N'est-ce pas Tortillard?
—Tout chaud, tout bouillant, tout de suite! répondit le fils de Bras-Rouge en ricanant. Mais, se penchant, tout à coup vers la terre, il dit à voix basse:
—J'entends marcher dans le sentier, cachons-nous... Ça n'est pas la jeune fille, car on vient par le même côté où elle est venue.
En effet, une paysanne robuste, dans la force de l'âge, suivie d'un gros chien de ferme, et portant sur sa tête un panier couvert, parut au bout de quelques minutes, traversa le ravin et prit le sentier que suivaient le prêtre et la Goualeuse.
Nous rejoindrons ces deux personnages, et nous laisserons les trois complices embusqués dans le chemin creux.
Les dernières lueurs du soleil s'éteignaient lentement derrière la masse importante du château d'Écouen et des bois qui l'environnaient; de tous côtés s'étendaient à perte de vue des plaines immenses aux sillons bruns, durcis par la gelée... vaste solitude dont le hameau de Bouqueval semblait l'oasis.
Le ciel, d'une sérénité parfaite, se marbrait au couchant de longues traînées de pourpre, signe certain de vent et de froid; ces tons, d'abord d'un rouge vif, devenaient violets à mesure que le crépuscule envahissait l'atmosphère.
Le croissant de la lune, fin, délié comme la moitié d'un anneau d'argent, commençait à briller doucement dans un milieu d'azur et d'ombre.
Le silence était absolu, l'heure solennelle.
Le curé s'arrêta un moment sur la colline, pour jouir de l'aspect de cette belle soirée.
Après quelques moment de recueillement, étendant sa main tremblante vers les profondeurs de l'horizon à demi voilé par la brume de soir, il dit à Fleur-de-Marie, qui marchait pensive à côté de lui:
—Voyez donc, mon enfant, cette immensité dont on n'aperçoit plus les bornes... on n'entend pas le moindre bruit... il me semble que le silence et l'infini nous donnent presque une idée de l'éternité... Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création. Souvent j'ai été touché de l'admiration religieuse qu'elles vous inspiraient, à vous... qui en avez été si longtemps déshéritée. N'êtes-vous pas frappée comme moi du calme imposant qui règne à cette heure?
La Goualeuse ne répondit rien.
Étonné, le curé la regarda; elle pleurait.
—Qu'avez-vous donc, mon enfant?
—Mon père, je suis bien malheureuse!
—Malheureuse? Vous... maintenant malheureuse?
—Je sais que je n'ai pas le droit de me plaindre de mon sort, après tout ce qu'on a fait pour moi... et pourtant...
—Et pourtant?
—Ah! mon père, pardonnez-moi ces chagrins; ils offensent peut-être mes bienfaiteurs...
—Écoutez, Marie, nous vous avons souvent demandé le motif de la tristesse dont vous êtes quelquefois accablée, et qui cause à votre seconde mère de vives inquiétudes... Vous avez évité de nous répondre; nous avons respecté votre secret en nous affligeant de ne pouvoir soulager vos peines.
—Hélas! mon père, je ne puis vous dire ce qui se passe en moi. Ainsi que vous, tout à l'heure, je me suis sentie émue à l'aspect de cette soirée calme et triste... mon cœur s'est brisé... et j'ai pleuré...
—Mais qu'avez-vous, Marie? Vous savez combien l'on vous aime... Voyons, avouez-moi tout. D'ailleurs, je puis vous dire cela; le jour approche où Mme Georges et M. Rodolphe vous présenteront aux fonts du baptême, en prenant devant Dieu l'engagement de vous protéger toujours.
—M. Rodolphe? Lui... qui m'a sauvée! s'écria Fleur-de-Marie en joignant les mains; il daignerait me donner cette nouvelle preuve d'affection! Oh! tenez, je ne vous cacherai rien, mon père, je crains trop d'être ingrate.
—Ingrate! Et comment?
—Pour me faire comprendre, il faut que je vous parle des premiers jours où je suis venue à la ferme.
—Je vous écoute; nous causerons en marchant.
—Vous serez indulgent, n'est-ce pas, mon père? Ce que je vais vous dire est peut-être bien mal.
—Le Seigneur vous a prouvé qu'il était miséricordieux. Prenez courage.
—Lorsque j'ai su, en arrivant ici, que je ne quitterais pas la ferme et Mme Georges, dit Fleur-de-Marie après un moment de recueillement, j'ai cru faire un beau rêve. D'abord j'éprouvais comme un étourdissement de bonheur; à chaque instant, je songeais à M. Rodolphe. Bien souvent, toute seule et malgré moi, je levais les yeux au ciel comme pour l'y chercher et le remercier. Enfin... je m'en accuse, mon père... je pensais plus à lui qu'à Dieu; car il avait fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire. J'étais heureuse... heureuse comme quelqu'un qui a échappé pour toujours à un grand danger.
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