C'est pour ça que je suis fâché de ne pas avoir mon bachot, car, si vous comptez sur ceux de l'île pour y aller, vous avez tort. Ce n'est pas Nicolas ou cette vilaine Calebasse qui vous y conduiraient.
—Je le sais bien. Mais que vous a dit la mère de mon homme? C'est donc à l'île qu'il est tombé malade?
—Ne m'embrouillez pas; voilà ce que c'est: ce matin je dis à la veuve: «Il y a deux jours que je n'ai vu Martial, son bachot est au pieu; il est donc en ville?» Là-dessus la veuve me regarde d'un air méchant: «Il est malade à l'île, et si malade qu'il n'en reviendra pas.» Je me dis à part moi: «Comment que ça se fait? Il y a trois jours que...» Eh bien! quoi! dit le père Férot en s'interrompant, eh bien! où allez-vous? Où diable court-elle à présent?
Croyant la vie de Martial menacée par les habitants de l'île, la Louve, éperdue de frayeur, transportée de rage, n'écoutant pas davantage le pêcheur, s'était encourue le long de la Seine.
Quelques détails topographiques sont indispensables à l'intelligence de la scène suivante.
L'île du Ravageur se rapprochait plus de la rive gauche de la rivière que de la rive droite, où Fleur-de-Marie et Mme Séraphin s'étaient embarquées.
La Louve se trouvait sur la rive gauche.
Sans être très-escarpée, la hauteur des terres de l'île masquait dans toute sa longueur la vue d'une rive sur l'autre. Ainsi la maîtresse de Martial n'avait pas pu voir l'embarquement de la Goualeuse, et la famille du ravageur n'avait pu voir la Louve accourant à ce moment même le long de la rive opposée.
Rappelons enfin au lecteur que la maison de campagne du docteur Griffon, où habitait temporairement le comte de Saint-Remy, s'élevait à mi-côte et près de la plage où la Louve arrivait éperdue.
Elle passa, sans les voir, auprès de deux personnes qui, frappées de son air hagard, se retournèrent pour la suivre de loin. Ces deux personnes étaient le comte de Saint-Remy et le docteur Griffon.
Le premier mouvement de la Louve en apprenant le péril de son amant avait été de courir impétueusement vers l'endroit où elle le savait en danger. Mais, à mesure qu'elle approchait de l'île, elle songeait à la difficulté d'y aborder. Ainsi que le lui avait dit le vieux pêcheur, elle ne devait compter sur aucun bateau étranger, et personne de la famille Martial ne voudrait la venir chercher.
Haletante, le teint empourpré, le regard étincelant, elle s'arrêta donc en face de la pointe de l'île qui, formant une courbe dans cet endroit, se rapprochait assez du rivage.
À travers les branches effeuillées des saules et des peupliers, la Louve aperçut le toit de la maison où Martial se mourait peut-être.
À cette vue, poussant un gémissement farouche, elle arracha son bonnet, laissa glisser sa robe jusqu'à ses pieds, ne garda que son jupon, se jeta intrépidement dans la rivière, y marcha tant qu'elle eut pied, puis, le perdant, elle se mit à nager vigoureusement vers l'île.
Ce fut un spectacle d'une énergie sauvage.
À chaque brassée, l'épaisse et longue chevelure de la Louve, dénouée par la violence de ses mouvements, frémissait autour de sa tête comme une crinière double à reflets cuivrés.
Sans l'ardente fixité de ses yeux incessamment attachés sur la maison de Martial, sans la contraction de ses traits crispés par de terribles angoisses, on aurait cru que la maîtresse du braconnier se jouait dans l'onde, tant cette femme nageait librement, fièrement. Tatoués en souvenir de son amant, ses bras blancs et nerveux, d'une vigueur toute virile, fendaient l'eau qui rejaillissait et roulait en perles humides sur ses larges épaules, sur sa robuste et ferme poitrine, qui ruisselait comme un marbre à demi submergé.
Tout à coup de l'autre côté de l'île retentit un cri de détresse, un cri d'agonie terrible, désespéré.
La Louve tressaillit et s'arrêta court.
Puis, se soutenant sur l'eau d'une main, de l'autre elle rejeta en arrière son épaisse chevelure et écouta.
Un nouveau cri se fit entendre, mais plus faible, mais suppliant, convulsif, expirant.
Et tout retomba dans un profond silence.
—Mon homme!!! cria la Louve en se remettant à nager avec fureur.
Dans son trouble, elle avait cru reconnaître la voix de Martial.
Le comte et le docteur, auprès desquels la Louve était passée en courant, n'avaient pu la suivre d'assez près pour s'opposer à sa témérité.
Ils arrivèrent en face de l'île au moment où venaient de retentir les deux cris effrayants.
Ils s'arrêtèrent aussi épouvantés que la Louve.
Voyant celle-ci lutter intrépidement contre le courant, ils s'écrièrent:
—La malheureuse va se noyer!
Ces craintes furent vaines.
La maîtresse de Martial nageait comme une loutre; en quelques brassées, l'intrépide créature aborda.
Elle avait pris pied, et s'aidait, pour sortir de l'eau, d'un des pieux qui formaient à l'extrémité de l'île une sorte d'estacade avancée, lorsque tout à coup, le long de ces pilotis, emporté par le courant, passa lentement le corps d'une jeune fille vêtue en paysanne; ses vêtements la soutenaient encore sur l'eau.
Se cramponner d'une main à l'un des pieux, de l'autre saisir brusquement au passage la femme par sa robe, tel fut le mouvement de la Louve, mouvement aussi rapide que la pensée.
Seulement elle attira si violemment à elle et en dedans du pilotis la malheureuse qu'elle sauvait, que celle-ci disparut un instant sous l'eau quoiqu'il y eût pied à cet endroit.
Douée d'une force et d'une adresse peu communes, la Louve souleva la Goualeuse (c'était elle), qu'elle n'avait pas encore reconnue, la prit entre ses bras robustes comme on prend un enfant, fit encore quelques pas dans la rivière et la déposa enfin sur la berge gazonnée de l'île.
—Courage! Courage! lui cria M. de Saint-Remy, témoin comme le docteur Griffon de ce hardi sauvetage. Nous allons passer le pont d'Asnières et venir à votre secours avec un bateau.
Puis tous deux se dirigèrent en hâte vers le pont.
Ces paroles n'arrivèrent pas jusqu'à la Louve.
Répétons que de la rive droite de la Seine, où se trouvaient encore Nicolas, Calebasse et sa mère, après leur détestable crime, on ne pouvait absolument voir ce qui se passait de l'autre côté de l'île, grâce à son escarpement.
Fleur-de-Marie, brusquement attirée par la Louve en dedans de l'estacade, ayant un moment plongé pour ne plus reparaître aux yeux de ses meurtriers, ceux-ci durent croire leur victime noyée et engloutie.
Quelques minutes après, le courant emportait un autre cadavre entre deux eaux sans que la Louve l'aperçût.
C'était le corps de la femme de charge du notaire.
Morte, bien morte, celle-là.
Nicolas et Calebasse avaient autant d'intérêt que Jacques Ferrand à faire disparaître ce témoin, ce complice de leur nouveau crime: aussi, lorsque le bateau à soupape s'était enfoncé avec Fleur-de-Marie, Nicolas, s'élançant dans le bachot conduit par sa sœur, et dans lequel se trouvait Mme Séraphin, avait imprimé une violente secousse à cette embarcation et saisi le moment où la femme de charge trébuchait pour la précipiter dans la rivière et l'y achever d'un coup de croc.
Haletante, épuisée, la Louve, agenouillée sur l'herbe à côté de Fleur-de-Marie, reprenait ses forces et examinait les traits de celle qu'elle venait d'arracher à la mort.
Qu'on juge de sa stupeur en reconnaissant sa compagne de prison.
Sa compagne qui avait eu sur sa destinée une influence si rapide, si bienfaisante... Dans son saisissement, la Louve un moment oublia Martial.
—La Goualeuse! s'écria-t-elle.
Et, le corps penché, appuyé sur ses genoux et sur ses mains, la tête échevelée, ses vêtements ruisselants d'eau, elle contemplait la malheureuse enfant étendue, presque expirante, sur le gazon. Pâle, inanimée, les yeux demi-ouverts et sans regard, ses beaux cheveux blonds collés à ses tempes, les lèvres bleues, ses petites mains déjà roidies, glacées, on l'eût crue morte.
—La Goualeuse! répéta la Louve; quel hasard! Moi qui venais dire à mon homme le bien et le mal qu'elle m'a faits avec ses paroles et ses promesses, la résolution que j'avais prise! Pauvre petite, je la retrouve ici morte! Mais non, non! s'écria la Louve en s'approchant encore plus de Fleur-de-Marie, et sentant un souffle imperceptible s'échapper de sa bouche. Non! Mon Dieu! Mon Dieu! Elle respire encore, je l'ai sauvée de la mort... Ça ne m'était jamais arrivé de sauver quelqu'un. Ah! ça fait du bien, ça réchauffe. Oui, mais mon homme, il faut le sauver aussi, lui. Peut-être qu'il râle à cette heure. Sa mère et son frère sont capables de l'assassiner. Je ne peux pas pourtant laisser là cette pauvre petite, je vais l'emporter chez la veuve; il faudra bien qu'elle la secoure et qu'elle me montre Martial, ou je brise tout, je tue tout. Oh! il n'y a ni mère, ni sœur, ni frère qui tiennent quand je sens mon homme là!
Et, se relevant aussitôt, la Louve emporta Fleur-de-Marie dans ses bras.
Chargée de ce léger fardeau, elle courut vers la maison, ne doutant pas que la veuve et sa fille, malgré leur méchanceté, ne donnassent les premiers secours à Fleur-de-Marie.
Lorsque la maîtresse de Martial fut arrivée au point culminant de l'île, d'où elle pouvait découvrir les deux rives de la Seine, Nicolas, sa mère et Calebasse s'étaient éloignés.
Certains de l'accomplissement de leur double meurtre, ils se rendirent en toute hâte chez Bras-Rouge.
À ce moment aussi un homme qui, embusqué dans un des enfoncements du rivage cachés par le four à plâtre, avait invisiblement assisté à cette horrible scène, disparaissait, croyant, ainsi que les meurtriers, le crime exécuté.
Cet homme était Jacques Ferrand.
Un des bateaux de Nicolas se balançait amarré à un pieu du rivage, à l'endroit où s'étaient embarquées la Goualeuse et Mme Séraphin.
À peine Jacques Ferrand quittait-il le four à plâtre pour regagner Paris, que M. de Saint-Remy et le docteur Griffon passaient en hâte le pont d'Asnières, accourant vers l'île, comptant s'y rendre à l'aide du bateau de Nicolas qu'ils avaient aperçu de loin.
À sa grande surprise, en arrivant auprès de la maison des ravageurs, la Louve trouva la porte fermée.
Déposant sous la tonnelle Fleur-de-Marie toujours évanouie, elle s'approcha de la maison. Elle connaissait la croisée de la chambre de Martial; quelle fut sa surprise de voir les volets de cette fenêtre couverts de plaques de tôle et assujettis au-dehors par deux barres de fer!
Devinant une partie de la vérité, la Louve poussa un cri rauque, retentissant, et se mit à appeler de toutes ses forces:
—Martial! Mon homme!...
Rien ne lui répondit.
Épouvantée de ce silence, la Louve se mit à tourner, à tourner autour du logis comme une bête sauvage qui flaire et cherche en rugissant l'entrée de la tanière où est enfermé son mâle.
De temps en temps elle criait:
—Mon homme, es-tu là? Mon homme!!!
Et, dans sa rage, elle ébranlait les barreaux de la fenêtre de la cuisine, elle frappait la muraille, elle heurtait à la porte.
Tout à coup un bruit sourd lui répondit de l'intérieur de la maison.
La Louve tressaillit, écouta.
Le bruit cessa.
—Mon homme m'a entendue, il faut que j'entre, quand je devrais ronger la porte avec mes dents.
Et elle se mit de nouveau à pousser son cri sauvage.
Plusieurs coups frappés, mais faiblement, à l'intérieur des volets de Martial, répondirent aux hurlements de la Louve.
—Il est là! s'écria-t-elle en s'arrêtant brusquement sous la fenêtre de son amant, il est là! S'il le faut, j'arracherai la tôle avec mes ongles, mais j'ouvrirai ces volets.
Ce disant, elle avisa une grande échelle à demi engagée derrière un des contrevents de la salle basse; en attirant violemment ce contrevent à elle, la Louve fit tomber la clef cachée par la veuve sur le bord de la croisée.
—Si elle ouvre, dit la Louve en essayant la clef dans la serrure de la porte d'entrée, je pourrai monter à sa chambre. Ça ouvre, s'écria-t-elle avec joie, mon homme est sauvé!
Une fois dans la cuisine, elle fut frappée des cris des deux enfants qui, renfermés dans le caveau et entendant un bruit extraordinaire, appelaient à leur secours.
