Mais oui, si vous voulez. »

Je me penchai, et son visage resta calme, comme celui d’une statue.

« Maintenant, dit Estelle en s’échappant à l’instant même où je touchai sa joue, vous devez vous occuper de me faire donner du thé et de me conduire à Richmond. »

Son retour à ce ton, comme si notre réunion nous était imposée et que nous fussions de simples marionnettes, me fit de la peine ; mais tout me fit de la peine dans cette rencontre. Quelque pût être son ton avec moi, c’eût été folie de prendre confiance et d’y mettre toutes mes espérances, et pourtant je continuai à me leurrer contre toute raison et tout espoir. Pourquoi le répéter mille fois ? C’est ainsi qu’il en fut toujours.

Je sonnai pour le thé et le garçon revint avec son fil magique ; il apporta peu à peu une cinquantaine d’accessoires à ce breuvage, mais de thé, pas une goutte : un plateau, des tasses et des soucoupes, des assiettes, des couteaux et des fourchettes, y compris le couteau à découper, des cuillers de différentes dimensions, des salières, un modeste petit muffin enfermé avec une extrême précaution sous une forte cloche en fer : Moïse dans les roseaux, représenté par un appétissant morceau de beurre dans une quantité de persil, un pain pâle avec une tête poudrée, puis des tartines triangulaires recouvertes par deux épreuves d’impression et reposant sur les barres du foyer de la cuisine, et enfin une grosse fontaine de famille, avec laquelle le garçon entra en chancelant, son visage exprimant la fatigue et la souffrance. Après une absence assez prolongée à ce moment du repas, il revint enfin avec une cassette de belle apparence, contenant des petites brindilles et des petites feuilles. Je les plongeai dans l’eau chaude, et de tous ces préparatifs, je parvins à extraire une tasse de je ne sais quoi pour Estelle.

La note payée, après avoir laissé quelque souvenir au garçon, sans oublier le valet d’écurie et la femme de chambre ; en un mot, ayant semé des pourboires partout sans avoir contenté personne, et la bourse d’Estelle considérablement allégée, nous montâmes dans notre voiture de poste et nous partîmes. Tournant dans Cheapside, et montant la rue de Newgate, nous nous trouvâmes bientôt sous les murs dont j’avais tant de honte.

« Quel est cet endroit ? » demanda Estelle.

D’abord, je voulais faire semblant de ne pas le connaître ; ensuite, je le lui dis. Elle regarda par la portière, puis rentra aussitôt sa tête en murmurant :

« Les misérables ! »

Pour rien au monde, je n’aurais pas alors avoué ma visite.

« M. Jaggers, dis-je, pour changer la conversation, et mettre adroitement Estelle sur une autre voie, passe pour être plus que toute autre personne de Londres dans les secrets de cet affreux endroit.

– Il est plus que personne dans les secrets de tous les endroits, je pense, dit Estelle à voix basse.

– Vous avez été habituée à le voir souvent, je suppose ?

– J’ai été habituée à le voir à des intervalles très irréguliers, d’aussi longtemps que je m’en souvienne ; mais je ne le connais pas mieux maintenant que je ne le connaissais avant de pouvoir parler. Où en êtes-vous avec lui ? avancez-vous dans son intimité ?

– Une fois accoutumé à ses manières méfiantes, dis-je, je m’y suis assez bien fait.

– Êtes-vous intimes ?

– J’ai dîné avec lui, à sa maison particulière.

– J’imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit être une maison curieuse.

– Oui, c’est une maison très curieuse. »

Je m’étais promis d’être circonspect et de ne pas parler trop librement de mon tuteur avec elle ; mais étant sur ce sujet, je me serais laissé aller à décrire le dîner de Gerrard Street, si nous n’étions pas arrivés tout à coup devant la lumière d’un bec de gaz. Il parut, tout le temps que nous le vîmes, jeter une flamme très vive, avivée encore par cet inexplicable sentiment que j’avais déjà éprouvé, et lorsque nous l’eûmes dépassé, je restai pendant quelques moments tout ébloui, comme si un éclair venait de passer devant mes yeux.

