Du coin de l’œil l’évêque voyait le comte sournoisement écouter, d’un air à la fois satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant sans doute si lui, Neroweg, n’était pas bien sot de croire à la puissance miraculeuse de l’évêque et de payer si cher les absolutions de ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant d’autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter les simples[60] ; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée noire, qui d’abord à peine visible et formée sur la cime d’un pic à l’extrême horizon, s’approchant rapidement, devait bientôt s’étendre et obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux ; aussi Cautin, à une nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la marche de l’orageuse nuée qui s’avançait :

– Ce n’est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme moi de défendre en ce moment l’Église du seigneur Dieu ; il a sa grâce et ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes pour punir les impies ; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d’un si vif éclat, – ajouta l’évêque d’une voix de plus en plus retentissante, – malheur à qui oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous juge et nous châtie ; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans la personne sacrée de ses évêques ! oui, y a-t-il ici quelqu’un qui l’ose ? – continua Cautin d’une voix menaçante ; – y a-t-il ici quelqu’un, roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine ?

– Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin, évêque de Clermont : Tu vois bien cette houssine ? je te la casserai sur le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d’insolence.

Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du bon ; mais ses hardies paroles firent frémir l’assistance, la truste royale comme les leudes du comte… Il paraissait monstrueux à ces bons catholiques de casser une houssine sur le dos d’un évêque, eût-il, à l’instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre d’un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers ; Chram lui-même parut effrayé de l’audace de son favori… Cautin, d’un coup d’œil, vit tout cela ; aussi s’écria-t-il, feignant une sainte horreur en s’adressant au Lion, qui, d’un air de défi, brandissait toujours sa houssine :

– Malheureux impie, aie pitié de toi-même… le Seigneur Dieu a entendu ton blasphème… Vois, le ciel s’obscurcit, le soleil se couvre de ténèbres ! vois ces signes précurseurs du courroux céleste !… À genoux, chers fils ! à genoux ! votre père en Dieu vous l’ordonne… Priez pour apaiser le courroux de l’Éternel soulevé par un épouvantable blasphème !…

Et Cautin descendit précipitamment de cheval ; mais il ne s’agenouilla pas : debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant à l’autel, il semblait conjurer la colère céleste.

À la voix de l’évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux ; la plupart des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et s’agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers avait menacé l’évêque de sa houssine… Neroweg, l’un des premiers à genoux, se frappait la poitrine ; mais Chram, ses favoris et quelques-uns de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à obéir aux ordres de l’évêque… Alors celui-ci, d’un geste impérieux et d’un accent menaçant, s’écria :

– À genoux ! ô roi ! Le roi n’est pas plus que l’esclave devant l’œil du Tout-Puissant… le roi, comme l’esclave, doit courber le front devant l’Éternel pour apaiser son courroux… À genoux donc, ô roi ! à genoux, toi et tes favoris !…

– Oses-tu me commander, à moi ? – s’écria Chram le visage pâle de rage, voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l’évêque. – Qui, de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent ?…

Un superbe éclat de tonnerre ferma la touche de Chram et servit à souhait la fourberie de Cautin, qui reprit :

– À genoux, roi !… n’entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix grondante du Tout-Puissant irrité ?… Veux-tu attirer sur nous tous une pluie de feu ? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! éloignez de nous ces cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies, vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres pécheurs… car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant votre majesté, ô Seigneur ! mais du moins nous sommes humbles et repentants… Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant !…

Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d’éclairs éblouissants, portèrent à son comble l’épouvante de la suite de Chram ; lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte ; cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de l’évêque, lorsque des murmures, d’abord sourds, puis menaçants, s’élevèrent parmi sa truste et ses esclaves.

– À genoux, notre roi… à genoux !…

– Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris.

– À genoux, notre roi… à genoux !… Obéis à la parole du saint évêque… c’est le Seigneur qui nous parle par sa bouche…

– À genoux, roi… à genoux !…

Chram céda… il craignit l’irritation de son entourage, et surtout de donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête. Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui lui obéirent, de l’imiter et de se mettre, comme lui, à genoux.

Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les roulements du tonnerre qui redoublait de fracas.

– À genoux ! – crièrent les voix de plus en plus irritées, – à genoux, le Lion de Poitiers !…

– Notre roi Chram s’agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par ses menaces sacrilèges à l’égard du saint évêque, refuse seul d’obéir…

– Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu…

– Mes fils, mes chers fils ! – s’écria Cautin, seul debout, comme le Lion de Poitiers était seul à cheval, – préparons-nous à la mort ! un seul grain d’ivraie suffit à corrompre un muid de froment… un seul pécheur endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes… Résignons-nous, mes chers fils… que la volonté de Dieu soit faite… peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis !

La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés contre le Lion de Poitiers ; et Neroweg, qui gardait rancune à cet insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, tira son épée, et s’écria :

– À mort l’impie ! son sang apaisera la colère de l’Éternel !…

– Oui, oui… à mort ! – crièrent une foule de voix furieuses, à peine dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables encore par l’écho des montagnes.

Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient, rapides, enflammés, éblouissants… Les plus braves tremblaient, le roi Chram lui-même regrettait d’avoir raillé l’évêque… Aussi, voyant le Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à son favori :

– Descends de cheval et agenouille-toi… sinon, je te laisse massacrer… Jamais je n’ai vu pareil orage !… Tu as eu tort de menacer l’évêque de ta houssine, et moi de le railler… le feu du ciel va peut-être tomber sur nous…

Le Lion de Poitiers rugit de rage ; mais, prévoyant le sort qu’une plus longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents, aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation, et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin… Alors l’évêque, jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit, savourant sa victoire :

– Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi ! car te voici à mes pieds, le front dans la poussière…

Puis il s’agenouilla lentement en s’écriant d’une voix éclatante :

– Gloire à toi, Seigneur ! gloire à toi !… L’impie rebelle, saisi d’une sainte terreur, abaisse son front superbe… Le lion dévorant est devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l’agneau… Apaise ta juste colère, ô Seigneur ! aie pitié de nous tous, agenouillés ici devant toi… dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel… éloigne la nuée de feu que l’endurcissement d’un pécheur avait attirée sur nos têtes… daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant ! que la voix de ton serviteur indigne, l’évêque Cautin, est montée jusqu’à toi… jusqu’à toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton oint de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et de tes anges et archanges !…

Le prélat dit encore beaucoup d’admirables choses, mesurant et graduant ses actions de grâces et de merci sur l’apaisement progressif de l’orage, de même qu’à son approche il avait gradué ses paroles menaçantes ; aussi l’habile homme termina-t-il son discours aux sourds roulements d’un tonnerre lointain : derniers grondements, disait-il, de la voix courroucée de l’Éternel enfin calmé dans sa colère… Après quoi, le ciel s’éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine :

« – Gloire ! gloire éternelle au Seigneur !…

» – Gloire ! gloire à notre bienheureux évêque !…

» – Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel…

» – L’impie a courbé son front rebelle…

» – Gloire ! gloire au Seigneur !… »

* *

*

Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l’écurie, que d’autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux, ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l’aube. Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui dit :

– Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois avoir une chambre où tu gardes tes trésors ? allons-y…

Neroweg se gratta l’oreille sans répondre ; se souciant peu sans doute d’introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant l’hésitation du comte, reprit :

– S’il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux trésors, peu m’importe… Allons chez ta femme si tu veux.

– Non… non… viens dans ma chambre aux trésors… Permets seulement que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien.

Neroweg, tirant alors à l’écart l’un de ses leudes, lui dit :

– Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram… Tenez-vous prêts à accourir à mon premier appel.

– Que crains-tu ?

– La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d’autrui, et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer, j’aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte.

– Nous y serons.

– Dis, de plus, à Rigomer et à Berthecram de se tenir, armés aussi, à la porte du gynécée ; qu’ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de s’introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l’aide… Je me défie du Lion de Poitiers, audacieux sacrilège qui ce matin a osé braver le feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés… Les deux autres favoris de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion farouche ; je les crois, à eux trois, capables de tout… comme leur royal maître… As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent ce Chram ?

– Il n’a amené ici que la moitié de ses leudes… de ses antrustions, comme s’appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres, parce qu’ils sont les fidèles du fils d’un roi… Ne les valons-nous pas ?… quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d’or de Wirgelt et la nôtre à deux cents sous seulement[61].

– Tout à l’heure, – ajouta Bertechram, – ils avaient l’air de manger du bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s’assurer s’ils étaient propres… Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et d’étain…

– Oui, oui… pour que je sorte ma vaisselle d’or et d’argent, afin de m’en dérober quelque pièce.

– Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d’ici à ce soir, si ces insolents nous continuent leurs dédains.

– Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que l’on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram.

– Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers amis… Si l’on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me faudra la remplacer.

– Neroweg, l’honneur passe avant la vaisselle.

– Certainement ; mais il est inutile de provoquer les disputes… Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l’on veille à la porte du gynécée.

– Ce que tu demandes sera fait.

Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls dans la chambre des trésors.

– Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres ?

– Oh ! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose… Ils sont fort grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie : « Il est toujours bon de se précautionner d’un grand pot et d’un grand coffre… » mais ils sont presque vides…

– Tant pis, comte… Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être la valeur qu’ils renferment.

– Tu veux railler ?

– Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et tes richesses… Je te le jure par l’indivisible Trinité !

– Alors je te crois ! car après le miracle de ce matin tu n’oserais, en te jouant d’un serment si redoutable, risquer d’attirer sur ma maison le feu du ciel… Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si riche ?…

– Parce qu’à cela, moi, j’ai intérêt.

– Tu me persuades.

– Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi ?

– Je le voudrais.

– Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent coffres regorgeant d’or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères, de bassins, d’armures, d’étoffes précieuses ?

– Je le voudrais, certes, oh ! je le voudrais !

– Au lieu d’être comte d’une ville de l’Auvergne, veux-tu gouverner toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux le désirer ?

– Tu me jures, par l’indivisible Trinité, que tu parles sérieusement ?

– Je te le jure !

– Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j’ai une dévotion particulière ?

– Je te jure aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres sont très-sérieuses.

– Alors, explique-toi.

– Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les Saxons… Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon père… Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans mon projet… Seras-tu pour ou contre moi ?

– Et tes frères Charibert, Gontran, Chilperik et Sigibert ? ils ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul ?

– Je ferai tuer mes frères…

– Par qui ?

– Tu le sauras plus tard.

– Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu’il faut accomplir soi-même… pour être assuré qu’elles réussissent…

– Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main…

– Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus proches parents ? D’ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre d’Ursio… moi, j’en suis absous… j’ai payé…

– Tu as gardé l’héritage ?

– J’en ai abandonné au moins un quart à l’Église et à mon patron, l’évêque Cautin, pour racheter le meurtre…

– Tu y gagnes toujours les trois quarts de l’héritage.

– Tiens ! si je n’avais pas dû gagner à la mort d’Ursio, je ne l’aurais pas tué… je ne lui en voulais pas…

– Et moi, je n’en veux pas non plus à mes frères… seulement je désire être seul roi de toute la Gaule… Ainsi, comte, réponds, veux-tu t’engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes hommes ? je m’engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d’une province à ton choix et à t’abandonner les biens, les trésors, les esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi…

– Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes leudes et de mes hommes, que nous obéirons à ta bouche, ainsi que nous disons en Germanie ?

– Oui, telle est ma demande.

– Mais ton père ? mais ton père ?…

– Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le massacrer… sais-tu cela ?

– Le bruit en est venu jusqu’ici.

– Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule à sa place[62]

– Mais lorsqu’il reviendra de Saxe avec son armée ?

– Je le combattrai, et je le tuerai si je peux… N’a-t-il pas tué ses neveux et pillé les trésors de son frère Chlodomir ?…

– Je ne te blâme point en ceci… je pense à ce qui peut m’advenir, à moi…

– À toi, comte ?

– Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m’en sois mêlé, de cette guerre… il m’arrivera malheur… Je serai dépouillé comme traître des terres que je tiens à bénéfices ; il ne me restera que mes terres SALIQUES…

– Voudrais-tu gagner sans risquer d’enjeu ?

– Je préférerais cela de beaucoup… Mais écoute, Chram ; que les comtes et ducs du Poitou, du Limousin, de l’Anjou, prennent parti avec toi contre ton père, alors moi et mes hommes nous obéirons à ta bouche… mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront ouvertement déclarés en armes les premiers…

– Tu veux jouer à coup sûr ?

– Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup…

– Soit… alors échangeons nos serments.

– Attends, roi…

– Que vas-tu faire ? pourquoi ouvrir ce coffre ?… Laisse donc du moins le couvercle relevé, que je voie tes trésors…

– Je t’assure qu’il n’y a presque rien là dedans, et le peu qu’il y a craint fort la poussière.

– Par ma chevelure royale ! je n’ai de ma vie vu plus magnifique boîte à Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre… ce n’est qu’or, rubis, perles et escarboucles… Où as-tu pillé cela ?

– Dans une villa de Touraine : le cahier d’Évangile qui est dedans est tout écrit en lettres d’or…

– C’est la boîte qui est superbe… j’en suis ébloui…

– Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos promesses…

– J’y consens… Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi, Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie, « que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m’établir roi sur vous, et que je m’y établisse, je te ferai duc d’une grande province à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi… »

– Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, « je jure sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin et de l’Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t’établir roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes, pour que tu t’établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment !… »

– Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon serment !…

– C’est juré…

– C’est juré…

– Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique boîte à Évangile…

– Excuse-moi… cette boîte craint terriblement la poussière…

– Comte, je n’ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer prestement un coffre…

– C’est toujours afin que la poussière n’y entre point.

– À cette heure, autre chose… Notre serment nous lie, je peux te parler sans détour… Il faut d’abord que je fasse mourir mes quatre frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert.

– Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon lorsqu’il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un héritage ; il préférait tuer d’abord… et prendre ensuite.

– Mon père Clotaire aussi professait cette opinion ; il commençait par tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s’emparer ensuite de leur héritage.

– D’autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d’abord et tuaient ensuite… C’était mal avisé… on dépouille plus facilement un mort qu’un vivant…

– Comte, tu as la sagesse de Salomon ; mais moi, je ne peux pas tuer mes frères moi-même…

– Tu ne peux pas… et pourquoi ne peux-tu pas ?

– Deux d’entre eux sont très-vigoureux ; moi, je suis faible et usé ; et puis ils ne me feraient pas l’occasion de bonne grâce ; ils se défient de moi.

– Il est vrai que mon frère Ursio n’avait pas de moi la moindre défiance… Il était si jeune encore !

– J’ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres : ce sont des hommes sur qui je peux compter… il m’en faut un quatrième.

– Où le trouver ?

– Ici…

– Dans mon burg ?

– Oui, peut-être…

– Explique-toi…

– Sais-tu pourquoi l’évêque Cautin, qui ne m’aime guère, m’accompagne ?

– Je l’ignore…

– C’est que l’évêque a grand’hâte de juger, de condamner et de voir supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans l’ergastule de ce burg… et de voir surtout rôtir l’évêchesse comme sorcière…

– Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs complices, doivent être, lorsqu’ils seront guéris, et ils le sont, conduits à Clermont pour y être jugés par la curie.

– D’après des bruits très-croyables, qui nous sont parvenus, l’évêque craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour délivrer ces bandits lorsqu’ils arriveront dans la cité ; les noms de l’ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et vagabonde ; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au supplice… tandis qu’ici, dans le burg, il n’y a rien à craindre de pareil.

– Cette rébellion peut être à redouter, en effet, de la populace de Clermont.

– J’ai donc promis à l’évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram, roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même de toute la Gaule), j’ordonnerais que ces criminels soient jugés, condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier…

– Si mon bon patron l’évêque Cautin est de cet avis, je le partage… Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice… et je donnerais, je crois, vingt sous d’or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se soulevait en leur faveur… Mais quel rapport ceci a-t-il avec le meurtre de tes frères ?

– Tu m’as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures ?

– Oui.

– C’est un homme résolu ?

– Un démon… Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m’a dit mon patron.

– Crois-tu que si l’on disait à ce démon, après qu’il aura été condamné à un supplice terrible : « Tu auras ta grâce, à la condition d’aller tuer ensuite quelqu’un… et le meurtre accompli, vingt sous d’or de profit… » il refuserait cette offre ? Dis, quel Vagre la refuserait ?…

– Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus vaillants leudes ; ils ont pillé, incendié la villa de l’évêque, et il faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l’a dit l’Éternel de sa propre bouche… Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au paradis, ce Vagre n’échappera pas au supplice dû à ses crimes !…

– Qui te dit le contraire ?

