C’était une nouvelle
courtisane venue d’Italie… belle à rendre Vénus jalouse, blonde aux
yeux noirs et au teint de rose… une nymphe pour la taille…
vingt-cinq à vingt-six ans au plus… et d’une telle renommée de
beauté qu’on ne la nomme pas autrement que la belle
Gauloise.
À mesure que la magicienne parlait, Sylvest
sentait son cœur se briser, une sueur froide inonder son front. Il
avait entendu parler déjà d’une courtisane gauloise arrivée depuis
peu à Orange, sans savoir d’autres détails sur elle ; mais, en
apprenant par la sorcière que cette courtisane venait d’Italie,
qu’elle avait vingt-cinq à vingt-six ans, les cheveux blonds et les
yeux noirs, il se souvint que sa sœur Siomara, autrefois vendue
toute enfant, après la bataille de Vannes, au seigneur Trimalcion,
partant alors pour l’Italie ; il se souvint que sa sœur devait
être aussi âgée de vingt-cinq à vingt-six ans et avait aussi les
cheveux blonds et les yeux noirs… Un horrible pressentiment
traversa l’esprit de Sylvest ; il écouta la sorcière avec un
redoublement d’angoisse.
Faustine, de plus en plus sombre et sinistre,
à mesure que la vieille parlait de la rare beauté de la courtisane
gauloise, Faustine, les yeux fixes, son front appuyé sur sa main,
écoutait, sans l’interrompre, la Thessalienne. Celle-ci poursuivit
au milieu du profond silence des esclaves, considérés par leur
maîtresse, et selon l’habitude, comme n’ayant pas plus d’importance
que des animaux familiers avec qui et devant qui l’on fait tout,
l’on dit tout, l’on ose tout…
– La belle Gauloise !… oh !
oh ! j’en sais long sur elle… grâce à mes secrets
magiques ! ajouta la Thessalienne d’un air mystérieux. Ça été
un beau jour pour moi quand j’ai appris sa venue à
Orange !
Et, éclatant d’un rire singulier, qui fit
tressaillir la grande dame, l’horrible vieille s’écria :
– Ah ! ah ! ah ! belle
Gauloise !… belle adorée !… tu verras une nuit… par une
nuit profonde comme la tombe… tu verras que la poule noire a
couvé des œufs de serpent !…
Sylvest ne comprit pas ces mots étranges, mais
l’expression de la Thessalienne l’épouvanta.
– Parle plus clairement, lui dit
Faustine : que signifient ces paroles mystérieuses ?
La sorcière secoua la tête et
reprit :
– L’heure n’est pas venue de t’en dire
davantage… Mais ce que je peux t’apprendre, et cela n’est pas un
secret… c’est que la belle Gauloise s’appelle Siomara… Elle a été
revendue lors de la succession du vieux et riche seigneur
Trimalcion, qui a laissé de si grands souvenirs d’opulence et
d’impériale débauche en Italie.
Les derniers doutes de Sylvest s’évanouirent…
La courtisane gauloise… c’était sa sœur… sa sœur Siomara, qu’il
n’avait pas revue depuis dix-huit ans…
Faustine avait écouté la sorcière dans un
sombre silence ; elle lui dit :
– Ainsi, Mont-Liban aime cette
courtisane ?… il en est aimé ?…
– Tu l’as dit, noble dame.
– Écoute… Tu prétends ton art
puissant : peux-tu rompre à l’instant le charme qui attache
cet homme à cette vile créature ?
– Non ; mais je peux te prédire si
ce charme sera ou non rompu… et s’il le sera tard… ou bientôt.
– Alors parle ! s’écria Faustine
qui, en ce moment, semblait plus sinistre et plus pâle
encore ; si ton art n’est pas un mensonge… dis-moi l’avenir à
l’instant… Parle…
– Crois-tu donc que l’avenir se dévoile à
nous sans cérémonie propitiatoire ?…
– Fais ta cérémonie… hâte-toi…
– Il me faut trois choses…
– Lesquelles ?…
– Un de tes cheveux.
– Le voilà, dit Faustine en arrachant un
de ses noirs cheveux à travers les mailles de sa résille d’or.
– Il me faut encore une boulette de
cire ; elle représentera le cœur de Siomara, la belle
Gauloise, et je percerai d’une aiguille ce cœur figuré.
– Érèbe, dit Faustine au gigantesque
Éthiopien, prends un morceau de cire à ce flambeau…
Et s’adressant à la sorcière :
– Que veux-tu encore ?
La Thessalienne parla bas à l’oreille de la
grande dame, qui lui dit tout en l’écoutant :
– Te la faut-il jeune… belle ?…
– Oui, jeune et belle, répondit la
magicienne avec un sourire qui fit frémir Sylvest, j’aime ce qui
est jeune… ce qui est beau…
– Choisis, dit Faustine en lui désignant
du geste ses esclaves muettes, immobiles et debout autour de leur
maîtresse.
La sorcière s’approcha d’elles, examina
soigneusement la paume des mains de plusieurs de ces jeunes filles
qui, osant à peine manifester leur inquiétude devant Faustine,
échangeaient quelques regards à la dérobée. Enfin la vieille fit
son choix : c’était une charmante enfant de quinze ans ;
à son teint brun, à ses cheveux d’un noir bleuâtre, on la
reconnaissait pour une Gauloise du Midi. La Thessalienne la saisit
par la main, l’amena toute tremblante devant la grande dame, et lui
dit :
– Celle-ci convient !
– Prends-la ! répondit Faustine
pensive, sans même regarder la jeune fille, dont les yeux déjà
humides de larmes l’imploraient humblement.
– Une coupe pleine de vin ! demanda
la sorcière.
Le noir Éthiopien alla chercher une coupe sur
l’un des buffets d’ivoire et la remplit.
Faustine devenait de plus en plus
sombre ; par deux fois elle passa ses mains sur son front, et
dit durement aux deux jeunes Grecs qui, attentifs à cette scène,
avaient cessé le jeu de leurs éventails :
– De l’air… donc… de l’air !…
j’étouffe ici… Pas de négligence… ou je vous fais couper les
épaules à coups de fouet !
Les deux affranchis, à cette menace, firent
jouer leurs éventails avec une nouvelle activité.
Le noir ayant rapporté du buffet une coupe
remplie de vin, la sorcière tira de sa pochette un petit flacon, en
vida le contenu dans le vase d’or, et, le présentant à la jeune
esclave, lui dit :
– Bois…
Sans doute frappée d’un sinistre soupçon, la
malheureuse enfant hésita… et tâcha de chercher, soit un conseil,
soit un regard de pitié chez ses compagnes ; mais,
hélas ! telle est l’horrible condition de la servitude, que
toutes les esclaves détournèrent les yeux de cette infortunée,
craignant d’être compromises en répondant au muet appel qu’elle
faisait à leur pitié.
Faustine, courroucée de l’hésitation de son
esclave, s’écria d’une voix menaçante :
– Par Pluton… boiras-tu ?
La jeune fille, se voyant abandonnée de tous,
devint d’une pâleur mortelle, se résigna, leva les yeux au ciel,
approcha la coupe de ses lèvres d’une main si tremblante que
Sylvest entendit le choc du métal sur les dents de cette pauvre
enfant ; puis elle but, rendit la coupe à l’Éthiopien, et
secoua la tête avec accablement, comme quelqu’un qui renonce à la
vie.
– Maintenant, lui dit la sorcière,
donne-moi tes mains…
La jeune Gauloise obéit ; la sorcière
prit un morceau de craie dans sa pochette et en blanchit les doigts
de l’esclave.
À peine la vieille avait-elle terminé cette
opération, que la jeune Gauloise devint livide, ses lèvres
bleuirent, ses yeux semblèrent se renfoncer dans leur orbite, ses
membres frissonnèrent, et se sentant sans doute défaillir, elle
s’appuya sur l’un des trépieds où brûlaient des parfums, et porta
d’un air égaré ses mains tantôt à son cœur, tantôt à sa tête…
La grande dame, toujours accoudée, le menton
dans sa main, avait attentivement suivi les mouvements de la
sorcière, et lui dit :
– Pourquoi lui as-tu ainsi enduit les
doigts de craie ?
– Pour qu’elle écrive.
– Quoi ?
– Les caractères qu’elle va tracer sur ce
tapis rouge avec ses doigts enduits de blanc.
– Quels sont ces caractères ?
– Attends un instant, répondit la
Thessalienne en examinant l’esclave, tu vas voir.
Il régna dans le temple un silence de
mort…
Tous les regards s’attachèrent alors sans
crainte sur la jeune Gauloise… Elle n’implorait plus personne, et
l’on devinait son sort…
Après s’être appuyée toute chancelante sur le
trépied, elle parut soudain saisie de vertige, balbutia quelques
mots s’affaissa sur elle-même, roula sur le tapis, et bientôt s’y
tordit en proie à des convulsions horribles ; de sorte que ses
mains, tour à tour étendues et crispées par la douleur, labouraient
l’étoffe rouge dont était couvert le plancher, y laissant ainsi des
traces blanches avec ses doigts enduits de craie.
– Vois-tu ?… vois-tu ? dit la
magicienne à la grande dame, qui, toujours son menton dans sa main,
regardait avec une curiosité tranquille son esclave se tordre et
agoniser ; vois-tu ces caractères blancs… tracés par ses
doigts convulsifs ? Vois-tu qu’elle écrit !… C’est là mon
grimoire, c’est là que je vais lire si le charme qui unit
Mont-Liban à Siomara… sera bientôt rompu…
Les autres esclaves, habituées à de pareils
spectacles, restaient impassibles devant les tortures de leur
compagne ; elles auraient payé trop cher la moindre marque de
commisération. Peu à peu les convulsions de la jeune Gauloise
devinrent moins violentes, elle ne se débattit plus que faiblement
contre la mort… Après quelques derniers tressaillements, elle
expira et tout son corps se roidit d’une manière effrayante.
– Ôtez ce corps… il me gêne, dit la
sorcière ; il faut que je lise maintenant les arrêts du destin
tracés par cette main mourante.
Le gigantesque Éthiopien, comme s’il eût été
habitué à de pareilles choses, prit le corps inanimé de la
Gauloise, se dirigea vers la porte qui donnait sur le canal, et
disparut.
Sylvest, de l’endroit où il était caché,
entendit le bruit d’un corps tombant au milieu des eaux profondes,
et vit peu d’instants après l’Éthiopien rentrer dans le temple.
Faustine quitta ses coussins, se leva et
s’approcha de la sorcière qui, courbée vers le tapis, semblait y
déchiffrer les caractères tracés par la main de la mourante…
Faustine se courba aussi, et suivit d’un œil
sombre tous les mouvements de la Thessalienne ; celle-ci avait
traversé d’une aiguille la boule de cire symbolisant le cœur de
Siomara, rivale de la grande dame, et ensuite attaché le cheveu de
Faustine à cette aiguille ; puis, tout en marmottant des
paroles confuses, elle la piquait çà et là sur les caractères
blancs tracés par l’esclave agonisante.
De temps à autre Faustine demandait à la
sorcière avec anxiété :
– Que lis-tu ?… que
lis-tu ?
– Rien de bon jusqu’ici…
– Chimère… fourberie que ta magie !
s’écria la noble dame en se redressant avec dédain ; vains
jeux que tout cela !…
– Voici pourtant un signe meilleur,
reprit la vieille eu se parlant à elle-même et sans s’inquiéter des
paroles de la Romaine. Oui… oui… En comparant ce signe à cet autre
demi effacé… c’est bon… très-bon…
– Tu as de l’espoir ? dit
Faustine.
Et de nouveau elle se courba auprès de la
vieille.
– Pourtant, reprit celle-ci en hochant la
tête, voici le cœur de Siomara qui vient de tourner trois fois sur
lui-même… Mauvais… mauvais présage !
– Je suis folle de t’écouter !
s’écria Faustine en se redressant courroucée. Va-t’en… sors d’ici…
orfraie de l’enfer… oiseau de malheur ! grande est mon envie
de te faire payer cher ton effronterie et tes impostures.
– Par Vénus ! s’écria soudain la
magicienne sans avoir paru entendre les imprécations de Faustine,
je n’ai jamais vu prédiction plus évidente, plus assurée, car ces
trois derniers signes le disent… Oui, le charme qui enchaîne le
gladiateur Mont-Liban à Siomara la Gauloise, sera rompu… Mont-Liban
préférera la noble Faustine à toutes les femmes… Et ce n’est pas
tout ; non, car ces derniers signes sont infaillibles…
l’avenir tout entier s’ouvre devant moi… Oui, je vous vois, furies
de l’enfer… avec vos chevelures de vipères… Secouez, secouez vos
torches… elles m’éclairent ; je vois ! je vois !
ajouta la Thessalienne.
Et, en proie à une sorte de délire qui alla
croissant, elle agita ses bras qu’elle levait en tournant sur
elle-même avec rapidité.
Sylvest remarqua une chose étrange : les
longues et larges manches de la magicienne s’étant un instant
relevées pendant ses brusques mouvements, il lui sembla que les
bras de cette horrible vieille à figure ridée, bronzée, étaient
ronds et blancs comme ceux d’une jeune fille.
La magicienne poursuivit de plus en plus
agitée :
– Furies, secouez vos torches ! Je
vois… je vois la Gauloise Siomara ! Elle tombe au pouvoir de
la noble Faustine… Oui, Faustine la tient… Va-t-elle brûler la
chair de sa rivale… scier ses os, arracher son cœur palpitant… le
dévorer ?… Furies… secouez vos torches ! secouez-les…
qu’elles éclairent pour moi l’avenir… tout l’avenir !… Furies…
furies… à moi !… à moi !… Mais ces lueurs funèbres ont
disparu, poursuivit la sorcière d’une voix défaillante. Je ne vois
plus… rien… rien… La nuit… de la tombe… rien… plus rien…
Et l’horrible vieille, livide, baignée de
sueur, haletante, épuisée, les yeux fermés, s’appuya sur une des
colonnes, tandis que Faustine, ne pouvant contenir la joie féroce
que lui causait cette prédiction, s’écriait en saisissant une des
mains de la Thessalienne pour la rappeler à elle-même :
– Dix mille sous d’or pour toi si ta
prédiction se réalise !… Entends-tu ?… dix mille sous
d’or !
– Quelle prédiction ? reprit la
vieille en paraissant sortir d’un rêve et passant sa main sur son
front pour écarter ses cheveux gris ; de quelle prédiction
parles-tu !… qu’ai-je prédit ?
– Tu as prédit que Mont-Liban me
préférerait à toutes les femmes ! s’écria Faustine d’une voix
pantelante ; tu as prédit que la Siomara tomberait entre mes
mains… serait à moi… toute à moi…
– Quand l’esprit s’est retiré, répondit
la sorcière en revenant à elle, je ne me souviens plus de rien… Si
j’ai prédit… ma prédiction s’accomplira…
– Et alors dix mille sous d’or pour
toi !… Oh ! elle s’accomplira ; cette prédiction, je
le sens à mon cœur embrasé d’amour et de vengeance, dit
Faustine.
