Ce chiffre vraisemblablement comprend tous les autres cadavres qu’on jeta dans ce ravin le lendemain du combat.

Notons en passant que c’était cette brigade Dubois, si funestement éprouvée, qui, une heure auparavant, chargeant à part, avait enlevé le drapeau du bataillon de Lunebourg.

Napoléon, avant d’ordonner cette charge des cuirassiers de Milhaud, avait scruté le terrain, mais n’avait pu voir ce chemin creux qui ne faisait pas même une ride à la surface du plateau. Averti pourtant et mis en éveil par la petite chapelle blanche qui en marque l’angle sur la chaussée de Nivelles, il avait fait, probablement sur l’éventualité d’un obstacle, une question au guide Lacoste. Le guide avait répondu non. On pourrait presque dire que de ce signe de tête d’un paysan est sortie la catastrophe de Napoléon.

D’autres fatalités encore devaient surgir.

Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? Nous répondons non. Pourquoi ? À cause de Wellington ? à cause de Blücher ? Non. À cause de Dieu.

Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n’était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. Une autre série de faits se préparait, où Napoléon n’avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s’était annoncée de longue date.

Il était temps que cet homme vaste tombât.

L’excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l’équilibre. Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans une seule tête, le monde montant au cerveau d’un homme, cela serait mortel à la civilisation si cela durait. Le moment était venu pour l’incorruptible équité suprême d’aviser. Probablement les principes et les éléments, d’où dépendent les gravitations régulières dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d’une surcharge, de mystérieux gémissements de l’ombre, que l’abîme entend.

Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée.

Il gênait Dieu.

Waterloo n’est point une bataille ; c’est le changement de front de l’univers.

Chapitre X – Le plateau de Mont-Saint-Jean

En même temps que le ravin, la batterie s’était démasquée.

Soixante canons et les treize carrés foudroyèrent les cuirassiers à bout portant. L’intrépide général Delord fit le salut militaire à la batterie anglaise.

Toute l’artillerie volante anglaise était rentrée au galop dans les carrés. Les cuirassiers n’eurent pas même un temps d’arrêt. Le désastre du chemin creux les avait décimés, mais non découragés. C’étaient de ces hommes qui, diminués de nombre, grandissent de cœur.

La colonne Wathier seule avait souffert du désastre ; la colonne Delord, que Ney avait fait obliquer à gauche, comme s’il pressentait l’embûche, était arrivée entière.

Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais.

Ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolets au poing, telle fut l’attaque.

Il y a des moments dans les batailles où l’âme durcit l’homme jusqu’à changer le soldat en statue, et où toute cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent pas.

Alors ce fut effrayant.

Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les bayonnettes, le second rang les fusillait ; derrière le second rang les canonniers chargeaient les pièces, le front du carré s’ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans les carrés. Des files d’hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes s’enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants.