Jésus tournait la tête vers le ciel et
fermait les yeux, pour échapper sans doute à la vision de cette
foule impitoyable. Son visage, livide, baigné de sueur, trahissait
une souffrance horrible à chaque nouvelle flagellation fouettant sa
chair meurtrie à vif… Et pourtant, parfois, il essayait encore de
sourire avec une résignation angélique !
Les princes des prêtres, les docteurs de la
loi, les sénateurs et tous ces méchants pharisiens, suivaient d’un
regard triomphant et avide l’exécution du supplice… Parmi les plus
acharnés à se repaître de cette torture, Geneviève remarqua le
docteur Baruch, Caïphe et le banquier Jonas… Les bourreaux
commençaient à se lasser de frapper ; ils avaient brisé sur
les épaules de Jésus presque toutes leurs baguettes : ils
interrogèrent d’un coup d’œil le docteur Baruch, comme pour lui
demander s’il n’était pas temps de mettre fin au supplice ;
mais le docteur de la loi s’écria :
– Non, non… usez jusqu’à la dernière de
vos baguettes…
L’ordre du pharisien fut exécuté… les
dernières verges furent brisées sur les épaules du jeune maître, et
éclaboussèrent de sang le visage des bourreaux… ce n’était plus la
peau qu’ils flagellaient, mais une plaie saignante… Le martyre
devint alors si atroce, que Jésus, malgré son courage, défaillit,
et laissa tomber sa tête appesantie sur son épaule gauche ;
les genoux fléchirent, il fût tombé à terre sans les liens qui le
garrottaient à la colonne par le milieu du corps.
Ponce-Pilate, après avoir ordonné le
châtiment, était rentré dans sa maison ; il ressortit alors de
chez lui, et fit signe aux bourreaux de délier le condamné… Ils le
délièrent et le soutinrent ; l’un d’eux lui jeta sur les
épaules sa tunique de laine. Le contact de cette rude étoffe sur sa
chair vive causa sans doute une nouvelle et si cruelle douleur à
Jésus, qu’il tressaillit de tous ses membres. L’excès même de la
souffrance le fit revenir à lui ; il releva la tête, tâcha de
se raffermir assez sur ses jambes pour n’avoir plus besoin du
soutien des bourreaux, ouvrit les yeux et jeta sur la foule un
regard miséricordieux…
Ponce-Pilate, croyant avoir satisfait à la
haine des pharisiens, dit à la foule, après avoir fait délier
Jésus :
« – Voilà l’homme[80]… »
Et il fit signe à ses officiers de rentrer
dans sa maison ; il se disposait à les suivre, lorsque le
prince des prêtres, Caïphe, après s’être consulté à voix basse avec
le docteur Baruch et le banquier Jonas, s’écria en arrêtant le
gouverneur par sa robe, au moment où il rentrait chez
lui :
« – Seigneur Pilate, si vous délivrez
Jésus, vous n’êtes pas ami de l’empereur ; car le Nazaréen
s’est dit roi, et quiconque se dit roi se déclare contre
l’empereur[81]. »
– Ponce-Pilate va craindre de passer pour
traître à son maître, l’empereur Tibère, – dit à son complice l’un
des émissaires placés non loin de Geneviève. – Il sera forcé de
livrer le Nazaréen.
Puis ce méchant homme s’écria d’une voix
éclatante :
– Mort au Nazaréen ! l’ennemi de
l’empereur Tibère, le protecteur de la Judée !…
– Oui, oui ! – reprirent plusieurs
voix, – le Nazaréen s’est dit roi des Juifs !
– Il veut renverser la domination de
l’empereur Tibère !
– Il veut se déclarer roi en soulevant la
populace contre les Romains, nos amis et alliés.
– Réponds à cela, Ponce-Pilate ! –
cria du milieu de la foule l’un des deux émissaires. – Comment se
fait-il que nous autres Hébreux, nous nous montrions plus dévoués
que toi au pouvoir de l’empereur, ton maître ?… Comment se
fait-il que ce soit nous autres Hébreux, qui demandions la mort du
séditieux qui veut renverser l’autorité romaine, et que ce soit
toi, gouverneur pour Tibère, qui veuilles gracier ce
séditieux ?…
Cette apostrophe parut d’autant plus troubler
Ponce-Pilate, que de tous côtés on cria dans la foule :
– Oui, oui… ce serait trahir l’empereur
que de délivrer le Nazaréen !
– Ou prouver peut-être que l’on est son
complice.
Ponce-Pilate, malgré le désir qu’il avait
peut-être de sauver le jeune maître de Nazareth, parut de plus en
plus troublé de ces reproches partis de la foule, reproches qui
mettaient en doute sa fidélité à l’empereur Tibère[82]. Il alla vers les pharisiens et
s’entretint avec eux à voix basse, tandis que les miliciens
gardaient toujours au milieu d’eux Jésus garrotté.
Alors, Caïphe, prince des prêtres, reprit tout
haut en s’adressant à Pilate, afin d’être entendu de la foule et en
montrant Jésus :
« – Nous avons trouvé que cet homme
pervertit notre nation, qu’il l’empêche de payer le tribut à César,
et qu’il se dit le roi des Juifs comme étant le fils de
Dieu[83]. »
Alors, Ponce-Pilate, se tournant vers le jeune
maître de Nazareth, lui dit :
– Êtes-vous roi des Juifs ?
– « Dites-vous cela de
vous-même ? » – répondit Jésus d’une voix affaiblie par
la souffrance, – « ou bien me le demandez-vous parce que
d’autres vous l’ont dit avant moi ? »
– Les princes des prêtres et les
sénateurs vous ont livré à moi… – reprit Ponce-Pilate. –
Qu’avez-vous fait ?… Vous prétendez-vous roi des
Juifs ?…
Jésus secoua doucement la tête et
répondit :
« – Mon royaume n’est pas de ce monde… si
mon royaume était de ce monde, mes amis eussent combattu pour
empêcher que je vous fusse livré… mais, je vous le répète, mon
royaume n’est pas d’ici[84]. »
Ponce-Pilate se retourna de nouveau vers les
pharisiens, comme pour les prendre eux-mêmes à témoignage de la
réponse de Jésus, qui devait l’innocenter, puisqu’il proclamait que
son royaume n’était pas de ce monde-ci.
– Son royaume, – pensa Geneviève, – est
sans doute dans ces mondes inconnus où nous allons, selon notre foi
druidique, retrouver ceux que nous avons aimés ici… Comment
oseraient-ils condamner Jésus comme rebelle à l’empereur ? lui
qui a tant de fois répété : « Rendez à César ce qui est à
César ? à Dieu ce qui est à Dieu ! »
Mais, hélas ! Geneviève oubliait que la
haine des pharisiens était implacable… Les seigneurs Baruch, Jonas
et Caïphe, ayant de nouveau parlé bas à Ponce-Pilate, celui-ci dit
à Jésus :
« – Êtes-vous, oui ou non, le fils de
Dieu ? »
« – Oui, » – répondit Jésus de sa
voix douce et ferme, – « oui, je le suis[85]… »
À ces mots, les princes des prêtres, les
docteurs et sénateurs, indignés, poussèrent des exclamations qui
furent répétées par la foule.
– Il a blasphémé !… il a dit qu’il
était le fils de Dieu !…
– Et celui-là qui se dit le fils de Dieu,
– cria l’émissaire, – celui-là qui se dit le fils de Dieu se dit
aussi roi des Juifs…
– C’est un ennemi de
l’empereur !
– À mort ! À mort ! le
Nazaréen !… crucifiez-le.
Ponce-Pilate, singulier mélange de lâche
faiblesse et d’équité, voulant sans doute tenter un dernier effort
pour sauver Jésus, qu’il ne trouvait pas coupable, dit à la foule
qu’il était d’usage pour la fête de ce jour de donner la liberté à
un criminel, et que le peuple avait à choisir pour cet acte de
clémence entre un prisonnier, nommé Barrabas, et Jésus, qui avait
été déjà battu de verges, puis il ajouta :
« – Lequel des deux voulez-vous que je
délivre ? Jésus, ou Barrabas[86] ? »
Geneviève vit les émissaires des pharisiens
courir dans la foule de groupe en groupe, et disant :
– Demandons la liberté de Barrabas… que
l’on délivre Barrabas.
Et bientôt la foule cria de toutes
parts :
– Délivrez Barrabas et gardez
Jésus !…
– Mais, – reprit Ponce-Pilate, – que
ferai-je de Jésus ?
– Crucifiez-le !… – répondirent les
mille voix de la foule, – crucifiez-le !…
– Mais, – reprit encore Ponce-Pilate, –
quel mal a-t-il fait ?
– Crucifiez-le !… – reprit la foule
de plus en plus furieuse. – Crucifiez-le !… Mort au
Nazaréen !…
Ponce-Pilate, n’ayant pas le courage de
défendre Jésus, qu’il trouvait innocent, fit signe à l’un de ses
serviteurs : celui-ci rentra dans la maison du gouverneur,
pendant que la foule criait avec une furie croissante :
– Crucifiez le Nazaréen !…
crucifiez-le !…
Jésus, toujours calme, triste, pensif,
semblait étranger à ce qui se passait autour de lui.
– Sans doute, – se dit Geneviève, – il
songe déjà aux mondes mystérieux, où l’on va renaître et revivre en
quittant ce monde-ci.
Le serviteur de Ponce-Pilate revint, tenant un
vase d’argent d’une main et de l’autre un bassin ; un second
serviteur prit ce bassin, et, pendant que le premier serviteur y
versait de l’eau, Ponce-Pilate trempa ses mains dans cette eau, en
disant à haute voix :
« – Je suis innocent de la mort de ce
juste ; c’est à vous d’y prendre garde… Quant à moi, je m’en
lave les mains[87]… »
– Que le sang du Nazaréen retombe sur
nous !… – cria l’un des émissaires.
– Oui… que son sang retombe sur nous et
sur nos enfants[88] !…
– Prenez donc Jésus, et crucifiez-le
vous-mêmes… – répondit Ponce-Pilate. – On va, puisque vous
l’exigez, délivrer Barrabas.
Et Ponce-Pilate rentra dans sa maison au bruit
des acclamations de la foule, tandis que Caïphe, le docteur Baruch,
le banquier Jonas et les autres pharisiens triomphants montraient
le poing à Jésus.
L’officier qui avait commandé l’escorte de
miliciens chargés d’arrêter le fils de Marie dans le jardin des
Oliviers, s’approchant de Caïphe, lui dit :
– Seigneur, pour conduire le Nazaréen au
Golgotha, lieu de l’exécution des criminels, nous aurons à
traverser le quartier populeux de la porte Judiciaire ; il se
pourrait que le calme des partisans de ce séditieux ne fût
qu’apparent… et qu’une fois arrivés dans ce quartier de vile
populace, elle ne se soulevât pour délivrer le Nazaréen… Je réponds
du courage de mes braves miliciens ; ils ont déjà, ce matin,
après un combat acharné, mis en fuite une grosse troupe de
scélérats déterminés, commandée par un bandit nommé Banaïas, qui
voulaient nous forcer à leur livrer Jésus… Pas un de ces misérables
n’a échappé… malgré leur furieuse résistance…
– Le lâche menteur ! – se dit
Geneviève en entendant cette vanterie de l’officier des miliciens,
qui reprit :
– Cependant, seigneur Caïphe, malgré la
vaillance éprouvée de notre milice, il serait peut-être plus
prudent de confier l’escorte du Nazaréen, jusqu’au lieu du
supplice, à la garde romaine.
– Je suis de votre avis, – répondit le
prince des prêtres ; – je vais demander à l’un des officiers
de Ponce-Pilate de faire garder le Nazaréen dans le prétoire de la
cohorte romaine jusqu’à l’heure du supplice.
Geneviève vit alors, pendant que le prince des
prêtres allait s’entretenir avec un des officiers de Ponce-Pilate,
le chef des miliciens se rapprocher de Jésus… Bientôt elle entendit
cet officier, répondant sans doute à quelques mots du jeune maître,
lui dire d’un air railleur et cruel :
– Tu es bien pressé de t’étendre sur la
croix… Il faut d’abord qu’on la construise, et ce n’est pas fait en
un tour de main… Tu dois le savoir mieux que personne, toi, en ta
qualité d’ancien ouvrier charpentier.
L’un des officiers de Ponce-Pilate, à qui le
prince des prêtres avait parlé, vint alors trouver Jésus, et lui
dit :
– Je vais te conduire dans le prétoire de
nos soldats ; lorsque ta croix sera prête, on l’apportera, et
sous notre escorte tu te mettras en route pour le Calvaire…
Suis-nous !
Jésus, toujours garrotté, fut conduit à peu de
distance de là, par les miliciens, dans la cour où logeaient les
soldats romains ; la porte, devant laquelle se promenait un
factionnaire, restant ouverte, plusieurs personnes qui avaient,
ainsi que Geneviève, suivi le Nazaréen, demeurèrent en dehors pour
voir ce qui allait advenir.
Lorsque le jeune maître fut amené dans la cour
du prétoire (on appelle ainsi les bâtiments où logent les soldats
romains), ceux-ci étaient disséminés en plusieurs groupes :
les uns nettoyaient leurs armes ; les autres jouaient à
plusieurs jeux ; ceux-ci maniaient la lance sous les ordres
d’un officier ; ceux-là, étendus sur des bancs au soleil,
chantaient ou causaient entre eux. On reconnaissait, à leurs
figures bronzées par le soleil, à leur air martial et farouche, à
la tenue militaire de leurs armes et de leurs vêtements, ces
soldats courageux, aguerris, mais impitoyables, qui avaient conquis
le monde, laissant derrière eux, comme en Gaule, le massacre, la
spoliation et l’esclavage.
Dès que ces Romains eurent entendu le nom de
Jésus de Nazareth, et qu’ils le virent amené par l’un de leurs
officiers dans la cour du prétoire, tous abandonnèrent leurs jeux
et accoururent autour de lui.
Geneviève pressentit, en remarquant l’air
railleur et endurci de cette soldatesque, que le fils de Marie
allait subir de nouveaux outrages. L’esclave se souvint d’avoir lu
dans les récits laissés par les aïeux de son mari, Fergan, les
horreurs commises par les soldats de César, le fléau des Gaules,
elle ne doutait pas que ceux-là dont le jeune maître était entouré
ne fussent aussi cruels que ceux des temps passés.
Il y avait au milieu de la cour du prétoire un
banc de pierre où ces Romains firent d’abord asseoir Jésus,
toujours garrotté ; puis, s’approchant de lui, ils
commencèrent à le railler et à l’injurier :
– Le voilà donc, ce fameux
prophète ! – dit l’un d’eux. – Le voilà donc, celui qui
annonce que le temps viendra où l’épée se changera en serpe, et où
il n’y aura plus de guerre ! plus de bataille !
– Plus de guerre ! Par le vaillant
dieu Mars, plus de guerre ! – s’écrièrent d’autres soldats
avec indignation. – Ah ! ce sont là tes prophéties, prophète
de malheur !
– Plus de guerre ! c’est-à-dire plus
de clairons, plus d’enseignes flottantes, plus de brillantes
cuirasses, plus de casques à aigrettes, qui attirent les regards
des femmes !
– Plus de guerre ! c’est-à-dire plus
de conquêtes !
– Quoi ! ne pouvoir plus essuyer nos
bottines ferrées sur la tête des peuples conquis !
– Ne plus boire leur vin en courtisant
leurs filles comme ici, comme en Gaule, comme dans la
Grande-Bretagne, comme en Espagne, comme dans tout l’univers,
enfin !
– Plus de guerre ! Par
Hercule ! et que deviendraient donc les forts et les
vaillants, Nazaréen maudit ? ils iraient, selon toi, depuis
l’aube jusqu’à la nuit, labourer la terre où tisser la toile comme
de lâches esclaves, au lieu de partager leur temps entre la
bataille, la paresse, la taverne et l’amour ?
– Toi, qui te fais appeler le fils de
Dieu, – dit un de ces Romains en menaçant du poing le jeune maître,
– tu es donc le fils du dieu la Peur, lâche que tu
es !
– Toi, qui te fais appeler le roi des
Juifs, tu veux donc être acclamé le roi de tous les poltrons de
l’univers ?
– Camarades ! – s’écria l’un des
soldats en éclatant de rire, – puisqu’il est roi des poltrons, il
faut le couronner.
Cette proposition fut accueillie avec une joie
insultante, plusieurs voix s’écrièrent aussitôt :
– Oui, oui, puisqu’il est roi, il faut le
revêtir de la pourpre impériale.
– Il faut lui mettre le sceptre à la
main, alors nous le glorifierons, nous l’honorerons à l’instar de
notre auguste empereur Tibère.
Et pendant que leurs compagnons continuaient
d’entourer et d’injurier le jeune maître de Nazareth, insouciant de
ces outrages, plusieurs soldats s’éloignèrent ; l’un alla
prendre le manteau rouge d’un cavalier ; l’autre la canne d’un
centurion, un troisième, avisant dans un coin de la cour un tas de
broussailles destinées à être brûlées, y choisit quelques brins
d’une plante épineuse, et se mit à en tresser une couronne. Alors
plusieurs voix s’écrièrent :
– Maintenant, il faut procéder au
couronnement du roi des Juifs.
– Oui, couronnons le roi des
lâches !
– Le fils de Dieu !
– Le fils du dieu la
Peur !
– Compagnons, il faut que ce couronnement
se fasse avec pompe, comme s’il s’agissait d’un vrai César.
– Moi, je suis le porte-couronne.
– Moi, le porte-sceptre.
– Moi, le porte-manteau impérial…
Et au milieu des huées, des railleries
grossières, ces Romains formèrent une espèce de cortège
dérisoire : le porte-couronne s’avançait le premier, tenant la
couronne d’épines d’un air solennel, et suivi d’un certain nombre
de soldats ; venait ensuite le porte-sceptre ; puis
d’autres soldats ; puis enfin celui qui tenait le
manteau ; et tous chantaient en chœur :
– Salut au roi des Juifs !
– Salut au Messie !
– Salut au fils de Dieu !
– Salut au César des poltrons,
salut !
Jésus, assis sur son banc, regardait les
préparatifs de cette cérémonie insultante avec une inaltérable
placidité ; le porte-couronne, s’étant approché le premier,
leva la tresse épineuse au-dessus de la tête du jeune homme de
Nazareth, et lui dit :
– Je te couronne, ô roi[89] !
Et le Romain enfonça si brutalement cette
couronne sur la tête de Jésus, que les épines lui déchirèrent le
front ; de grosses gouttes de sang coulèrent comme des larmes
sanglantes sur le pâle visage de la victime ; mais, sauf le
premier tressaillement involontaire causé par la douleur, les
traits du jeune maître reprirent leur mansuétude ordinaire et ne
trahirent ni ressentiment ni courroux.
– Et moi, je te revêts de la pourpre
impériale, ô roi ! – ajouta un autre Romain pendant qu’un de
ses compagnons arrachait la tunique que l’on avait rejetée sur le
dos de Jésus. Sans doute la laine de ce vêtement s’était déjà
collée à la chair vive, car, au moment où il fut violemment arraché
des épaules de Jésus, il poussa un grand cri de douleur, mais ce
fut tout, il se laissa patiemment revêtir du manteau rouge.
– Maintenant, prends ton sceptre, ô grand
roi ! – ajouta un autre soldat en s’agenouillant devant le
jeune maître et lui mettant dans la main le cep de vigne du
centurion ; puis tous, avec de grands éclats de rire,
répétèrent :
– Salut, ô roi des Juifs,
salut !
Un grand nombre d’entre eux s’agenouillèrent
même devant lui par dérision en répétant :
– Salut ! ô grand roi !
Jésus garda dans sa main ce sceptre dérisoire
et ne prononça pas un mot ; cette résignation inaltérable,
cette douceur angélique frappèrent tellement les Romains, qu’ils
restèrent d’abord stupéfaits ; puis, leur colère s’exaltant en
raison de la patience du jeune maître de Nazareth, ils s’irritèrent
à l’envi, s’écriant :
– Ce n’est pas un homme, c’est une
statue.
– Tout le sang qu’il avait dans les
veines est sorti sous les baguettes du bourreau.
– Le lâche ! il n’ose pas seulement
se plaindre.
– Lâche ? – dit un vétéran, d’un air
pensif, après avoir longtemps contemplé Jésus, quoiqu’il eût été
d’abord l’un de ses tourmenteurs acharnés. – Non, celui-là n’est
pas un lâche ! non, pour endurer patiemment tout ce que nous
lui faisons souffrir, il faut plus de courage que pour se jeter,
tête baissée, l’épée à la main, sur l’ennemi… Non, – répéta-t-il en
se retirant à l’écart, – non, cet homme-là n’est pas un
lâche !
Et Geneviève crut voir une larme tomber sur
les moustaches grises du vieux soldat.
Mais les autres Romains se moquèrent de
l’attendrissement de leur compagnon, et s’écrièrent :
– Il ne voit pas que ce Nazaréen feint la
résignation pour nous apitoyer.
– C’est vrai ! il est au dedans rage
et haine, tandis qu’au dehors il se montre bénin et pâtissant.
– C’est un tigre honteux qui se revêt
d’une peau d’agneau…
À ces paroles insensées, Jésus se contenta de
sourire tristement en secouant la tête ; ce mouvement fit
pleuvoir autour de lui une rosée de sang, car les blessures faites
à son front par les épines saignaient toujours…
À la vue du sang de ce juste, Geneviève ne put
s’empêcher de murmurer tout bas le refrain du chant des Enfants
du Gui cité dans les écrits des aïeux de son mari :
« Coule, coule, sang du
captif ! – Tombe, tombe, rosée sanglante ! – Germe,
grandis, moisson vengeresse !… »
– Oh ! – se disait Geneviève, – le
sang de cet innocent, de ce martyr, si indignement abandonné par
ses amis, par ce peuple de pauvres et d’opprimés qu’il chérissait…
ce sang retombera sur eux et sur leurs enfants… Mais qu’il féconde
aussi la sanglante moisson de la vengeance !
Les Romains, exaspérés par la céleste patience
de Jésus, ne savaient qu’imaginer pour la vaincre… Les injures, les
menaces ne pouvant l’ébranler, un des soldats lui arracha des mains
le cep de vigne qu’il continuait de tenir machinalement et le lui
brisa sur la tête[90], en
s’écriant :
– Tu donneras peut-être signe de vie,
statue de chair et d’os !
Mais Jésus ayant d’abord courbé sous le coup
sa tête endolorie, la releva en jetant un regard de pardon sur
celui qui venait de le frapper.
Sans doute cette ineffable douceur intimida ou
embarrassa ces barbares, car l’un d’eux, détachant son écharpe,
banda les yeux du jeune maître de Nazareth[91], en lui
disant :
– Ô grand roi ! tes respectueux
sujets ne sont pas dignes de supporter tes regards !
Lorsque Jésus eut ainsi les yeux bandés, une
idée d’une lâcheté féroce vint à l’esprit de ces Romains ;
l’un d’eux s’approcha de la victime, lui donna un soufflet, et lui
dit en éclatant de rire :
– Ô grand prophète ! devine le nom
de celui qui t’a frappé[92] !
Alors un horrible jeu commença…
Ces hommes robustes et armés vinrent tour à
tour, riant aux éclats, souffleter ce jeune homme garrotté, brisé
par tant de tortures, lui disant chaque fois qu’ils le frappaient à
la figure :
– Devineras-tu cette fois qui t’a
frappé ?
Jésus (et ce furent les seules paroles que
Geneviève lui entendit prononcer durant ce long martyre), Jésus dit
d’une voix miséricordieuse, en levant vers le ciel sa tête toujours
couverte d’un bandeau :
« – Seigneur, mon Dieu !
pardonnez-leur… Ils ne savent ce qu’ils font[93] ! »
Telle fut l’unique et tendre plainte que fit
entendre la victime, et ce n’était pas même une plainte… c’était
une prière qu’il adressait aux dieux, implorant leur pardon pour
ses tourmenteurs…
Les Romains, loin d’être apaisés par cette
divine mansuétude, redoublèrent de violences et d’outrages…
Des infâmes crachèrent au visage de
Jésus…[94]
Geneviève n’aurait pu supporter plus longtemps
la vue de ces monstruosités si les dieux n’y eussent mis un
terme ; elle entendit dans la rue un grand tumulte, et vit
arriver le docteur Baruch, le banquier Jonas et Caïphe, prince des
prêtres. Deux hommes de leur suite portaient une lourde croix de
bois, un peu plus haute que la grandeur d’un homme. À la vue de cet
instrument de supplice, les personnes arrêtées au dehors de la
porte du prétoire, et parmi lesquelles se trouvait Geneviève,
crièrent d’une voix triomphante :
– Enfin, voici la croix !… voici la
croix !
– Une croix toute neuve et digne d’un
roi !
– Et comme roi… le Nazaréen ne dira pas
qu’on le traite en mendiant…
Lorsque les Romains entendirent annoncer qu’on
apportait la croix, ils parurent contrariés de ce que leur victime
allait leur échapper. Jésus, au contraire, à ces mots : –
Voici la croix !… voici la croix ! – se leva avec une
sorte d’allégement, espérant sans doute sortir bientôt de ce
monde-ci… Des soldats lui débandèrent les yeux, lui ôtèrent le
manteau rouge, lui laissant seulement la couronne d’épines sur la
tête ; de sorte qu’il resta demi-nu ; on le conduisit
ainsi jusqu’à la porte du prétoire, où se tenaient les hommes qui
venaient d’apporter la croix.
Le docteur Baruch, le banquier Jonas et le
prince des prêtres, Caïphe, dans leur haine toujours inassouvie,
échangeaient des regards triomphants, en se montrant le jeune
maître de Nazareth, pâle, sanglant et dont les forces semblaient
être à bout. Ces pharisiens impitoyables ne purent résister au
cruel plaisir d’outrager encore la victime, le banquier Jonas lui
dit :
– Tu vois, audacieux insolent, à quoi
mènent les injures contre les riches ; tu ne les railles plus
à cette heure ? tu ne les compares plus à des chameaux
incapables de passer par le trou d’une aiguille ! C’est grand
dommage que l’envie de plaisanter te soit passée !
– Es-tu satisfait, à cette heure, –
ajouta le docteur Baruch, – d’avoir traité les docteurs de la loi
de fourbes et d’hypocrites, aimant à avoir la première place aux
festins ?… Ils ne te disputeront pas du moins ta place sur la
croix.
– Et les prêtres ! – ajouta le
seigneur Caïphe, – c’étaient aussi des fourbes qui dévoraient les
maisons des veuves, sous prétexte de longues prières… des hommes
endurcis, moins pitoyables que les païens samaritains… des stupides
à l’esprit assez étroit pour observer pieusement le sabbat… des
orgueilleux qui faisaient devant eux sonner les trompettes pour
annoncer leurs aumônes !… Tu te croyais bien fort, tu faisais
l’audacieux… à la tête de ta bande de gueux, de scélérats et de
prostituées que tu recrutais dans les tavernes, où tu passais tes
jours et tes nuits ! Où sont-ils à cette heure tes
partisans ? Appelle-les donc ! qu’ils viennent te
délivrer !
La foule n’avait pas la haine aussi patiente
que les pharisiens, qui se plaisaient à torturer lentement leur
victime ; aussi l’on entendit bientôt crier avec
fureur :
– À mort… le Nazaréen ! à
mort !
– Hâtons-nous !… Est-ce qu’on
voudrait lui faire grâce en retardant ainsi son supplice ?
– Il n’expirera pas tout de suite… on
aura encore le temps de lui parler lorsqu’il sera cloué sur la
croix.
– Oui, hâtons-nous !… sa bande de
scélérats, un moment effrayée, pourrait tenter de venir
l’enlever…
– À quoi bon d’ailleurs lui adresser la
parole ? on voit bien qu’il ne veut pas répondre.
– À mort ! à mort !
– Et il faut qu’il porte lui-même sa
croix jusqu’au lieu du supplice…
La proposition de cette nouvelle barbarie fut
accueillie par les applaudissements de tous. On fit sortir Jésus de
la cour du prétoire, et l’on plaça la croix sur l’une de ses
épaules saignantes… La douleur fut si aiguë, le poids de la croix
si lourd, que le malheureux fléchit d’abord les genoux et faillit
tomber à terre ; mais trouvant de nouvelles forces dans son
courage et sa résignation, il parut se raidir contre la souffrance,
et, courbé sous le fardeau, il commença de cheminer péniblement. La
foule et l’escorte de soldats romains criaient en le
suivant :
– Place ! place au triomphe du roi
des Juifs !…
Le triste cortège se mit en marche pour le
lieu du supplice, situé en dehors de la porte Judiciaire, quitta le
riche quartier du Temple, et poursuivit sa route à travers une
partie de la ville beaucoup moins riche et très-populeuse ;
aussi, à mesure que l’escorte pénétrait dans le quartier des
pauvres gens, Jésus recevait du moins quelques marques d’intérêt de
leur part.