Et de plus en plus effrayante de luxure, de
haine, de férocité, les yeux étincelants, les narines frémissantes,
ce monstre s’écria dans sa farouche ardeur :
– Le gladiateur pour amant !… ma
rivale pour victime !… de l’amour et du sang !…
Évohé… furies !… Évohé… Priape !…
Évohé… Bacchus !… du vin, du vin !… Venez tous…
qu’une même ronde nous enchaîne : toi, mon Hercule africain…
vous, mes Adonis grecs… vous, mes nymphes lesbiennes !… Du
vin… des fleurs… des parfums… des chants… toutes les ivresses…
toutes… et que l’aube nous trouve épuisée, mais non pas
assouvis[49] !
Et, d’un geste furieux, la noble dame arracha
la résille d’or de sa coiffure, la résille d’or de son
corsage ; sa noire chevelure, qu’elle secoua comme une lionne
sa crinière, tomba sur son sein, sur ses épaules nues, et entoura
ce pâle visage alors éclatant d’une épouvantable beauté. Elle vida
d’un trait une large coupe d’or, donna le signal de l’orgie. Les
coupes circulèrent, et bientôt, au bruit retentissant des lyres,
des flûtes, des cymbales, affranchis et esclaves, entraînés par le
vin, la corruption, la terreur et l’exemple de leur maîtresse
infâme commencèrent, au son des instruments et des chants obscènes,
une danse sans nom… monstrueuse[50].
Sylvest, saisi d’un vertige d’horreur, et au
risque d’être découvert et tué s’il rencontrait quelqu’un dans les
jardins, quitta le rebord de l’entablement, se laissa glisser le
long d’une des colonnes, toujours poursuivi par les chants
frénétiques de cette infernale orgie, à laquelle succéda bientôt un
silence plus hideux encore que ces cris délirants !
Éperdu, insensé, oubliant toute prudence,
l’esclave s’éloignait de ce temple maudit, marchant à l’aventure,
lorsqu’une voix bien chère à son cœur le rappela à lui-même.
– Sylvest ! disait cette voix dans
l’ombre, Sylvest !
C’était la voix de Loyse, sa femme… sa femme
bien-aimée… sa femme devant leurs serments secrets, jurés au nom
des Dieux de leurs pères, car l’esclave n’a pas d’épouse devant les
hommes !
Quoique l’aube ne dût pas tarder à paraître,
la nuit était encore sombre ; l’esclave se dirigea à tâtons
vers l’endroit d’où était partie la voix de Loyse, et tomba dans
ses bras sans pouvoir d’abord prononcer une parole.
Loyse, effrayée de l’accablement de Sylvest,
le soutint et guida péniblement ses pas au fond d’un bosquet de
rosiers et de citronniers en fleurs ; l’esclave s’assit sur un
banc de mousse entourant le pied d’une statue de marbre.
– Sylvest, lui dit sa femme avec
inquiétude, reviens à toi… Dis… qu’as-tu ? Parle-moi, je t’en
supplie !
L’esclave, revenant peu à peu à lui, a dit à
sa femme, en la serrant passionnément contre son cœur :
– Oh ! je renais… je renais… Auprès
de toi je respire un air pur ; celui de ce temple maudit est
empoisonné… il m’avait rendu fou !
– Que dis-tu ? s’écria Loyse
épouvantée ; tu es entré dans le temple ?
– Je t’attendais près du canal, lieu
ordinaire de nos rendez-vous. J’ai vu venir au loin des gens avec
des lanternes ; pour n’être pas découvert, j’ai monté le long
d’une des colonnes du temple : caché sur la corniche, j’ai
assisté à de monstrueux mystères… Le vertige m’a saisi… et
j’accours, ne sachant encore si je n’ai pas été le jouet d’une
vision horrible !…
– Non, ce n’est pas une vision, reprit la
jeune femme en frémissant. Tu l’as dit, il se passe de monstrueux
mystères dans ce temple où Faustine, ma maîtresse, ne se rend que
le jour consacré à Vénus chez les païens… C’était avant-hier, ce
jour-là : je pensais que les environs du temple seraient
déserts cette nuit ; aussi, songeant à notre rendez-vous, j’ai
été ce soir surprise et effrayée, lorsque, de la filanderie où nous
travaillons pour Faustine, j’ai vu au loin la lueur des flambeaux
de la gondole qui, suivant le canal, se dirigeait vers le
temple.
– Attardé moi-même, ma Loyse bien-aimée,
je croyais te trouver déjà arrivée ici.
– En effet… je suis venue plus tard que
je ne l’aurais voulu, répondit la jeune femme avec embarras et un
accent de tristesse dont fut frappé Sylvest.
