Rien de
plus fier que son regard, de plus mâle que sa figure, de plus digne
que son maintien ; sur son front et sur sa joue gauche, on
voyait la trace de deux blessures à peine cicatrisées. À son air
valeureux, on l’eût pris pour un de ces chefs que les tribus
choisissent pour les commander en temps de guerre. Joel et son fils
n’en furent que plus désireux de le voir accepter leur
hospitalité.
– Ami voyageur, lui dit Joel, – la nuit
vient ; tu t’es égaré, ce chemin ne mène qu’à des grèves
désertes ; la marée va bientôt les couvrir, car le vent
souffle très-fort… continuer ta route par la nuit qui s’annonce,
serait très-périlleux ; viens donc dans ma maison :
demain tu continueras ton voyage.
– Je ne suis point égaré ; je sais
où je vais, je suis pressé ; range tes bœufs, fais-moi
passage, – répondit brusquement le cavalier, dont le front était
baigné de sueur à cause de la précipitation de sa course. Par son
accent il paraissait appartenir à la Gaule du centre, vers la
Loire. Après avoir ainsi parlé à Joel, il donna deux coups de talon
à son grand cheval noir pour s’approcher davantage des bœufs du
chariot, qui, s’étant un peu détournés, barraient absolument le
passage.
– Ami voyageur, tu ne m’as donc pas
entendu ? – reprit Joel. – Je t’ai dit que ce chemin ne menait
qu’à la grève… que la nuit venait, et que je t’offrais ma
maison.
Mais l’étranger, commençant à se mettre en
colère, s’écria :
– Je n’ai pas besoin de ton hospitalité…
range tes bœufs… Tu vois qu’à cause des rochers je ne peux passer
ni d’un côté ni de l’autre… Allons, vite, je suis pressé…
– Ami, – dit Joel, – tu es étranger, je
suis du pays : mon devoir est de t’empêcher de t’égarer… Je
ferai mon devoir…
– Par Ritha-Gaür ! qui
s’est fait une saie[37] avec la
barbe des rois qu’il a rasés[38] ! –
s’écria l’inconnu de plus en plus courroucé, – depuis que la barbe
m’a poussé, j’ai beaucoup voyagé, beaucoup vu de pays, beaucoup vu
d’hommes, beaucoup vu de choses surprenantes… mais jamais je n’ai
rencontré de fous aussi fous que ces deux fous-là !
Joel et son fils, qui aimaient passionnément à
entendre raconter, apprenant par l’étranger lui-même qu’il avait vu
beaucoup de pays, beaucoup d’hommes, beaucoup de choses
surprenantes, conclurent de là qu’il devait avoir de charmants et
nombreux récits à faire, et se sentirent un très-violent désir
d’avoir pour hôte un tel récitateur. Aussi, Joel, loin de déranger
son chariot, s’avança tout auprès du cavalier, et lui dit de sa
voix la plus douce, quoique naturellement il l’eut
très-rude :
– Ami, tu n’iras pas plus loin ! Je
veux me rendre très-aimable aux dieux, et surtout à
Teutâtès, le dieu des voyageurs, en t’empêchant de
t’égarer, et en te faisant passer une bonne nuit sous un bon toit,
au lieu de te laisser errer sur la grève, où tu risquerais d’être
noyé par la marée montante.
