j'aime mademoiselle votre fille.

—De sorte que, vos travaux achevés, vous n'êtes pas revenu chez nous de peur de vous laisser entraîner davantage à votre amour?

—Oui, monsieur...

—De cet amour vous n'avez jamais parlé à ma fille?

—Jamais, monsieur...

—Je le savais. Mais pourquoi avoir manqué de confiance envers moi, monsieur Georges?

—Monsieur,—répondit le jeune homme avec embarras,—je... n'ai... pas osé...

—Pourquoi? parce que je suis ce qu'on appelle un bourgeois?... un homme riche comparativement à vous, qui vivez au jour le jour de votre travail?

—Oui, monsieur...

Après un moment de silence, le marchand reprit:

—Permettez-moi, monsieur Georges, de vous adresser une question; vous y répondrez si vous le jugez convenable.

—Je vous écoute, monsieur.

—Il y a environ quinze mois, quelque temps après votre retour de l'armée, vous avez dû vous marier?

—Oui, monsieur.

—Avec une jeune ouvrière fleuriste, orpheline, nommée Joséphine Éloi?

—Oui, monsieur.

—Pouvez-vous m'apprendre pourquoi ce mariage n'a pas eu lieu? Le jeune homme rougit; une expression douloureuse contracta ses traits; il hésitait à répondre.

M. Lebrenn l'examinait attentivement; aussi, inquiet et surpris du silence de Georges, il ne put s'empêcher de s'écrier avec amertume et sévérité:

—Ainsi, la séduction, puis l'abandon et l'oubli... Votre trouble... ne le dit que trop!

—Vous vous méprenez, monsieur,—reprit vivement Georges,—mon trouble, mon émotion, sont causés par de cruels souvenirs... Voilà ce qui s'est passé; je ne mens jamais...

—Je le sais, monsieur Georges.

—Joséphine demeurait dans la même maison que mon patron. C'est ainsi que je l'ai connue. Elle était fort jolie, et, quoique sans instruction, remplie d'esprit naturel. Je la savais habituée au travail et à la pauvreté; je la croyais sage. La vie de garçon me pesait. Je pensais aussi à mon grand-père: une femme m'eût aidé à le mieux soigner. Je proposai à Joséphine de nous unir; elle parut enchantée, fixa elle-même le jour de notre mariage... Et ceux-là ont menti, monsieur, qui vous ont parlé de séduction et d'abandon!

—Je vous crois,—dit M. Lebrenn en tendant cordialement la main au jeune homme.—Je suis heureux de vous croire; mais comment votre mariage a-t-il manqué?

—Huit jours avant l'époque de notre union, Joséphine a disparu, m'écrivant que tout était rompu. J'ai su, depuis, que, cédant aux mauvais conseils d'une amie déjà perdue, elle l'avait imitée... Ayant toujours vécu dans la misère, enduré de dures privations, malgré son travail de douze à quinze heures par jour... Joséphine a reculé devant l'existence que je lui offrais, existence aussi laborieuse, aussi pauvre que la sienne.

—Et comme tant d'autres,—reprit M. Lebrenn,—elle aura succombé à la tentation d'une vie moins pénible! Ah! la misère... la misère!

—Je n'ai jamais revu Joséphine, monsieur..... Elle est à cette heure, m'a-t-on dit, une des coryphées des bals publics... elle a quitté son nom pour je ne sais quel surnom motivé sur son habitude d'improviser à propos de tout les plus folles chansons... Enfin, elle est à jamais perdue. Cependant elle avait d'excellentes qualités de cœur... Vous comprenez maintenant, monsieur, la cause de ma triste émotion de tout à l'heure, lorsque vous m'avez parlé de Joséphine.

—Cette émotion prouve en faveur de votre cœur, monsieur Georges... On vous avait calomnié... Je m'en doutais. Maintenant, j'en suis certain.