– Loyse, que s’est-il passé ?
reprit-il. Ta voix est triste… tu soupires… ta main tremble… tu me
cache quelque chose…
– Non… non… rien, mon Sylvest… Il m’est
toujours difficile, tu le sais, de sortir de la filanderie… il m’a
fallu attendre ce soir longtemps… plus longtemps qu’à l’ordinaire,
une occasion favorable…
– Vrai… il ne t’est rien arrivé de
fâcheux ?
– Non, je t’assure…
– Loyse, mon amour, tu ne me réponds pas,
ce me semble, avec ta sincérité habituelle… tu es troublée…
– Parce que je frémis encore du danger
que tu courais si tu avais été surpris caché près du temple…
– Ah ! Loyse… je te le dis… c’est
comme un rêve effrayant ! Ces suppliques… cette mort… cette
sorcière… et puis… ma sœur… Dieux pitoyables !… ma sœur,
rivale de ce monstre ! ma sœur, courtisane ! Ah ! je
te le dis… je deviendrai fou !…
– Ta sœur, rivale de Faustine… ta sœur,
courtisane… Mais, depuis dix-huit ans… tu ignorais si elle était
morte ou vivante ?
– Elle vit, elle habite Orange depuis
peu… On la connaît sous le nom de la belle Gauloise !
Et pour comble, ce matin, mon maître m’a dit qu’il était amoureux
de cette courtisane…
– Ton maître le seigneur
Diavole ?
– Oui… juge de mon anxiété, maintenant
que je sais qu’il s’agit de ma sœur… Faut-il bénir ce jour où je
retrouve la compagne de mon enfance… cette sœur si souvent pleurée…
tu le sais, Loyse… cette sœur, à qui ma mère Hénory avait donné le
nom de notre aïeule Siomara, la fière et chaste
Gauloise ?… Faut-il le maudire ce jour où j’apprends l’infamie
de ma sœur… courtisane ?… Oh ! honte et douleur sur
moi ! Oh ! honte et mépris sur elle !…
– Hélas !… arrachée toute enfant à
ses parents, vendue, m’as-tu dit, à des infâmes… elle était belle
et esclave !… et la beauté, dans l’esclavage c’est l’opprobre…
c’est l’asservissement aux débauches du maître… La mort seule peut
vous y soustraire…
– Tiens, Loyse… tu ne sais pas une des
plus affreuses pensées qui me soient venues pendant cette nuit
d’horreurs !… Je me disais en voyant ces malheureuses jeunes
filles, esclaves comme toi, belles comme toi…
– Belles comme moi ! répondit la
jeune femme avec un accent singulier et un soupir étouffé ;
belles comme moi !…
– Non, reprit Sylvest après avoir
remarqué l’expression de la voix de sa femme ; non, moins
belles que toi, Loyse !… car elles n’ont plus, comme toi,
cette beauté céleste pure de toute souillure !… Aussi, cette
nuit, les voyant si jeunes et déjà si profondément corrompues par
l’esclavage et par la terreur des supplices, je me disais : Si
Loyse, au lieu d’avoir toujours été, par la bénédiction des Dieux,
reléguée loin des regards de sa maîtresse infâme et de ses
affranchis, était tombée sous leurs yeux, peut-être ce soir, dans
cette orgie infernale, je l’aurais vue… elle aussi…
Mais, frissonnant à ce souvenir et à cette
crainte, Sylvest, s’apercevant qu’au loin l’aube naissante
blanchissait déjà faiblement l’horizon, reprit en serrant sa femme
entre ses bras :
– Loin de nous ces affreuses pensées, ma
Loyse !… Le jour va bientôt paraître… quelques instants nous
restent à peine… qu’ils ne soient pas attristées davantage… Parlons
de toi, de cet espoir à la fois si cruel et si doux… Mère !
toi, mère !… Ah ! pourquoi faut-il que l’esclavage me
fasse prononcer avec angoisse, presque avec effroi, ce mot béni des
Dieux pourtant : mère !…
– Mon époux bien-aimé ! reprit Loyse
d’une voix pleine de larmes, et comme impatiente d’abréger
l’entretien, tu l’as dit, le jour va bientôt paraître… Il y a loin
d’ici à Orange ; il te faut sortir du parc sans être vu… Les
esclaves des champs vont bientôt être conduits à leurs
travaux ; leurs gardiens pourraient te rencontrer…
éloigne-toi, je t’en supplie… Adieu… adieu !…
– Loyse, quelques moments encore !…
Attends au moins que la première clarté du matin m’ait permis de
voir tes traits chéris ! il y a si longtemps, hélas ! que
je n’ai joui de ce bonheur ! car c’est la nuit, toujours la
nuit, qu’il m’est seulement possible de venir près de toi…
Et Sylvest, enlaçant tendrement de ses bras sa
femme, toujours assise sur le banc de mousse, est tombé à ses
genoux, a pris ses mains, les a baisées dans un ravissement qui lui
faisait oublier un instant les misères et les douleurs de sa vie
d’esclave… Le jour naissant colorait les arbres d’un rose
pâle : les citronniers, par cette fraîcheur matinale,
répandaient une senteur plus pénétrante et plus douce ; des
milliers d’oiseaux commençaient à gazouiller sous les feuilles aux
approches du soleil levant… Et il y eut bientôt assez de clarté au
ciel pour que Sylvest pût remarquer que sa femme détournait la tête
et tenait sa figure cachée dans une de ses mains ; puis il
vit, à l’agitation de son sein, qu’elle versait des larmes et
tâchait d’étouffer ses sanglots.