– Prends garde… – reprit l’inconnu en
portant la main à la hache suspendue à son côté. – Prends
garde !… Si à l’instant tu ne ranges pas tes bœufs, j’en fais
un sacrifice aux dieux, et je t’ajoute à l’offrande !…
– Les dieux ne peuvent que protéger un
fervent tel que toi, – répondit Joel, qui en souriant avait échangé
quelques mots à voix basse avec son fils ; – aussi les dieux
t’empêcheront-ils de passer la nuit sur la grève… Tu vas voir…
Et Joel, ainsi que son fils, se précipitant à
l’improviste sur le voyageur, le prirent chacun par une jambe, et,
comme ils étaient tous deux extrêmement grands et robustes, ils le
soulevèrent comme debout au-dessus de la selle de son cheval,
auquel ils donnèrent un coup de genou dans le ventre, de sorte
qu’il se porta en avant, et que Joel et Guilhern n’eurent plus qu’à
déposer par terre, et avec beaucoup de respect, le cavalier sur ses
pieds. Mais celui-ci, dont la rage était au comble, ayant voulu
résister et tirer son couteau, Joel et Guilhern le continrent,
prirent une grosse corde dans leur chariot, lièrent solidement,
mais avec grande douceur et amitié, les mains et les jambes de
l’inconnu, et, malgré ses furieux efforts, le rendant ainsi
incapable de bouger, le placèrent au fond du chariot, toujours avec
beaucoup de respect et d’amitié, car la mâle dignité de sa figure
les frappait de plus en plus[39].
Alors Guilhern monta le cheval du voyageur, et
suivit le chariot que conduisait Joel, hâtant de son aiguillon la
marche de ses bœufs, car le vent soufflait de plus en plus
fort ; on entendait la mer se briser à grand bruit sur les
rochers de la côte ; quelques éclairs brillaient à travers les
nuages noirs, tout enfin annonçait une nuit d’orage.
Et cependant, malgré cette nuit menaçante,
l’inconnu ne semblait point reconnaissant de l’hospitalité que Joel
et son fils s’empressaient de lui offrir. Couché au fond du
chariot, il était pâle de rage ; tantôt il grinçait des dents,
tantôt il soufflait comme quelqu’un qui a fort chaud ; mais,
concentrant son courroux en lui-même, il ne disait mot. Joel (il
doit l’avouer) aimait beaucoup à entendre raconter ; mais il
aimait aussi beaucoup à parler. Aussi dit-il à
l’étranger :
– Mon hôte, car tu l’es maintenant, je
remercie Teutâtès, le dieu des voyageurs, de m’avoir
envoyé un hôte… Il faut que tu saches qui je suis ; oui je
dois te dire qui je suis, puisque tu vas t’asseoir à mon foyer.
Et quoique le voyageur fît un mouvement de
colère, semblant signifier qu’il lui était indifférent de savoir
quel était Joel, celui-ci continua néanmoins :
– Je me nomme Joel… je suis fils
de Marick, qui était fils de Kirio…
Kirio était fils de Tiras… Tiras était
fils de Gomer… Gomer était fils de Vorr…
Vorr était fils de Glenan… Glenan, fils
d’Erer, qui était le fils de Roderik, choisi pour
être le BRENN[40] de l’armée gauloise confédérée, qui
fit, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, payer rançon à Rome
pour punir les Romains de leur traîtrise. J’ai été nommé
brenn de ma tribu, qui est la tribu de Karnak. De père en
fils nous sommes laboureurs, nous cultivons nos champs de notre
mieux, et selon l’exemple donné par COLL[41] à nos
aïeux… Nous semons plus de froment et d’orge que de seigle et
d’avoine.
L’étranger paraissait toujours plus colère que
soucieux de ces détails ; cependant Joel continua de la
sorte :
– Il y a trente-deux ans, j’ai épousé
Margarid, fille de Dorlenn ; j’ai eu d’elle
une fille et trois garçons : l’aîné, qui est là derrière nous,
conduisant ton bon cheval noir, ami hôte… l’aîné se nomme
Guilhern ; il m’aide, ainsi que plusieurs de nos parents, à
cultiver nos champs… J’élève beaucoup de moutons noirs, qui
paissent dans nos landes, ainsi que des porcs à demi sauvages,
méchants comme des loups [42], et qui
ne couchent jamais sous un toit… Nous avons quelques bonnes
prairies dans la vallée d’Alrè… J’élève aussi des chevaux,
fils de mon fier étalon Tom-Bras, (ardent). Mon fils
Guilhern s’amuse, lui, à élever des chiens pour la chasse et pour
la guerre : ceux de chasse sont issus de la race d’un limier
nommé Tyntammar ; ceux de guerre[43]
sont fils de mon grand dogue Deber-Trud (le mangeur
d’hommes). Nos chevaux et nos chiens sont si renommés, que de plus
de vingt lieues d’ici on vient nous en acheter. Tu vois, mon hôte,
que tu pouvais tomber en pire maison.