Geneviève vit grand nombre de femmes, debout
au seuil de leur porte, gémir sur le sort du jeune maître de
Nazareth ; elles se ressouvenaient qu’il était l’ami des
pauvres mères et des enfants ; aussi, beaucoup de ces
innocents envoyèrent en pleurant des baisers à ce bon
Jésus, dont ils savaient par cœur les simples et touchantes
paraboles.
Mais, hélas ! presque à chaque pas,
vaincu par la douleur, écrasé sous le poids qu’il portait, le fils
de Marie s’arrêtait en trébuchant… enfin, les forces lui manquant
tout à fait, il tomba sur les genoux, puis sur les mains, et son
front heurta la terre.
Geneviève le crut mort ou expirant ; elle
ne put retenir un cri de douleur et d’effroi ; mais il n’était
pas mort… Son martyre et son agonie devaient se prolonger
encore ; les soldats romains qui le suivaient, ainsi que les
pharisiens, lui crièrent :
– Debout ! debout, fainéant !
tu feins de tomber pour ne pas porter ta croix jusqu’au
bout !…
– Toi qui reprochais aux princes des
prêtres de lier sur le dos de l’homme des fardeaux insupportables
auxquels ils ne touchaient pas du bout du doigt, – dit le docteur
Baruch, – voici que tu fais comme eux en refusant de porter ta
croix !
Jésus, toujours agenouillé, et le front penché
vers la terre, s’aida de ses deux mains pour tâcher de se relever,
ce qu’il fit à grand’peine ; puis, encore tout chancelant, il
attendit qu’on lui eût placé la croix sur les épaules ; mais à
peine fut-il de nouveau chargé de ce fardeau, que, malgré son
courage et sa bonne volonté, il ploya et tomba une seconde fois
comme écrasé sous ce poids.
– Allons, – dit brutalement l’officier
romain, – il est fourbu !
– Seigneur Baruch, – s’écria un des
émissaires, qui n’avait, non plus que les pharisiens, quitté la
victime, – voyez-vous cet homme en manteau brun, qui passe si vite
en détournant la tête comme s’il ne voulait pas être reconnu ?
je l’ai souvent vu aux prêches du Nazaréen… si on le forçait de
porter la croix[95] ?
– Oui, – dit Baruch, – appelez-le…
– Eh ! Simon ! – cria
l’émissaire, – eh ! Simon le Cyrénéen ! vous qui preniez
votre part des prédications du Nazaréen, venez donc à cette heure
prendre part du fardeau qu’il porte…
À peine cet homme eut-il appelé Simon, que
beaucoup de gens parmi la foule crièrent comme lui :
– Eh ! Simon… Simon !…
Celui-ci, au premier appel de l’émissaire,
avait hâté sa marche, comme s’il n’eût rien entendu ; mais
lorsqu’un grand nombre de voix crièrent son nom, il revint sur ses
pas, se dirigea vers l’endroit où se tenait Jésus, et s’approcha
d’un air troublé.
– On va crucifier Jésus de Nazareth, de
qui tu aimais tant à écouter la parole, – lui dit le banquier Jonas
en raillant ; – c’est ton ami, ne l’aideras-tu pas à porter sa
croix ?
– Je la porterai seul, – répondit le
Cyrénéen, ayant le courage de jeter un coup d’œil de pitié sur le
jeune maître, qui toujours agenouillé, semblait prêt à
défaillir.
Simon, s’étant chargé de la croix, marcha
devant Jésus, et le cortège poursuivit sa route.
À cent pas plus loin, au commencement de la
rue qui conduit à la porte Judiciaire, en passant devant une
boutique de marchand d’étoffes de laine, Geneviève vit sortir de
cette boutique une femme, d’une figure vénérable… Cette femme, à la
vue de Jésus, pâle, affaibli, sanglant, ne put retenir ses
larmes ; seulement alors, l’esclave, qui jusqu’alors avait
oublié qu’elle pouvait être recherchée par les ordres du seigneur
Grémion, son maître, se souvint de l’adresse que sa maîtresse
Aurélie lui avait donnée de la part de Jeane, lui disant que
Véronique, sa nourrice, tenant une boutique près la porte
Judiciaire, pourrait lui donner un asile.
Mais Geneviève en ce moment ne songea pas à
profiter de cette chance de salut. Une force invincible l’attachait
aux pas du jeune maître de Nazareth, qu’elle voulait suivre jusqu’à
la fin. Elle vit alors Véronique s’approcher en pleurant de Jésus,
dont le front était baigné d’une sueur ensanglantée, et essuyer
d’une toile de lin le visage du pauvre martyr, qui remercia
Véronique par un sourire d’une bonté céleste.
À plusieurs pas de là, et toujours dans la rue
qui conduisait à la porte Judiciaire, Jésus passa devant plusieurs
femmes qui pleuraient ; il s’arrêta un moment, et dit à ces
femmes, avec un accent de tristesse profonde :
« – Filles de Jérusalem, ne pleurez pas
sur moi ! mais pleurez sur vous-mêmes, pleurez sur vos
enfants ; car il viendra un temps où l’on dira :
Heureuses les stériles ! Heureuses les entrailles qui n’ont
pas porté d’enfants ! Heureuses les mamelles qui n’ont point
allaité[96] ! »
Puis Jésus, quoique brisé par la souffrance,
se redressant d’un air inspiré, les traits empreints d’une douleur
navrante, comme s’il avait conscience des effroyables malheurs
qu’il prévoyait, s’écria d’un ton prophétique, qui fit tressaillir
les pharisiens eux mêmes :
« – Oui, les temps approchent où les
hommes, dans leur effroi, diront aux montagnes : Tombez sur
nous !… et aux collines : Couvrez nous[97] ! »
Et Jésus, baissant la tête sur sa poitrine,
poursuivit péniblement sa marche au milieu du silence de stupeur et
d’épouvante qui avait succédé à ses paroles prophétiques. Le
cortège continuait de gravir la rue rapide qui conduit à la porte
Judiciaire, sous laquelle on passe pour monter au Golgotha, colline
située hors de la ville et au sommet de laquelle sont dressées les
croix des suppliciés.