– Tu pleures !… s’écria-t-il, tu
détournes ta vue de moi… Loyse, au nom de notre amour, dis,
qu’as-tu ? réponds-moi !…
– Mon ami, je t’en conjure !
reprit-elle en essayant de dérober d’autant plus ses traits à son
mari que le jour augmentait ; retourne chez ton maître… pars…
pars à l’instant, si tu m’aimes !…
– Partir ! sans avoir vu tes
traits !… partir… sans un baiser, un seul et dernier
baiser !…
– Oui…, a-t-elle repris d’une voix
entrecoupée. Oui, pars… va-t’en sans me regarder… il le faut… je le
veux… je t’en supplie…
– Partir sans te regarder ? répéta
Sylvest stupéfait. Loyse… que signifie cela ?…
Et comme sa femme, retirant brusquement son
autre main d’entre les mains de son époux, cachait complètement sa
figure, et ne pouvait plus retenir ses sanglots, Sylvest, effrayé,
abaissa, malgré elle, les mains de sa femme, se renversa en arrière
à mesure qu’il la contemplait… et poussa enfin un grand cri de
douleur déchirante… oui, un cri de douleur horrible…
La dernière fois qu’il avait vu Loyse, son
teint semblait plus blanc que le lis ; ses yeux, bleus comme
le bleu du ciel, se voilaient de longs cils ; ses traits
charmants étaient d’une incomparable pureté, et, lorsqu’elle
souriait, sourire d’esclave cependant, sourire triste et résigné,
ses lèvres vermeilles avaient une expression de douceur
céleste…
Oui, voilà quelle était Loyse, et voici comme
la revoyait Sylvest aux clartés du soleil levant : un des yeux
de sa femme paraissait mort ; l’autre, éraillé, sans cils,
s’ouvrait entre deux paupières rougies. Son teint était aussi
brûlé, aussi couturé, que si elle eût exposé sa figure à un brasier
ardent. Ses lèvres étaient boursouflées, cicatrisées, comme si elle
avait bu quelque liquide bouillant… et pourtant, malgré sa hideur
effrayante, ce pauvre visage exprimait encore, et plus que jamais
peut-être, une douceur ineffable.
Le premier mouvement de Sylvest fut de pleurer
en silence toutes les larmes de son cœur, en regardant sa femme,
qui lui dit d’une voix navrée :
– Je suis bien laide, n’est-ce
pas ?
Mais lui, croyant que sa femme avait été ainsi
torturée, défigurée par Faustine, qu’il savait capable de tous les
crimes, se releva en bondissant de fureur et s’écria en montrant le
poing au temple des orgies infâmes :
– Faustine… je te tuerai !… Oui,
quand je devrais être brûlé à petit feu… je t’arracherai les
entrailles !…
– Sylvest, tu te trompes… ce n’est pas
elle !…
– Qui donc alors t’a ainsi mutilée,
défigurée ?…
– Moi…
– Toi, Loyse ! toi ?… Non… non…
tu veux calmer ma fureur…
– C’est moi, te dis-je !… je te le
jure, mon Sylvest ! je te le jure par l’enfant que je porte
dans mon sein…
– Que faire devant un pareil
serment ? Croire… croire, sans le comprendre, ce douloureux
mystère…
– Écoute, Sylvest, reprit Loyse. Nous
toutes, les esclaves filandières de la fabrique, reléguées dans des
bâtiments éloignés du palais de Faustine, nous ne la voyions
jamais, ni ses affranchis, aussi cruels, aussi corrompus qu’elle…
Ce matin, je ne sais quel funeste hasard a amené dans la filanderie
l’esclave favori de notre maîtresse, un noir d’Éthiopie…
– Cette nuit, je l’ai vu.
– Il a traversé la cour au moment où
j’étendais au soleil les toiles de lin tissées par nous… Il s’est
arrêté devant moi, m’a regardée fixement… Ses premiers mots ont été
un outrage ; j’ai pleuré… Il a ri de mes larmes, et a dit à la
gardienne qui surveille nos travaux : « Tu amèneras cette
esclave au palais. » La gardienne a répondu qu’elle obéirait.