– Tu parles de lui faire grâce pour…

– Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter au Vagre vingt sous d’or… on lui compte cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi on l’écartèle ou on le coupe en quartiers… Ah ! cela te fait rire…

– Hi… hi !… oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices, hi… hi… lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi… Ce Vagre croira recevoir vingt sous d’or, et il recevra cent coups de barre de fer… hi ! hi !…

– Les hommes déterminés sont rares ; si ce Vagre mène l’affaire à bonne fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués… et leur mort assure la réussite de mes projets… Ton intérêt comme le mien est de nous servir de ce Vagre…

– Mais l’évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce bandit ; l’évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à accorder la grâce de ce Ronan.

– Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l’évêchesse, et supplicier l’ermite laboureur, qu’il exècre non moins que le Vagre…

– Et si le Vagre promet de tuer et qu’il ne tue pas ?

– Et les vingt sous d’or qu’il croira recevoir après le meurtre ?…

– C’est juste… mais sa fuite, comment la favoriser ?

– Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures ?

– Oui.

– Le jugement et la condamnation aujourd’hui, le supplice demain… d’ici à demain il nous reste la nuit… Pendant le sommeil de l’évêque tu feras sortir le Vagre de l’ergastule ; on le conduira près de Spatachair, mon favori… le reste me regarde… et demain nous dirons à l’évêque : Le Vagre s’est enfui…

– Hi… hi !…

– De quoi ris-tu ?

– Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d’or, et il recevra… hi ! hi !… cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera écartelé… hi ! hi ! hi !…

– Tu le vois, comte, ta vengeance n’y perdra rien, et nos projets seront assurés ; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père… Réponds, sommes-nous d’accord pour la fuite du Vagre ?

– Oui, oui… et puis cette idée des cent coups de barre de fer… hi ! hi ! hi !…

– Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé ?

– Dans deux heures il le sera.

– Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont… mais au revoir, duc de Touraine ou d’Anjou et l’un des plus riches, des plus puissants parmi les seigneurs franks, fait tel par l’amitié de Chram, roi de toute la Gaule !…

* *

*

Le soleil baisse, la nuit s’approche : un homme à barbe et à cheveux gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et vigoureux que dans la maturité de l’âge, portant la saie gauloise, un bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses, vient de la forêt ; il s’avance sur la route qui conduit au burg du comte Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d’une longue et forte chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d’ailleurs un paisible compagnon de route ; il suit son maître aussi docilement qu’un chien. Le bateleur s’arrête un instant au sommet de ce chemin montueux, d’où l’on découvre la plaine et la colline où est bâti le burg ; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids d’un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité repose sur l’une de leurs épaules, s’avancent par un sentier, qui, à quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur ; il hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves ; mais ceux-ci, peu rassurés sans doute à la vue de l’ours qui suit son maître, s’arrêtent court.

– Mes amis, n’ayez pas peur, mon ours n’est point méchant ; il est fort apprivoisé.

L’appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne :

– Viens ici près de moi, Mont-Dore !

À cet ordre, l’ours répondit en s’approchant et s’asseyant modestement sur son train de derrière ; puis il leva d’un air soumis la tête vers son maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves… Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine distance de lui et de son ours.

– Mes amis, quelle est cette grande demeure que l’on voit là-bas, enceinte d’un fossé ?

– C’est le burg du comte Neroweg, notre maître.

– Est-il au burg, aujourd’hui ?

– Il y est en grande et royale compagnie.

– En royale compagnie ?

– Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa truste ; nous venons de l’étang pêcher cette charge de poissons pour le souper de ce soir.

– Aussi vrai que j’ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un pauvre homme comme moi… je pourrai divertir ces nobles seigneurs en leur montrant mon ours et mon singe… Croyez-vous, mes enfants, qu’on me laissera entrer au burg ?

– Oh ! nous ne savons… aucun étranger ne passe ordinairement le fossé du burg sans l’ordre du seigneur comte ; il est très-défiant, et le pont gardé durant le jour est retiré chaque soir.

– Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le seigneur comte s’est amusé à les voir.

– Alors, il ne refusera pas ce soir d’offrir un pareil divertissement à son royal hôte…

– Il se peut… En ce cas l’amusement de ce soir aidera ces seigneurs à attendre l’amusement de demain.

– Lequel ?

– Le supplice des quatre condamnés d’aujourd’hui : Ronan le Vagre, l’ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie ; une petite esclave, leur complice, et l’évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de notre bienheureux évêque Cautin.

– Ah ! l’on a pris des Vagres par ici, mes amis ?… Et ils ont été condamnés aujourd’hui ?

– Le mâlh s’est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y assistaient… Ronan le Vagre et l’ermite ont été d’abord mis à la torture…

– Ils refusaient donc d’avouer qu’ils avaient couru la Vagrerie ?

– Non… Ronan le maudit s’en vantait, au contraire.

– Alors, pourquoi la torture ?

– C’est ce que disait le fils du roi ; il ne voulait pas la torture pour Ronan le Vagre ; il s’y opposait de toutes ses forces.

– Mais notre saint évêque a prétendu qu’une vérité arrachée par la torture était plus certaine, puisque c’était comme le jugement de Dieu… Alors personne n’a osé aller contre la volonté du saint homme.

– Aussi l’on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l’ermite dans l’huile bouillante… et ils ont avoué une seconde fois.

– Puis on a été obligé de les porter dans l’ergastule, car ils ne pouvaient plus marcher.

– Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera, dit-on, terrible !… mais jamais assez terrible pour expier les crimes de Ronan le Vagre…

– Qu’a-t-il donc fait, mes amis ?

– N’a-t-il pas, le sacrilège ! à la tête de sa bande, incendié, pillé la villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin…

– Comment, mes amis, Ronan le Vagre… cet impie aurait osé commettre un pareil crime ? Et les femmes, est-ce qu’on les a aussi mises à la torture ?