Geneviève remarqua que la foule, d’abord si
lâchement hostile à Jésus, commençait, à mesure qu’approchait
l’heure du supplice, à s’émouvoir et à gémir sur le sort de la
victime ; ces malheureux comprenaient sans doute, mais,
hélas ! trop tard, qu’en laissant mettre à mort l’ami des
pauvres et des affligés, non-seulement ils se privaient d’un
défenseur, mais que, par leur honteuse ingratitude, ils glaceraient
peut-être à l’avenir les âmes généreuses qui se seraient dévouées
pour eux.
Lorsque l’on eut passé sous la voûte de la
porte Judiciaire, on commença de gravir la montée du
Calvaire ; cette pente était si rapide que souvent Simon, le
Cyrénéen, toujours chargé de la croix de Jésus, fut obligé de
s’arrêter, ainsi que le jeune maître lui-même… Celui-ci semblait
avoir à peine conservé assez de forces pour pouvoir atteindre au
sommet de cette colline aride, couverte de pierres roulantes, et où
croissaient çà et là quelques buissons d’une pâle verdure… Le ciel
s’était couvert de nuages épais, un jour sombre, lugubre, jetait
sur toutes choses un voile de tristesse… Geneviève, à sa grande
surprise, remarqua vers le sommet du Calvaire deux autres croix
dressées en outre de celle qui devait être élevée pour Jésus. Dans
son étonnement, elle s’informa à une personne de la foule, qui lui
répondit :
– Ces croix sont destinées à deux
voleurs, qui doivent être crucifiés en même temps que le
Nazaréen.
– Et pourquoi supplicie-t-on ces voleurs
en même temps que le jeune maître ? – demanda l’esclave.
– Parce que les pharisiens, hommes de
justice, de sagesse et de piété, ont voulu que le Nazaréen fût
accompagné jusqu’à la mort par ces misérables qu’il fréquentait
durant sa vie.
Geneviève se retourna pour savoir qui lui
faisait cette réponse ; elle reconnut un des deux
émissaires.
– Oh ! les hommes
impitoyables ! – pensa l’esclave. – ils trouvent moyen
d’outrager Jésus jusque dans sa mort.
Lorsque les soldats romains qui escortaient le
jeune maître arrivèrent, suivis de la foule de plus en plus
silencieuse et attristée, au sommet du Calvaire, ainsi que le
docteur Baruch, le banquier Jonas et le grand-prêtre Caïphe, tous
trois jaloux d’assister à l’agonie et à la mort de leur victime,
Geneviève aperçut les deux voleurs destinés au supplice, garrottés
et entourés de gardes ; ils étaient livides, et attendaient
leur sort avec une terreur mêlée de rage impuissante.
À un signe de l’officier romain, chef de
l’escorte, les bourreaux ôtèrent les deux croix des trous où elles
avaient été d’abord placées et dressées, les couchèrent par
terre ; puis, se saisissant des condamnés, malgré leurs cris,
leurs blasphèmes et leur résistance désespérée, ils les
dépouillèrent de leurs vêtements et les étendirent sur les
croix ; puis, tandis que des soldats les y maintenaient, les
bourreaux, armés de longs clous et de lourds marteaux, clouaient
sur la croix, par les pieds et par les mains, ces malheureux qui
poussaient des hurlements de douleur. Par ce raffinement de
barbarie on rendait le jeune maître de Nazareth témoin du sort
qu’il allait bientôt subir lui-même ; aussi, à la vue des
souffrances de ces deux compagnons de supplice, Jésus ne put
retenir ses larmes ; puis il cacha son visage entre ses mains,
pour échapper à cette pénible vision.
Les deux voleurs crucifiés, on redressa leurs
croix, sur lesquelles ils se tordaient en gémissant, elles furent
enfoncées en terre et affermies au moyen de pierres et de
pieux.
– Allons, Nazaréen, – dit l’un des
bourreaux à Jésus en s’approchant de lui, tenant d’une main son
lourd marteau, de l’autre plusieurs grands clous, – allons, es-tu
prêt ? Va-t-il falloir user de violence envers toi comme
envers tes deux compagnons ?
– De quoi se plaignent-ils ? –
répondit l’autre bourreau ; – l’on est pourtant si à l’aise
sur une croix… les bras étendus, comme un homme qui se détire après
un long sommeil !…
Jésus ne répondit pas ; il se dépouilla
de ses vêtements, se plaça lui-même sur l’instrument de son
supplice, étendit ses bras en croix, et tourna vers le ciel ses
yeux noyés de larmes…
Geneviève vit alors les deux bourreaux
s’agenouiller de chaque côté du jeune maître de Nazareth, et saisir
leurs longs clous, leurs lourds marteaux… L’esclave ferma les yeux…
mais elle entendit les coups sourds des marteaux faisant pénétrer
les clous dans la chair vive, tandis que les deux voleurs crucifiés
continuaient de pousser des hurlements de douleur… Le bruit des
coups de marteau cessa ; Geneviève ouvrit les yeux… La croix à
laquelle on avait attaché le jeune maître de Nazareth venait d’être
dressée et placée au milieu de celles des deux autres
crucifiés.