L’étranger poussa comme un grand soupir de
colère étouffée, mordit ce qu’il put mordre de ses longues
moustaches blondes, et leva les yeux vers le ciel.
Joel continua en aiguillonnant ses
bœufs :
– Mikaël, mon second fils, est
armurier à quatre lieues d’ici, à Alrè… Il ne fabrique pas
seulement des armes de guerre, mais aussi des coutres de charrue,
de grandes faux gauloises[44] et des
haches très-estimées, car il tire son fer des montagnes d’Arrès… Ce
n’est point tout, ami voyageur… non, ce n’est point tout… Mikaël
fait autre chose encore… Avant de s’établir à Alrè, il est allé à
Bourges travailler chez un de nos parents, qui descend du
premier artisan qui ait eu l’invention d’appliquer l’étain sur le
fer et sur le cuivre[45], étamage
où excellent maintenant les artisans de Bourges… Aussi, mon fils
Mikaël est-il revenu digne de ses maîtres… Ah ! si tu les
voyais, tu les croirais d’argent, ces mors de chevaux ! ces
ornements de chariot, et ces superbes casques de guerre, que
fabrique Mikaël ! ! ! Il a terminé dernièrement un
casque dont le cimier représente une tête d’élan avec ses cornes…
rien de plus magnifique et de plus redoutable !…
– Ah ! – murmura l’étranger entre
ses dents, – que l’on a bien raison de dire : L’épée du
Gaulois ne tue qu’une fois, sa langue vous massacre sans
cesse !…
– Ami hôte, – reprit Joel, – jusqu’ici je
n’ai aucune louange à donner à ta langue, aussi muette que celle
d’un poisson ; mais j’attendrai ton loisir, afin que tu me
dises, à ton tour, qui tu es, d’où tu viens, où tu vas, ce que tu
as vu dans tes voyages, quels hommes surprenants tu as rencontrés,
puis ce qui se passe enfin à cette heure dans les autres contrées
de la Gaule que tu viens de traverser, sans doute ? En
attendant tes récits, je vais terminer de t’instruire sur moi et
sur ma famille.
À cette menace, l’étranger se raidit de tous
ses membres, comme s’il eût voulu rompre ses liens ; mais il
ne put y parvenir : la corde était solide, et Joel, ainsi que
son fils, faisaient très-bien les nœuds.
– Je ne t’ai point encore parlé de mon
troisième fils, Albinik le marin, – continua Joel ; –
il trafique avec l’île de la Grande-Bretagne, ainsi que sur toute
la côte de la Gaule, et va jusqu’en Espagne porter des vins de
Gascogne et des salaisons d’Aquitaine… Malheureusement il est en
mer depuis assez longtemps avec sa gentille femme Meroë ;
aussi tu ne les verras pas ce soir dans ma maison… Je t’ai dit
qu’en outre de mes trois fils j’avais une fille… celle-là,
oh ! celle-là, vois-tu !… – ajouta Joel d’un air glorieux
et attendri, – c’est la perle de la famille !… Ce n’est point
moi seul qui dis cela, c’est ma femme, ce sont mes fils, ce sont
tous nos parents, c’est toute ma tribu ; car il n’y a qu’une
voix pour chanter les louanges d’Hêna, fille de Joel…
d’Hêna, l’une des neuf vierges de l’île de Sên.