– La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d’une blessure qu’elle s’est faite en voulant se tuer, lorsqu’elle a vu les Vagres exterminés.

– Quant à l’évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre saint évêque a dit : « Il faut se donner garde d’affaiblir la sorcière, peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu’elle reste en pleine santé, afin qu’elle ne perde rien des tourments de demain. »

– Votre évêque est très-judicieux, mes amis… et où ces scélérats attendent-ils la mort ?

– Dans le souterrain du burg.

– Toute fuite leur est, j’espère, impossible, à ces damnés ?

– D’abord Ronan le Vagre et l’ermite laboureur seraient libres, qu’ils ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture.

– J’oubliais cela, mes amis.

– Et puis, l’ergastule est construit en briques et en ciment romain aussi dur que roche ; cette cave est fermée par une grille de fer à barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d’hommes armés.

– Grâce à Dieu, il n’est pas possible, mes amis, que ces maudits échappent à leur supplice… Je vois que vous n’êtes pas de ces mauvais esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres.

– Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu’au dernier ; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, nos seigneurs.

– Votre maître est donc humain pour vous ?

– Il est d’autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu’il nous fait plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis…

– Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut… J’espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à leur sort ?

– Il est des impies partout… Plusieurs d’entre nous iraient, s’ils pouvaient, courir la Vagrerie ; ils ne respectent pas nos saints évêques, haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d’être en esclavage ; mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l’enfer éternel !…

– Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces mauvais esclaves-là ne sont pas, je l’espère, en grand nombre parmi vous, au burg ?

– Oh ! non… ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous sommes pour le service de la maison ; car le comte, notre seigneur, a plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.

– Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi peuplée d’esclaves selon Dieu… Et puisque vous me précédez au burg, annoncez ma venue au majordome du comte… Si ce noble seigneur veut se divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse pénétrer dans l’enceinte.

– Nous allons annoncer ta venue, bateleur… le majordome décidera…

Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé leur filet de pêche, rempli de gros poissons d’étang que l’on voyait frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et se dirigèrent vers le burg. Lorsqu’ils eurent disparu, l’ours se dressa sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s’écria :

– Sang et massacre ! ils brûleront demain ma belle évêchesse !… Et Ronan ! notre brave Ronan ! supplicié aussi !… Souffrirons-nous cela, vieux Karadeuk ?

– Je vengerai mes fils… ou je mourrai près d’eux !… Ô Loysik ! ô Ronan ! torturés… torturés !… et demain, la mort !…

– Aussi vrai que le souvenir de l’évêchesse me brûle le cœur ! la torture d’aujourd’hui, le supplice de demain, l’arrivée de ce Chram avec ses gens de guerre !… tout cela bouleverse nos projets… Au lieu d’être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et l’évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg… au lieu d’être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont impotents ; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils occupent ce burg… et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse, combien sommes-nous ? toi et moi… Tiens, vieux Karadeuk, si je sais comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement ours, et non plus ours des kalendes de janvier[63], ainsi que je le suis à cette heure… Ah ! celui-là qui m’eût dit, lorsque déguisé, comme tant d’autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier… celui-là qui m’eût dit : Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes d’hiver en plein été, j’aurais répondu : Va, bonhomme, ce jour-là il fera chaud… et j’aurais dit vrai… car je serais plus au frais dans un four brûlant que sous cette peau !… La rage et la chaleur me mettent en eau… Tu restes muet, mon vieux Vagre… à quoi penses-tu ?

– À mes fils… Que faire… que faire ?…

– Meilleur je suis pour l’action que pour le conseil, en ce moment surtout, car la fureur me rend fou ! Pauvre et vaillante femme ! demain, brûlée !… Ah ! pourquoi faut-il que j’aie été séparé d’elle dans les gorges d’Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des chênes, contre les gens du comte… Pauvre… pauvre femme ! je l’ai crue morte ou prisonnière… Notre déroute était complète, impossible à moi de m’assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m’enfoncer au plus profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du Mont-Dore, un de nos anciens repaires… Enfin, nous nous sommes, au bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et bientôt nous t’avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves fuyards ; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois ans… Alors, tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite esclave et de l’évêchesse… C’est étrange, ce que je ressens pour cette vaillante femme ! son souvenir ne me quitte pas… mon cœur se brise de chagrin en la sachant aux mains du comte et de l’évêque ; il n’est pas en Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d’aventure, et pourtant je ne sais quel hasard nous jetterait, l’évêchesse et moi, dans un coin de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d’elle, dix ans, vingt ans, cent ans !… Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk ? ou mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m’hébète !… Au diable le chagrin ! il faut agir !…

– Oh ! mes fils ! mes fils !…

– S’il ne fallait pour les sauver, eux et l’évêchesse, que donner ma peau… pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre ! car, tu le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de l’ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous disant qu’autrefois, à Béziers, j’étais d’autant plus forcené pour les déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaient[64], et que dans ces saturnales je figurais surtout l’ours à s’y méprendre ; je fus tout d’une voix acclamé ours en Vagrerie, et… mais tu trouves peut-être que je parle beaucoup ?… Que veux-tu ? cela m’étourdit… car lorsque je reste muet et songeur… mon cœur se navre, et je deviens stupide !…