Le noir a ajouté que, si je refusais de me rendre de bon gré chez
ma maîtresse, on m’y traînerait de force…
– Il faudra pourtant qu’il se lève
terrible… oh ! terrible ! le jour de la
vengeance !…
– Sylvest, je ne suis pas, tu le sais,
comme la plupart de nos malheureuses compagnes, fille d’esclave, et
déjà forcément corrompue dès ma naissance… J’avais quinze ans
lorsque, faite prisonnière par les Romains lors du siège de Paris,
défendu par le vieux Camulogène, bataille où ma famille a
vaillamment péri, j’ai été vendue à un marchand d’esclaves. Amenée
dans ce pays, j’ai été achetée par l’intendant des fabriques de
Faustine… J’ai conservé ma fierté de race, sucée avec le lait de ma
mère… S’il ne s’était agi que de toi, mon Sylvest, j’aurais, ce
matin, en vraie Gauloise, comme nos aïeules, échappé par la mort à
la honte d’un outrage inévitable, sûre de vivre honorée dans ta
mémoire et d’être louée par ta digne mère Hénory, que je serais
allée rejoindre ailleurs… où sont aussi les miens… Mais je
suis mère… je porte dans mon sein depuis quelque temps le fruit de
notre amour… Faiblesse ou raison, je n’ai pas voulu mourir ;
mais j’ai voulu détourner de moi l’outrage dont j’étais menacée…
Alors, ce soir, avant de venir ici, et c’est cela qui m’a retardée,
je me suis introduite dans l’officine où l’on teint les étoffes… je
me suis armée de courage, mon Sylvest, en songeant à toi… à notre
enfant… à l’outrage qu’il me faudrait subir… Alors, j’ai versé dans
un vase un liquide corrosif, et j’y ai plongé ma figure…
Et la Gauloise ajouta avec un geste
superbe :
– Ta femme est-elle digne de ta
mère ?…
– Ô Loyse ! s’écria Sylvest en
tombant en adoration devant cette fière et courageuse créature, tu
es maintenant plus que belle à mes yeux… tu es sainte !…
sainte comme notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên !…
sainte comme notre aïeule Siomara !…
– Sylvest, dit soudain Loyse à voix
basse, en se levant brusquement et prêtant l’oreille avec
épouvante, tais-toi… j’entends des pas… le bruit des chaînes…
Oh ! malheur à nous !… tu seras surpris ici… Nous avons
oublié qu’il est grand jour… Malheur à nous !…
– Ta maîtresse, peut-être ?…
– Non… elle a dû retourner au palais par
le canal.
– Qui donc vient alors ?
– Les esclaves… on les conduit au travail
des champs… Tu es perdu…
La jeune femme achevait à peine ces mots, que
les deux époux furent découverts au milieu de ces touffes de
rosiers et de citronniers, qui ne pouvaient les cacher, par trois
hommes armés tenant à la main de longs fouets ; à quelques pas
derrière eux venait une troupe d’esclaves enchaînés deux à deux,
vêtus de haillons, la tête rasée ; les uns portaient des
instruments aratoires, d’autres étaient attelés à des chariots.
À la vue de Sylvest et de sa femme, les trois
gardiens accoururent, la troupe d’esclaves s’arrêta, et les deux
époux furent entourés par les hommes armés.
– Que fais-tu là ? dit l’un d’eux en
levant son fouet sur Loyse, tandis que les deux autres se jetaient
sur Sylvest qui, désarmé, ne pouvait et ne voulait d’ailleurs
opposer de résistance.
– Je suis esclave de la fabrique,
répondit Loyse, tandis que Sylvest tremblait pour sa femme.
– Tu mens, dit le gardien à Loyse en la
regardant avec dégoût, tant son pauvre visage était
repoussant ; je vais souvent à la fabrique, et, s’il y avait
parmi les esclaves qui travaillent un monstre tel que toi, je
l’aurais remarqué.
– Lis mon nom sur mon collier, répondit
la femme de Sylvest en montrant du geste au gardien le carcan
qu’elle portait au cou ; et il lut tout haut en langue
romaine :
LOYSE EST L’ESCLAVE DE FAUSTINE, PATRICIENNE.
– Toi… Loyse ! s’écria le
gardien ; toi, dont avant-hier encore j’avais remarqué la
beauté en traversant la fabrique ! Réponds, pendarde, qui t’a
défigurée de la sorte ? Est ce sortilège ou maléfice ?
Aurais-tu imité ces gibiers de potence qui se mutilent pour faire
pièce à leur maître en se détériorant ? Achèveras-tu cette
belle œuvre, en allant, comme d’autres garnements plus malicieux
encore, te précipiter au milieu des combats d’animaux
féroces[51] pour t’y faire dévorer, dans la
méchante intention de détruire en ta personne une valeur
appartenant à notre maîtresse ? Ah ! scélérate, voilà
comme tu t’es arrangée ! Ah ! tu t’es méchamment retiré,
au détriment de notre honorée maîtresse, les trois quarts de ton
prix ? Car maintenant personne ne voudrait un monstre pareil à
toi, sinon comme épouvantail pour les enfants !… Ah ! tu
as eu l’audace de te défigurer !… une des plus belles esclaves
de notre noble maîtresse ! toi que l’on pouvait vendre
non-seulement comme bonne esclave de travail, mais comme esclave de
beauté de premier choix ! Ah ! double scélérate !
marche devant moi, tu vas être fouaillée comme il convient ;
et par Pollux, je vais commander à l’exécuteur de mettre des
lanières neuves à son fouet.
Loyse calma d’un regard angélique la rage
désespérée que ces injures et ces menaces soulevaient chez Sylvest,
et elle répondit tranquillement au gardien :
– Non… tu ne me feras subir aucun mauvais
traitement !
