Maintenant elle aurait dix-sept ans!

—Et sa mère, monseigneur, vit-elle encore? demanda Clémence après un moment d'hésitation.

—Oh! ne m'en parlez pas, s'écria Rodolphe, dont les traits se rembrunirent à la pensée de Sarah. Sa mère est une indigne créature, une âme bronzée par l'égoïsme et par l'ambition. Quelquefois je me demande s'il ne vaut pas mieux pour ma fille d'être morte que d'être restée aux mains de sa mère.

Clémence éprouva une sorte de satisfaction en entendant Rodolphe s'exprimer ainsi.

—Oh! je conçois alors, s'écria-t-elle, que vous regrettiez doublement votre fille.

—Je l'aurais tant aimée!... Et puis il me semble que chez nous autres princes il y a toujours dans notre amour pour un fils une sorte d'intérêt de race et de nom, d'arrière-pensée politique. Mais une fille! une fille! on l'aime pour elle seule. Par cela même que l'on a vu, hélas! l'humanité sous ses faces les plus sinistres, quelles délices de se reposer dans la contemplation d'une âme candide et pure! de respirer son parfum virginal, d'épier avec une tendresse inquiète ses tressaillements ingénus! La mère la plus folle, la plus fière de sa fille, n'éprouve pas ces ravissements; elle lui est trop pareille pour l'apprécier, pour goûter ces douceurs ineffables; elle appréciera bien davantage les mâles qualités d'un fils vaillant et hardi. Car enfin ne trouvez-vous pas que ce qui rend encore plus touchant peut-être l'amour d'une mère pour son fils, l'amour d'un père pour sa fille, c'est que dans ces affections il y a un être faible qui a toujours besoin de protection? Le fils protège sa mère, le père protège sa fille.

—Oh! c'est vrai, monseigneur.

—Mais, hélas! à quoi bon comprendre ces jouissances ineffables, lorsqu'on ne doit jamais les éprouver! reprit Rodolphe avec abattement.

Clémence ne put retenir une larme, tant l'accent de Rodolphe avait été profond, déchirant.

Après un moment de silence, rougissant presque de l'émotion à laquelle il s'était laissé entraîner, il dit à Mme d'Harville en souriant tristement:

—Pardon, madame, mes regrets et mes souvenirs m'ont emporté malgré moi; vous m'excuserez, n'est-ce pas?

—Ah! monseigneur, croyez que je partage vos chagrins. N'en ai-je pas le droit? N'avez-vous pas partagé les miens? Malheureusement les consolations que je puis vous offrir sont vaines...

—Non, non... le témoignage de votre intérêt m'est doux et salutaire; c'est déjà presque un soulagement de dire que l'on souffre... et je ne vous l'aurais pas dit sans la nature de notre entretien, qui a réveillé en moi des souvenirs douloureux... C'est une faiblesse, mais je ne puis entendre parler d'une jeune fille sans songer à celle que j'ai perdue...

—Ces préoccupations sont si naturelles! Tenez, monseigneur, depuis que je vous ai vu, j'ai accompagné dans ses visites aux prisons une femme de mes amies qui est patronnesse de l'œuvre des jeunes détenues de Saint-Lazare; cette maison renferme des créatures bien coupables. Si je n'avais pas été mère, je les aurais jugées, sans doute, avec encore plus de sévérité... tandis que je ressens pour elles une pitié douloureuse en songeant que peut-être elles n'eussent pas été perdues sans l'abandon et la misère où on les a laissées depuis leur enfance... Je ne sais pourquoi, après ces pensées, il me semble aimer ma fille davantage encore...

—Allons, courage, dit Rodolphe avec un sourire mélancolique. Cet entretien me laisse rassuré sur vous... Une voie salutaire vous est ouverte; en la suivant vous traverserez, sans faillir, ces années d'épreuves si dangereuses pour les femmes, et surtout pour une femme douée comme vous l'êtes. Votre mérite sera grand... vous aurez encore à lutter, à souffrir... car vous êtes bien jeune, mais vous reprendrez des forces en songeant au bien que vous aurez fait... à celui que vous aurez à faire encore...

Mme d'Harville fondit en larmes.

—Au moins, dit-elle, votre appui, vos conseils ne me manqueront jamais, n'est-ce pas, monseigneur?

—De près ou de loin, toujours je prendrai le plus vif intérêt à ce qui vous touche... toujours, autant qu'il sera en moi, je contribuerai à votre bonheur... à celui de l'homme auquel j'ai voué la plus constante amitié.

—Oh! merci de cette promesse, monseigneur, dit Clémence en essuyant ses larmes. Sans votre généreux soutien, je le sens, mes forces m'abandonneraient... mais, croyez-moi... je vous le jure ici, j'accomplirai courageusement mon devoir.

À ces mots, une petite porte cachée dans la tenture s'ouvrit brusquement.

Clémence poussa un cri; Rodolphe tressaillit.

M. d'Harville parut, pâle, ému, profondément attendri, les yeux humides de larmes.

Le premier étonnement passé, le marquis dit à Rodolphe en lui donnant la lettre de Sarah:

—Monseigneur... voici la lettre infâme que j'ai reçue tout à l'heure devant vous... Veuillez la brûler après l'avoir lue.

Clémence regardait son mari avec stupeur.

—Oh! c'est infâme! s'écria Rodolphe indigné.

—Eh bien! monseigneur... Il y a quelque chose de plus lâche encore que cette lâcheté anonyme... C'est ma conduite!

—Que voulez-vous dire?

—Tout à l'heure, au lieu de vous montrer cette lettre franchement, hardiment, je vous l'ai cachée, j'ai feint le calme pendant que j'avais la jalousie, la rage, le désespoir dans le cœur...