La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de Londres de ce côté de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui était presque inconnue, me dit-elle, car elle n’avait jamais quitté les environs de miss Havisham jusqu’à son départ pour la France, et elle n’avait fait qu’y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si mon tuteur devait beaucoup s’occuper d’elle pendant qu’elle resterait à Richmond ; ce à quoi elle répondit avec feu :

« Dieu m’en préserve ! »

Et rien de plus.

Cependant, il m’était impossible de ne pas voir qu’elle mettait tous ses soins à m’attirer, qu’elle se rendait très séduisante : elle n’avait pas besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus heureux. Elle tenait mon cœur dans sa main, parce qu’elle avait la volonté de s’en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non parce qu’elle avait pour moi la moindre tendresse. Voilà ce que je sentais.

En traversant Hammersmith, je lui montrai la demeure de M. Mathieu Pocket, en lui disant que ce n’était pas bien éloigné de Richmond, et que j’espérais bien la voir quelquefois.

« Oh ! oui, vous me verrez... Vous viendrez quand vous le jugerez convenable... On doit vous annoncer à la famille... On vous a même déjà annoncé. »

Je lui demandai si c’était une famille nombreuse que celle dont elle allait faire partie.

« Non, il n’y a que deux personnes : la mère et la fille ; la mère est une dame d’un certain rang, je crois, mais qui ne dédaigne pas d’augmenter son revenu.

– Je m’étonne que miss Havisham ait pu se séparer de vous encore une fois et si tôt.

– Cela fait partie de ses projets sur moi, Pip, dit Estelle avec un soupir comme si elle était fatiguée. Je dois lui écrire constamment et la voir régulièrement, et lui dire comment je vais, moi et mes bijoux, car ils sont presque tous à moi maintenant. »

C’était la première fois qu’elle m’eût encore appelé par mon nom ; sans doute elle le fit avec intention, et sachant bien que je ne le laisserais pas tomber à terre.

Nous arrivâmes à Richmond, hélas ! bien trop vite. Le lieu de notre destination était une maison près de la prairie, une vieille et grave maison où les paniers, la poudre et les mouches, les habits brodés, les bas rembourrés, les manchettes et les épées avaient eu leurs beaux jours, mais il y avait longtemps. Quelques vieux arbres devant la maison étaient encore coupés d’une façon aussi surannée et aussi peu naturelle que les paniers, les perruques et les anciens habits à pans roides ; mais le moment n’était pas loin où leurs places dans la grande procession des morts allaient être désignées, et ils ne devaient pas tarder à s’y mêler pour suivre la route silencieuse qui mène à l’oubli et au repos.

Une sonnette à vieux timbre, qui, j’ose le dire, avait souvent dit dans son temps à la maison : « Voici le panier vert, voici l’épée à poignée de diamant, voici les souliers à talons rouges, et le bleu solitaire », résonna gravement dans le clair de lune, et deux servantes, rouges comme des cerises, vinrent en voltigeant recevoir Estelle.

Les malles ne tardèrent pas à disparaître sous la porte d’entrée ; elle me donna la main et un sourire, et disparut également après m’avoir dit bonsoir. Et cependant je ne quittai pas des yeux la maison, pensant quel bonheur ce serait de vivre près d’elle, tout en sachant que je ne serais jamais heureux avec elle, mais toujours misérable.

Je remontai en voiture pour retourner à Hammersmith ; j’y montai avec un cœur malade et j’en sortis avec un cœur plus malade encore. À notre porte, je trouvai la petite Jane Pocket qui revenait d’une petite soirée, escortée par son petit amoureux, malgré qu’il fût sujet de Flopson.

M. Pocket n’était pas encore rentré ; il faisait une lecture au dehors, car c’était un excellent professeur d’économie domestique, et ses traités sur la manière d’élever les enfants et de diriger les domestiques étaient considérés comme les meilleurs ouvrages écrits sur ces matières. Mais Mrs Pocket était à la maison et se trouvait dans un léger embarras, parce qu’on avait donné à son petit Baby un étui rempli d’aiguilles pour le faire tenir tranquille pendant l’inexplicable absence de Millers avec un de ses parents, soldat dans l’infanterie de la garde, et il mangeait plus d’aiguilles qu’il n’était facile d’en retrouver, soit en faisant une petite opération, soit en administrant quelque tonique, à un enfant d’un âge aussi tendre.