– Loysik ! Ronan ! suppliciés demain… non, non… ciel et terre ! non !…

– Quoi qu’il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et l’évêchesse, je te suivrai jusqu’au bout. Donc, lorsqu’il fut convenu que tu serais le bateleur et moi l’ours, il fallut trouver un ours de belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et ses chausses. J’ai emporté ma hache, mon couteau, et j’ai gravi les cimes du Mont-Dore… À bon veneur, bonne chance ; presque aussitôt je rencontre un compère de ma taille ; me prenant sûrement pour un ami, il accourt à moi les bras ouverts… et la gueule aussi. Craignant de gâter son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous l’aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu’il tuait ses petits-neveux… Après quoi, j’ai soigneusement déshabillé mon obligeant ami ; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre, taillés pour moi ; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux fils, la petite esclave et mon évêchesse… Résumons-nous donc, car le calme me revient… Que faire ? Nous avions songé à nous introduire dans la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du supplice, presque certain de soulever une partie des esclaves et du peuple ami des Vagres… À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu’à l’idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l’escorte qui aurait conduit les prisonniers à Clermont… C’était pour tâcher de nous renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à la lisière de la forêt ; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à Clermont ou sur la route, ou même à s’approcher cette nuit des fossés du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu… Ce qui s’est passé aujourd’hui, le supplice de demain, le grand nombre d’hommes de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets… que faire ? Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre… as-tu décidé quelque chose ?

– Oui, viens…

– Au burg ? mais il fait jour encore…

– La nuit sera noire avant notre arrivée.

– Quel est ton projet ?

– Je te le dirai en route ; le temps presse ; viens, viens…

– Marchons… Ah ! j’oubliais… et la casaque ?

– Quelle casaque ?

– Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser… La mesure est prudente ; le capuchon rabattu dissimulera ce qu’il y a de défectueux dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête, ce capuchon cachera aussi à demi ma figure d’ours, car ces Franks seront peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébétés…

Pendant que l’amant de l’évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de son bissac une casaque roulée : le faux ours l’endossa ; elle traînait jusqu’aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les yeux, ne laissait voir que le museau ; les larges manches tombaient presque jusqu’au bout des pattes griffues ; la noire fourrure du corps et des cuisses, découverte par l’écartement des deux pans du vêtement, paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi costumé ; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux hôtes du comte Neroweg.

– Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis de la casaque… et tiens, c’est justement ce couteau saxon qu’en fuyant des gorges d’Allange j’ai ramassé sur le champ de bataille… Vois, sur la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer : Amitié, communauté… Amitié, c’est un bon présage… L’amitié, comme l’amour, me conduit au burg… Sang et massacre ! délivrer du même coup son ami, sa maîtresse !…

– Viens, viens… Ô Ronan ! Loysik ! je vous sauverai tous deux… Ou nous mourrons tous trois !…

* *

*

Lorsqu’il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés ; voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain ; la brique et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu’ils forment un seul corps plus dur que le marbre : des hommes munis de leviers, de masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l’aube au soir, parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de cette prison ; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d’énormes barreaux de fer… Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks armés de haches : les uns debout, les autres assis ou couchés sur la terre ; de temps à autre ils jettent un regard d’envie du côté du burg, situé à cinq cents pas de là ; mais le bâtiment principal est caché à la vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en retour du logis seigneurial, où ces constructions s’appuient.

Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des regards d’envie ? parce que arrivent jusqu’à eux, à travers les fenêtres ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des tambours et des cornets de chasse ; car l’on festoie chez le comte Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.

Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l’antique ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée.

Des pas se font entendre… un leude paraît suivi de plusieurs esclaves, portant des paniers et des cruches.

– Enfants ! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd’hui, en liesse… le fils du roi visite notre burg !

– Vive Sigefrid ! vive le vin, la cervoise et la venaison qu’il apporte !…

– Mais veillez sur les prisonniers… que pas un de vous ne bouge d’ici !…

– Oh ! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s’ils étaient endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain… Ne crains donc rien, Sigefrid.

– Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque approcherait de cette grille pour parler aux condamnés…

– Tomberait sous nos haches, Sigefrid ; elles sont pesantes et tranchantes…

– Au moindre événement, qu’un son de trompe donne l’alarme au burg… et en un instant nous sommes ici.

– Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu’un homme qui tenterait le passage disparaîtrait dans la vase… Enfin, il n’y a pas d’étrangers dans le burg ; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de trois cents hommes armés… qui donc tenterait de délivrer ces chiens de prisonniers ? ne sont-ils pas, d’ailleurs, aussi incapables de marcher qu’un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes ?… Encore une fois, Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons, mais elles seront vaines…

– Veillez toujours soigneusement jusqu’à demain, jour du supplice de ces maudits ; ce n’est pour vous qu’une nuit à passer.

– Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter !

– Ainsi, l’on est gai dans la salle du festin, Sigefrid ?

– Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les tonneaux pleins ; des montagnes de victuailles disparaissent dans les abîmes des ventres… déjà l’on ne parle plus, l’on crie ; tout à l’heure on ne criera plus, on hurlera ! Les leudes de Chram faisaient d’abord la petite bouche, mais à cette heure ils l’ouvrent jusqu’aux oreilles pour rire, boire et manger… Ce sont, après tout, de bons et gais compagnons ; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités contre eux ; cette rivalité s’est noyée dans le vin, et tout à l’heure, dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets, embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes guerriers de la suite royale, et l’appelait son fils mignon.

– Ah ! ah ! ah !… la bonne scène…

– Enfin, pour compléter la fête, on dit qu’on vient d’introduire dans le burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l’ordre de faire entrer l’homme et les bêtes dans la salle du festin ; on est allé les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de retourner à la maison pour avoir ma part de l’amusement…

– Heureux Sigefrid ! il va voir l’ours et le singe !

– Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce bateleur, je demanderai au comte qu’on vous envoie de ce côté l’homme et ses bêtes…

– Sigefrid, tu es un bon compagnon !

– Et surtout… veillez bien sur les prisonniers !…

– Sois tranquille, et bois tranquille… Maintenant, à nous le vin, la cervoise, la venaison ! En attendant l’homme, l’ours et le singe, vidons les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg !

* *

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La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l’antique ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui mangeaient, riaient, buvaient au dehors ; cette lampe éclairant aussi l’entrée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non loin de l’ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine de ténèbres.

Près de la grille de l’ergastule, la petite Odille, couchée sur la terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte que l’on va ensevelir, avait aussi la pâleur d’une morte ; assise près d’elle, l’évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie, soutenait, sur ses genoux, la tête de l’enfant, et la contemplait avec des yeux de mère… Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du souterrain ; il jette sur Odille un regard non moins apitoyé que celui de l’évêchesse ; l’ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins que prodigue l’évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante.

– Meurs, petite Odille ! – disait Ronan, – meurs, mon enfant… tu serais brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t’es faite d’une vaillante mais trop faible main, lorsqu’il y a un mois tu m’as cru tué !

– Pauvre petite ! l’émotion de cette journée a épuisé ses forces… Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas ! de plus en plus livide !

– Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse ; elle annonce une mort prochaine… cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du supplice ; sa blessure ne l’a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles brutalités du comte et de la torture d’aujourd’hui ?… Meurs, meurs donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs ! Libre, j’aurais fait de toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l’avais voulu ; car déjà je t’aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur et la honte qui t’avaient frappée si jeune, enfant innocente encore après ton déshonneur !… Meurs donc, petite Odille… Aussi vrai que moi et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le dernier !… Oh ! si je n’avais les jambes en lambeaux, je me traînerais jusqu’à toi ; oh ! si je n’avais les mains enchaînées, je t’étoufferais d’une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises d’autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l’esclavage ! Belle évêchesse ! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler doucement cette chère enfant ? Le léger souffle de vie qui la soutient à peine serait si vite éteint !

– J’y ai déjà songé… Ronan, et je n’ose…

– Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien… Écoutez bien : vous serez d’abord mises nues devant cette bande de Franks ! et par eux fouettées de houssines !

– Tais-toi… Ronan… tais-toi, le rouge me monte au front !… Pour moi, femme, là est le pire du supplice…

– Ton mari l’évêque le savait… comme il savait que la torture d’aujourd’hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour endurer le supplice de demain ; aussi t’a-t-il benoîtement épargnée tantôt… vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C’est encore ton mari l’évêque qui doit avoir imaginé ceci… lui, qui jadis inventa d’enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction… Ah ! j’oubliais… avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout des seins avec des tenailles ardentes ; ce raffinement sent son roi Chram d’une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu vivantes… La torture est, tu le vois, finement graduée ! et tu ne veux pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant ?… Ah ! tu te décides enfin !… tes mains s’approchent du cou de la petite Odille… Allons, pas de faiblesse ! souviens-toi de nos mères… mettant à mort les enfants qu’elles chérissaient… Mais quoi ! tu hésites !… tes mains retombent !… tu pleures !…

– Je n’ose pas… je n’ose pas…

– Lâche cœur ! ! !

– Moi ! lâche ?… non… si elle était ma fille… je la tuerais…

– C’est juste, Odille est pour toi une étrangère… tu ne peux l’aimer assez pour te résoudre à la tuer ; il faut, n’est-ce pas, Loysik, pardonner à l’évêchesse ce manque de tendresse ?… Après tout, elle n’est pas la mère de cette enfant !

À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir, sa tête se soulève à demi, ses yeux s’ouvrent, cherchent tout, d’abord Ronan… s’arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit d’une voix faible :

– Ronan… la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour ?

– Ce n’est pas le jour, mon enfant, c’est la clarté de la lampe qui brûle au dehors ; tes forces semblent épuisées ? tu t’étais assoupie ?

– Je faisais un rêve doux et triste… ma mère me berçait sur ses genoux en me chantant le bardit d’Hêna ; et puis elle me disait en pleurant : « Odille, c’est toi, c’est toi que l’on va brûler… » Alors je me suis éveillée, j’ai cru que c’était déjà le jour… Ah ! Ronan ! que c’est long, d’ici à demain ! et ce supplice ! ce supplice ! comme il durera… à moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite…

– Et tu ne regretteras pas la vie ?

– Ronan, j’ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort… vous êtes condamné comme nous, je n’ai plus ni père ni mère ! qui regretterais-je ici ? Puisque l’on va revivre ailleurs auprès de ceux que l’on a aimés, nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille.

– Et quelle haine ! dis, petite Odille ? quelle haine contre ceux qui t’ont condamnée à mourir ainsi ?

– Oui, Ronan… je les hais parce qu’ils sont injustes et méchants ; ils me font mourir… et je n’ai, moi, jamais fait de mal à personne…

– Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le mal qu’ils vous font ?

– Seulement pour me venger ?… si j’étais par hasard délivrée ? frère Loysik ?

– Oui, seulement pour vous venger !

– Non… je ne me sens pas de méchanceté au cœur…

– Et si l’on vous disait : la torture et la mort seront subies par eux ou par vous… choisissez…

– Que voulez-vous, frère Loysik… ils sont méchants et injustes, je préférerais ma vie à la leur ; mais si l’on me disait : – « Odille, voici Ronan, voici dame Fulvie… voici frère Loysik, qui n’ont eu pour toi que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux soient suppliciés, choisis. » – Oh ! comme je répondrais vite : Prenez-moi… prenez-moi, et qu’ils soient sauvés ! ils ont été si doux pour moi ! ils sont si bons au pauvre monde !

– Petite Odille, si l’on te disait : Chéris ces méchantes gens qui vont te faire mourir… oui, que tes dernières paroles pour eux soient tendres comme l’adieu que tu aurais fait à ta mère adorée ?