– Que dis-tu ? – s’écria le voyageur
en se dressant soudain sur son séant, seul mouvement qui lui fût
permis, parce qu’il avait les jambes liées et les mains attachées
derrière le dos. – Que dis-tu ? ta fille ? une des neuf
vierges de l’île de Sên ?…
– Cela paraît te surprendre beaucoup, et
t’adoucir un peu, ami hôte ?…
– Ta fille, – reprit l’étranger, comme
s’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait, – ta fille… une des
neuf druidesses de l’île de Sên[46] ?…
– Aussi vrai qu’il y a demain dix-huit
années qu’elle est née ; car nous nous apprêtons à fêter sa
naissance, et tu pourras être de la fête. L’hôte, assis à notre
foyer, est de notre famille… Tu verras ma fille ; elle est la
plus belle, la plus douce, la plus savante de ses compagnes, sans
pour cela médire d’aucune d’elles.
– Allons, – reprit moins brusquement
l’inconnu, – je te pardonne la violence que tu m’as faite.
– Violence hospitalière, ami.
– Hospitalière ou non, tu m’as empêché
par la force de me rendre à l’anse d’Érer, où une barque
m’attendait jusqu’au coucher du soleil pour me conduire à l’île de
Sên.
À ces mots Joel se mit à rire.
– De quoi ris-tu ? – lui demanda
l’étranger.
– Si tu me disais qu’une barque ayant une
tête de chien, des ailes d’oiseau et une queue de poisson, t’attend
pour te conduire dans le soleil, je rirais de même de tes
paroles.
– Je ne te comprends pas.
– Tu es mon hôte ; je ne
t’injurierai point en te disant que tu mens. Mais je te
dirai : Ami, tu plaisantes en parlant de cette barque qui te
doit conduire à l’île de Sên. Jamais homme… excepté le plus ancien
des druides… n’a mis, ne met et ne mettra le pied dans l’île de
Sên…
– Et quand tu vas y voir ta
fille ?
– Je n’entre pas dans l’île ; je
touche à l’îlot de Kellor. Là j’attends ma fille Hêna, qui vient me
joindre.
– Ami Joel, – dit le voyageur, – tu as
voulu que je fusse ton hôte ; je le suis, et, comme tel, je te
demande un service. Conduis-moi demain, dans ta barque, à l’îlot de
Kellor.
– Tu ne sais donc pas que des
Ewagh’s[47] veillent
la nuit et le jour ?
– Je le sais ; c’est l’un d’eux qui
devait ce soir venir me chercher, à l’anse d’Érer, pour me conduire
auprès de Talyessin, le plus ancien des druides, qui est à
cette heure à l’île de Sên, avec son épouse Auria[48].
– C’est la vérité, – dit Joel très
surpris. – La dernière fois que ma fille est venue à la maison,
elle m’a dit que le vieux Talyessin était dans l’île depuis le
nouvel an, et que la femme de Talyessin avait pour elle les bontés
d’une mère.
– Tu vois que tu peux me croire, ami
Joel. Conduis-moi donc demain à l’îlot de Kellor ; je parlerai
à un des Ewagh’s. Le reste me regarde.
– J’y consens ; je te conduirai à
l’îlot de Kellor.
– Maintenant, tu peux me débarrasser de
mes liens. Je te jure, par Hésus, que je ne chercherai pas
à échapper à ton hospitalité…
– Ainsi soit fait, – dit Joel en
détachant les liens de l’étranger. – Je me fie à la promesse de mon
hôte.
Lorsque Joel disait cela, la nuit était venue.
Mais, malgré les ténèbres et les difficultés du chemin, l’attelage,
sûr de sa route, arrivait proche de la maison de Joel. Son fils
Guilhern, qui, toujours monté sur le cheval du voyageur, avait
suivi le chariot, prit une corne de bœuf, percée à ses deux bouts,
s’en servit comme d’une trompe, et y souffla par trois fois.
Bientôt de grands aboiements de chiens répondirent à ces
appels.
– Nous voici arrivés à ma maison, – dit
Joel à l’étranger. – Tu dois t’en douter aux aboiements des chiens…
Tiens, cette grosse voix qui domine toutes les autres est celle de
mon vieux Deber-Trud (le mangeur d’hommes), d’où descend
la vaillante race de chiens de guerre que tu verras demain.
1 comment