené jusqu’ici,
en le tirant par les pieds. C’est un gentleman, s’il vous
plaît, que ce coquin.
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