La veuve, croyant que personne ne viendrait dans l'île ou dans la maison pendant son absence, s'était contentée d'enfermer François et Amandine à double tour, laissant la clef à la serrure.
Mis en liberté par la Louve, le frère et la sœur sortirent précipitamment du caveau.
—Ô la Louve! Sauvez mon frère Martial, ils veulent le faire mourir! s'écria François; depuis deux jours ils l'ont muré dans sa chambre.
—Ils ne lui ont pas fait de blessures?
—Non, non, je ne crois pas.
—J'arrive à temps! s'écria la Louve en courant à l'escalier; puis, s'arrêtant après avoir gravi quelques marches: Et la Goualeuse que j'oublie! dit-elle. Amandine, du feu tout de suite; toi et ton frère, apportez ici près de la cheminée une pauvre fille qui se noyait; je l'ai sauvée. Elle est sous la tonnelle. François, un merlin, une hache, une barre de fer, que j'enfonce la porte de mon homme!
—Il y a là le merlin à fendre le bois, mais c'est trop lourd pour vous, dit le jeune garçon en traînant avec peine un énorme marteau.
—Trop lourd! s'écria la Louve; et elle enleva sans peine cette masse de fer qu'en toute autre circonstance elle eût peut-être difficilement soulevée.
Puis, montant l'escalier quatre à quatre, elle répéta aux deux enfants:
—Courez chercher la jeune fille et approchez-la du feu.
En deux bonds la Louve fut au fond du corridor, à la porte de Martial.
—Courage, mon homme, voilà ta Louve! s'écria-t-elle; et levant le marteau à deux mains, d'un coup furieux elle ébranla la porte.
—Elle est clouée en dehors. Arrache les clous, s'écria Martial d'une voix faible.
Se jetant aussitôt à genoux dans le corridor, à l'aide du bec du merlin et de ses ongles qu'elle meurtrit, de ses doigts qu'elle déchira, la Louve parvint à arracher du plancher et du chambranle plusieurs clous énormes qui condamnaient la porte.
Enfin cette porte s'ouvrit.
Martial, pâle, les mains ensanglantées, tomba presque sans mouvement dans les bras de la Louve.
—Enfin je te vois, je te tiens, je t'ai..., s'écria la Louve en recevant et en serrant Martial dans ses bras, avec un accent de possession et de joie d'une énergie sauvage; puis, le soutenant, le portant presque, elle l'aida à s'asseoir sur un banc placé dans le corridor.
Pendant quelques minutes Martial resta faible, hagard, cherchant à se remettre de cette violente secousse qui avait épuisé ses forces défaillantes.
La Louve sauvait son amant au moment où, anéanti, désespéré, il se sentait mourir, moins encore par le manque d'aliments que par la privation d'air, impossible à renouveler dans une petite chambre sans cheminée, sans issue, et hermétiquement fermée, grâce à l'atroce prévoyance de Calebasse, qui avait bouché avec de vieux linges jusqu'aux moindres fissures de la porte et de la croisée.
Palpitante de bonheur et d'angoisse, les yeux mouillés de pleurs, la Louve, à genoux, épiait les moindres mouvements de la physionomie de Martial.
Celui-ci semblait peu à peu renaître en aspirant à longs traits un air pur et salubre.
Après quelques tressaillements, il releva sa tête appesantie, poussa un long soupir et ouvrit les yeux.
—Martial, c'est moi, c'est ta Louve! Comment vas-tu?
—Mieux, répondit-il d'une voix faible.
—Mon Dieu! qu'est-ce que tu veux? De l'eau, du vinaigre?
—Non, non, reprit Martial de moins en moins oppressé. De l'air! Oh! de l'air, rien que de l'air!
La Louve, au risque de se couper les poings, brisa les quatre carreaux d'une fenêtre qu'elle n'aurait pu ouvrir sans déranger une lourde table.
—Je respire maintenant, je respire; ma tête se dégage, dit Martial en revenant tout à fait à lui.
Puis, comme s'il se fût alors seulement rappelé le service que sa maîtresse lui avait rendu, il s'écria avec une explosion de reconnaissance ineffable:
—Sans toi, j'étais mort, ma brave Louve.
—Bien, bien... comment te trouves-tu à cette heure?
—De mieux en mieux.
—Tu as faim?
—Non, je me sens trop faible. Ce qui m'a fait le plus souffrir, c'était le manque d'air.
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