Jésus, le front couronné d’épines, ses longs
cheveux blonds collés à ses tempes par une sueur mêlée de sang, la
figure livide et empreinte d’une douleur effrayante, les lèvres
bleuâtres, tremblait au moment d’expirer ; tout le poids de
son corps pesant sur ses deux mains clouées à la croix, ainsi que
ses pieds, et d’où le sang ruisselait, ses bras se raidissaient par
de violents mouvements convulsifs, tandis que ses genoux à demi
fléchis s’entre-choquaient de temps à autre.
Alors Geneviève entendit la voix déjà presque
agonisante des deux voleurs qui, s’adressant à Jésus, lui
disaient :
– Maudit sois-tu… Nazaréen ! maudit
sois-tu, toi, qui nous disais que les premiers seraient les
derniers… et les derniers les premiers !… nous voici
crucifiés… que peux-tu faire pour nous ?
– Maudit sois-tu, toi, qui promettais la
consolation aux affligés ! – reprit l’autre voleur… – nous
voici crucifiés, où est notre consolation ?
– Maudit sois-tu… toi qui nous disais que
ceux-là seuls qui sont malades ont besoin de médecin !… nous
voici malades… où est le médecin ?
– Maudit sois-tu… toi qui nous disais que
le bon pasteur abandonne son troupeau pour chercher une seule
brebis égarée !… nous sommes égarés, et toi, le bon pasteur,
tu nous laisses aux mains des bouchers[98] !
Et ces misérables ne furent pas les seuls à
insulter l’agonie de Jésus ; car, chose horrible, à laquelle
Geneviève, à l’heure où elle écrit ceci, peut à peine croire, le
docteur Baruch, le banquier Jonas et Caïphe le prince des prêtres,
se joignirent aux deux voleurs pour railler et outrager le jeune
maître de Nazareth au moment où il allait rendre l’âme[99].
– Oh ! Jésus de Nazareth !
Jésus le messie ! Jésus le prophète ! Jésus le sauveur du
monde ! – disait Caïphe en raillant, – comment n’as-tu pas
prophétisé ton sort ?… Pourquoi ne commences-tu pas par te
sauver toi-même, toi qui devais sauver le monde ?
– Tu te dis le fils de Dieu, ô Nazaréen
le divin ! – ajoutait le banquier Jonas ; – nous croirons
à ta céleste puissance si tu descends de ta croix… Nous ne te
demandons que ce petit prodige !… Voyons, fils de Dieu…
descends ! descends donc ! Quoi ! tu préfères rester
cloué sur cette poutre, comme un oiseau de nuit à la porte d’une
grange ?… Libre à toi… on pourra t’appeler Jésus le crucifié…
mais jamais Jésus le fils de Dieu…
– Tu te montrais si confiant dans le
Seigneur ! – ajouta le docteur Baruch ; – appelle-le donc
à ton secours ! S’il te protège, si tu es véritablement son
fils, que ne tonne-t-il contre nous, tes meurtriers ? Que ne
change-t-il cette croix en un buisson de roses, d’où tu
t’élancerais radieux vers le ciel ?
Les huées, les railleries des soldats romains
accompagnaient ces lâches outrages des pharisiens ; soudain
Geneviève vit Jésus se raidir de tous ses membres, faire un dernier
effort pour lever vers le ciel sa tête appesantie… Une dernière
lueur illumina son céleste regard, un sourire navrant contracta ses
lèvres, et il murmura d’une voix éteinte :
– « Seigneur !… Seigneur !
ayez pitié de moi ! »
Puis sa tête retomba sur sa poitrine… l’ami
des pauvres et des affligés avait cessé de vivre !
Geneviève s’agenouilla et fondit en larmes. À
ce moment elle entendit une voix s’écrier derrière elle :
– La voici, l’esclave fugitive !
Oh ! j’étais certain de la retrouver sur les traces de ce
maudit Nazaréen, dont on vient enfin de faire bonne justice.
Saisissez-la ! liez-lui les mains derrière le dos ;
oh ! cette fois, ma vengeance sera terrible.
Geneviève se retourna et vit son maître, le
seigneur Grémion.
– Maintenant, – dit Geneviève, – je peux
mourir… puisqu’il est mort, celui-là qui avait promis aux esclaves
de briser leurs fers.
*
*
*
Geneviève, quoiqu’elle ait eu à endurer les
plus cruels traitements de la part de son maître, Geneviève n’est
pas morte, puisqu’elle a écrit ce récit pour son mari Fergan.
Après avoir ainsi raconté ce qu’elle a su et
ce qu’elle a vu de la vie et de la mort du jeune maître de
Nazareth, elle croirait téméraire d’oser parler de ce qui lui est
arrivé à elle-même, depuis le triste jour où elle a vu expirer sur
la croix l’ami des pauvres et des affligés ; Geneviève dira
seulement que, prenant exemple sur la résignation de Jésus, elle
endura patiemment les cruautés du seigneur Grémion, par attachement
pour sa maîtresse Aurélie, souffrant tout afin de ne pas la
quitter ; aussi elle est restée l’esclave de la femme de
Grémion, pendant les deux ans qu’elle a demeuré en Judée.
Grâce à l’ingratitude humaine, six mois après
la mort du pauvre jeune homme de Nazareth, son souvenir était
effacé de la mémoire des hommes[100].
Quelques-uns de ses disciples seulement conservèrent pieusement sa
souvenance ; aussi, bien souvent Geneviève se disait en
soupirant :
– Pauvre jeune maître de Nazareth !
lorsqu’il annonçait qu’un jour les fers des esclaves seraient
brisés, il écoutait le vœu de son âme angélique ; mais
l’avenir devait démentir cette généreuse espérance.
En effet, lorsque, après deux années passées
en Judée avec sa maîtresse Aurélie, Geneviève revint dans les
Gaules, elle y retrouva l’esclavage, aussi affreux, plus affreux
peut-être que par le passé.
Geneviève a joint à ce récit, qu’elle a écrit
pour son mari Fergan, une petite croix d’argent qui lui a été
donnée par Jeane, femme du seigneur Chusa, peu de temps après la
mort du jeune homme de Nazareth.
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