– Et qui m’en empêchera, délice des
houssines ?
– L’intérêt de ta maîtresse… Je suis
mère… En battant la mère, on tuerait l’enfant… Or, c’est une valeur
qu’un enfant… ça se vend…
– Tu es mère ? Chanson ! elles
sont toujours mères, les effrontées coquines, lorsqu’il s’agit de
leur marbrer la peau ! ! ! Du reste, la matrone des
esclaves en gésine dira bien si tu mens…
Et se retournant vers Sylvest, toujours
maintenu par les deux autres veilleurs :
– Et toi, pilier de prison, que fais-tu
ici ? À qui appartiens-tu, enfant chéri des
étrivières[52] ?
– Il se nomme Sylvest ; il
appartient au seigneur Diavole, noble Romain à Orange, répondit un
des gardiens en lisant cette inscription gravée au collier que
l’esclave portait au cou.
– Ah ! tu appartiens au seigneur
Diavole, reprit le gardien ; ta livrée annonce que tu es un
esclave d’intérieur ?
– Oui.
– Et comment t’es-tu introduit dans ce
parc ?
– En passant par-dessus le mur.
– Pour tenter quelque mauvais coup,
pendard ?
– Pour voir ma femme.
Et d’un regard il montra Loyse.
– Qui ? ta femme ? ta
femme ! Voilà, par Hercule, un plaisant et effronté coquin
avec sa femme ! Est-ce que les esclaves ont des femmes ?
est-ce qu’il y a mariage entre eux ? Ta femme ? autant
vaudrait entendre l’âne dire à l’ânesse : Mon épouse !…
Il est heureux pour ton dos que le seigneur Diavole soit des amis
de notre honorée maîtresse ; la politesse veut qu’entre nobles
personnes on se réserve le châtiment des esclaves… Tu vas être
reconduit chez ton maître, et j’espère qu’il te fera payer selon
tes mérites… Justement, nos esclaves vont travailler aux champs
près les portes d’Orange ; on va t’enchaîner jusque-là entre
deux d’entre eux, et l’on te reconduira ensuite chez le seigneur
Diavole.
– Il est inutile de m’enchaîner, je ne
veux pas m’échapper ; je retournerai librement chez mon
maître, répondit Sylvest.
Et il disait vrai ; mais le gardien ne le
crut pas, et le fit enchaîner au milieu de deux esclaves des
champs, Espagnols de nation.
Au moment de se séparer de sa femme, Sylvest
lui dit en langue gauloise, que les surveillants n’entendaient
pas :
– À la prochaine lune, viens m’attendre
près des murs du parc, à gauche du canal… Quoi qu’il arrive, et à
moins que, d’ici là, je meure, je viendrai… Adieu, mon adorée
femme, ma sainte ! songe à notre enfant !
– Songe à toi, répondit Loyse ;
songe à nous, mon Sylvest !
– Assez ! assez de ce jargon barbare
bon à cacher de mauvais desseins, dit brusquement le gardien en
poussant Loyse devant lui pour la reconduire à la fabrique, tandis
que Sylvest regagnait la ville d’Orange sous la conduite des
gardiens.
Parmi les esclaves de Faustine au milieu
desquels marchait Sylvest, enchaîné aux deux Espagnols, se
trouvaient plusieurs Gaulois ; il reconnut bientôt qu’il
n’était pas le seul de la bande qui se fût rendu pendant cette nuit
à la réunion secrète des Enfants du Gui, car, au moment où
les gardiens s’éloignèrent, il entendit deux robustes esclaves
attelés à un chariot, non loin de lui, fredonner, tout en tirant
péniblement leur lourde charge :
– Coule, coule, sang du captif ; –
tombe, tombe, rosée sanglante !
Sylvest répondit à mi-voix par les vers
suivants du chant du barde :
– Germe, grandis, moisson vengeresse…
Ce chant avait été improvisé cette nuit-là
dans la caverne de la vallée déserte ; les deux esclaves
reconnurent Sylvest pour un des Enfants du Gui, échangèrent avec
lui un coup-d’œil d’intelligence, puis tous trois murmurèrent les
derniers vers du barde en agitant leurs chaînes avec une sorte de
sinistre cadence :
– À toi, à toi, faucheur, à
toi ! – Aiguise ta faux gauloise, aiguise… aiguise ta
faux !
Les gardiens, revenant sur leurs pas, les
trois Gaulois se turent. On arriva bientôt près des portes de la
ville d’Orange, et, tandis que les esclaves de labour furent
conduits au lieu de leurs travaux, par l’un des gardiens, l’autre
fit marcher Sylvest devant lui pour le reconduire chez son maître,
le seigneur Diavole.
Chapitre 3
Le seigneur Diavole. – Le portier
Camus. – Le cuisinier Quatre-Épices. – Le
seigneur Norbiac. – Les amoureux de la belle Gauloise. –
Sylvest se rend à la maison de Siomara. – L’eunuque. – Les
prodiges. – La magicienne.
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