M. Pocket était aussi justement renommé pour donner d’excellents avis pratiques et pour avoir une perception saine et nette des choses, beaucoup de jugement ; j’avais quelque idée, sentant mon cœur si malade, de le prier de vouloir bien recevoir mes confidences ; mais ayant par hasard aperçu Mrs Pocket qui lisait son livre sur les titres et les dignités, après avoir prescrit le lit comme remède souverain pour le Baby, je pensai que je ferais tout aussi bien de m’abstenir.





V



En m’habituant à mes espérances, j’étais arrivé insensiblement à observer l’effet qu’elles produisaient sur moi et sur ceux qui m’entouraient ; et tout en me dissimulant autant que possible leur action sur mon caractère, je savais très bien que cette action n’était pas bonne de tout point. Je vivais dans un état de malaise chronique en songeant à ma conduite envers Joe, et ma conscience n’était pas plus à l’aise à l’égard de Biddy. Souvent, quand je m’éveillais la nuit, je pensais avec un grand abattement d’esprit que j’aurais été plus heureux et meilleur si je n’avais jamais vu la figure de miss Havisham et si j’étais arrivé à l’âge d’homme, content d’être le compagnon de Joe, dans la vieille et honnête forge. Bien souvent aussi, le soir, quand j’étais seul, assis devant le feu, je pensais qu’après tout il n’y avait pas de feu comme celui de la forge et celui de notre cuisine.

Cependant Estelle était si inséparable de mes insomnies et de mes agitations d’esprit, que j’étais réellement confus en m’apercevant de l’effet prodigieux qu’elle produisait sur moi, c’est-à-dire qu’en supposant que je n’eusse pas eu d’autres préoccupations et d’autres espérances, et que j’eusse simplement continué de penser à elle, je ne pouvais parvenir à me persuader que mon état eût été beaucoup meilleur. Quant à l’influence de ma position sur les autres, je n’étais pas dans le même embarras, et je vis, bien qu’un peu obscurément peut-être, qu’elle ne profitait à personne, et surtout qu’elle ne profitait pas à Herbert. Mes habitudes coûteuses entraînaient sa nature facile à des dépenses qu’il n’était pas en état de supporter, corrompaient la simplicité de sa vie et mêlaient à sa tranquillité des inquiétudes et des regrets. Je n’avais pas le moindre remords d’avoir amené sans le savoir les autres membres de la famille Pocket aux pauvres ruses qu’ils pratiquaient, parce que ces petitesses étaient dans leur nature et auraient été provoquées par n’importe qui si je les avais laissés sommeiller. Mais avec Herbert c’était bien différent. Je me reprochais souvent de lui avoir rendu le mauvais service d’encombrer ses chambres, modestement garnies, de meubles plus luxueux et aussi inutiles les uns que les autres, et d’avoir mis à sa disposition le Vengeur à gilet jaune serin.

De sorte que, pour augmenter de plus en plus notre petit confortable, je commençai dès ce moment à contracter une quantité de dettes. Il m’était presque impossible de commencer sans qu’Herbert en fît autant ; il suivit donc bientôt mon exemple. D’après l’idée que nous suggéra Startop, nous nous fîmes présenter à un club appelé les Pinsons du Bocage, institution dont je n’ai jamais bien deviné le but, si ce n’est que les membres devaient dîner à grands frais une fois tous les quinze jours pour se quereller entre eux le plus possible après dîner et s’amuser à griser les six garçons de service, de façon à leur faire descendre les escaliers sur la tête. Je sais que ces remarquables fins sociales s’accomplissaient si invariablement qu’Herbert et moi nous ne trouvâmes rien de mieux à dire dans le premier toast de la réunion que la magnifique phrase suivante : « Messieurs, puisse ce premier accord de bons sentiments régner toujours parmi les Pinsons du Bocage. » Les Pinsons dépensaient follement leur argent. L’hôtel où nous dînions était situé dans Covent Garden, et le premier Pinson que je vis quand j’eus l’honneur de faire partie du Bocage fut Bentley Drummle, qui, à cette époque, se promenait par la ville dans un cabriolet à lui, et causait un dommage considérable aux bornes des coins de rues.