Grand et exceptionnellement beau, il n’excellait pas seulement dans les sports, mais encore remporta au collège tous les prix possibles et imaginables. Un dirigeant quelque peu sentimental, parlant une fois de ses exploits, les qualifia de « glorieux », d’où son surnom. Lui seul était capable de le mériter. À la clôture des cours, il fit une harangue en grec. Acteur de première force, il triomphait dans les pièces que nous jouions au collège. On dénotait quelque chose d’élisabéthain en lui : ses sautes d’humeur imprévues, sa belle prestance et cette combinaison effervescente d’activités mentales et physiques. De nos jours, la civilisation n’engendre pas souvent quelqu’un de cette valeur. J’en fis la remarque à Rutherford et il répondit :

— Oui, c’est vrai, et nous avons un mot spécial pour les qualifier – nous les appelons des dilettantes. Je suppose que d’aucuns l’ont jugé ainsi – des êtres comme Wyland, par exemple. Je n’aime pas beaucoup Wyland. Je ne puis supporter son genre – toute cette importance et cette prétention ! Et avec ça, une mentalité de maître d’école – avez-vous remarqué ? De petites phrases telles que « mettre son point d’honneur » et « ne pas divulguer les secrets de sa profession » comme si tout l’Empire n’était que la cinquième classe à Saint-Dominique ! Mais je n’ai jamais pu sentir ces diplomates cérémonieux.

Nous traversâmes quelques rues en silence, puis il continua :

— Cependant, je ne voudrais pas avoir manqué cette soirée. C’est une expérience particulière pour moi d’avoir entendu Sanders donner des détails sur Baskul. Ce n’est pas la première fois que j’en entends parler, mais je n’y ai jamais bien cru. C’est une partie d’une histoire encore bien plus fantastique en laquelle je ne voyais aucune raison de croire – ou tout au moins, une très faible raison. Maintenant, il y a deux faibles raisons. Vous ne croyez pas, je suppose, que je suis une personne que l’on dupe très facilement. J’ai passé une grande partie de ma vie à voyager et je sais qu’il y a des choses bizarres dans le monde – si vous les voyez vous-même, veux-je dire, mais pas aussi souvent si on vous les rapporte. Et pourtant…

Il sembla soudain s’apercevoir que ce qu’il disait ne pouvait pas avoir grand sens pour moi et s’interrompit avec un éclat de rire.

— En somme, il y a une chose dont je suis certain, c’est que je ne ferai jamais de confidences à Wyland. J’aurais l’impression de vouloir vendre un poème épique au Tit-Bits[2]. J’aimerais mieux tenter ma chance avec vous.

— Peut-être me flattez-vous.

— Votre livre ne m’engage pas à le croire.

Je n’avais pas dévoilé que j’étais l’auteur d’un ouvrage plutôt technique (après tout, l’œuvre d’un neurologue n’intéresse pas tout le monde) et j’étais agréablement surpris que Rutherford en eût entendu parler. Je le lui dis et il me répondit :

— Voyez-vous, il m’intéresserait, car l’amnésie a été la maladie de Conway – un certain temps.

Nous avions atteint l’hôtel et il passa au bureau prendre ses clés. En montant au cinquième étage, il déclara :

— Nous ne faisons que parler pour ne rien dire. Le fait est que Conway n’est pas mort. Tout au moins ne l’était-il pas il y a quelques mois.

Cette remarque ne permettait aucun commentaire dans le bref laps de temps d’une montée en ascenseur. Dans le corridor, quelques secondes plus tard, je répondis :

— En êtes-vous bien sûr ? Comment le savez-vous ?

Ouvrant la porte, il répondit :

— Parce que j’ai voyagé avec lui sur un navire japonais, de Shanghai à Honolulu, en novembre dernier.

Il ne dit plus rien avant que nous ne fussions installés dans de confortables fauteuils, à proximité de boissons et de cigares.

— J’étais en Chine en automne – en vacances. J’aime à rôder. Je n’avais pas vu Conway depuis des années. Nous n’entretenions aucune relation écrite et je ne peux pas dire qu’il traversât souvent mes pensées, bien que son visage fût un des rares qui se soit toujours facilement présenté à mon esprit si j’essayais de me l’imaginer. J’avais rendu visite à un ami à Hankéou et revenais par l’express de Pékin. Dans le train, je liai par hasard conversation avec la charmante mère supérieure d’un couvent français de sœurs de charité. Elle se rendait à Chung-Kiang où se trouvait son couvent et, parce que je comprenais un peu le français, elle prit plaisir à me parler de son travail et de ses affaires. Généralement, je n’ai pas grande sympathie pour les entreprises missionnaires, mais je suis prêt à admettre, comme beaucoup d’autres personnes de nos jours, que les catholiques font preuve d’un grand dévouement et ne travaillent pas pour la gloire. Ce que je voulais vous dire, c’est que cette dame me parla, en m’expliquant l’activité missionnaire de l’hôpital de Chung-Kiang, d’un cas de fièvre amené quelques semaines auparavant, un homme qui devait être européen, bien qu’il ne pût rien dire de lui et ne possédât aucun papier. Ses habits étaient ceux des indigènes, et des plus pauvres ; quand les sœurs l’hospitalisèrent, il était très gravement malade. Il parlait couramment le chinois et un très bon français et mon interlocutrice m’assura qu’avant d’avoir découvert la nationalité des religieuses, il leur avait adressé la parole dans un anglais très courant, avec un accent cultivé. Je lui dis ne pas pouvoir imaginer un tel phénomène et me moquai légèrement d’elle, lui demandant comment elle pouvait déceler un accent cultivé dans une langue qu’elle ne parlait pas.