– Vous vous moquez, Ronan ! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait tant de mal à moi et aux autres ! je ne saurais… je ne pourrais ainsi aimer injustement…

– Et si l’on te disait : Chaque torture que tu vas ressentir te sera payée là-haut en éternelle félicité.

– Où ? là-haut ?… Par qui payée, Ronan ?

– Par un Dieu… par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu’il veut… et qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures !

– Si ce Dieu peut ce qu’il veut, Ronan, pourquoi n’empêche-t-il pas mon supplice puisque je ne l’ai pas mérité ? S’il peut ce qu’il veut, pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité que je ne recherchais pas, ne demandant qu’à vivre dans la paix et l’innocence ?…

– Oh ! naïve et douce enfant ! à qui ne saurait mourir, tu l’apprendrais, – s’écria l’ermite laboureur. – Tu hais justement les méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et imbécile ; mais libre… tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal ! tu préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes ; mais tu saurais mourir pour ceux qui t’ont aimée !… tu ne vois pas dans la mort par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui, pour quelques heures de torture que des barbares t’imposent, te donnerait une éternité de bonheur ! tu prévois la douleur parce que tu t’attends à souffrir dans ta chair ! mais l’approche du supplice ne t’inspire pas une lâche épouvante ! Non, non ; dans ta grandeur naïve tu te résignes doucement, attendant l’heure d’aller revivre auprès de ceux qui t’aimaient.

– Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa mère ! Loysik dit vrai, j’apprendrai d’elle à mourir.

– Foi de Vagre ! qu’est-ce que la mort, belle évêchesse ? changer de vêtements et de logis. Le supplice ? deux ou trois heures de souffrance, dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain… Sais-tu, Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure ? c’est de quitter ce monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée… à jamais soumise aux Franks et aux évêques !

– Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques ! non, non, frère… les siècles sont des siècles pour l’homme… ils sont à peine des heures pour l’humanité dans sa marche éternelle !… Ce monde où nous vivons nous semble grand… Qu’est-il ? roulant confondu parmi ces milliers de mondes étoilés, qui, à cette heure de la nuit, brillent à nos yeux dans l’immensité des cieux ! mondes mystérieux où nous allons successivement revivre, âme et corps, jusqu’à l’infini !… Tiens, mon frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit comme toi avec désespoir : – « Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise à la conquête étrangère… » Et pourtant…

– Et pourtant deux siècles et demi ne s’étaient pas écoulés qu’à force d’héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas, au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son indépendance ! lors de l’ère glorieuse de Victoria la Grande ! Tu dis vrai, Loysik, tu dis vrai.

– Et la vision prophétique de cette femme auguste ? cette vision que nous a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous a si souvent racontée ? te la rappelles-tu ?

– Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée, saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des rois franks et des évêques !

– Mais la fin ? la fin de cette vision de Victoria la Grande ?

– Oh… splendide ! rayonnante ! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant d’un pied superbe son collier d’esclavage, la couronne des rois et celle des papes de Rome, la Gaule tenait d’une main une gerbe de fruits et de fleurs, de l’autre un étendard surmonté du coq gaulois !

– Eh ! que crains-tu donc alors ? songe au passé ! vois-y la Gaule, courbée d’abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses enfants, libre et redoutable !… Que le passé te donne foi dans l’avenir !… Cet avenir est lointain peut-être ! que nous importe le temps à nous, qui, en ce moment suprême, n’avons plus à mesurer d’ici à demain que les dernières heures de notre vie… Oh ! mon frère, j’ai une foi profonde… invincible dans le réveil et l’affranchissement de la Gaule !… Je te l’ai dit, les siècles sont des siècles pour l’homme ; ils sont à peine des heures, des instants, pour l’humanité dans sa marche éternelle !

– Loysik… tu me rassures… tu raffermis ma croyance… oui, je quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule renaissante !… Un dernier chagrin me reste… l’incertitude où nous sommes du sort de notre père !

– S’il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan ! il nous aimait tendrement… c’était un grand cœur ! En temps de guerre nationale, à la tête d’une province soulevée en armes, il eût peut-être été un héros comme le chef des cent vallées, son idole !… À la tête d’une bande de révoltés… notre père n’a pu être qu’un intrépide chef de Bagaudes ou de Vagres… Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles représailles… si légitimes qu’elles soient… elles ne laissent après elles que ruines et désastres… Mais du moins notre père a toujours vengé les opprimés… les souffrants, et jamais sa vengeance n’a atteint que les méchants…

– Va, Loysik, en ces temps d’épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit une mission divine !… Les puissants du monde écrasent les faibles !… la Vagrerie frappe les puissants… Qui donc les punirait sans nous, ces puissants ? Leurs remords ! ils payent, et le clergé les absout de leurs crimes ! Leurs victimes ! elles n’osent dans leur hébétement catholique se rebeller contre leurs bourreaux ! Non, non, il faut par des exemples terrifier nos maîtres !… Insensibles à la prière, ils céderont à l’épouvante ! Oh ! mes Vagres ! mes bons Vagres, où êtes-vous ! où êtes-vous ! pour cent Vagres tués… la Vagrerie, je le sais, n’est pas morte… mais où sont-ils, mes braves compagnons ! où sont-ils !

– S’ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous délivrer… ils vous aiment tant…

– Quelques-uns d’entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au combat des gorges d’Allange ; si, comme on le disait, on nous avait conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville, quelque chance d’être délivrés par mes compagnons ; mais ici dans ce burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant… je dis rêver, car voici tes paupières qui de nouveau s’appesantissent…

– C’est vrai, Ronan… est-ce faiblesse… ou sommeil… je ne sais, mes yeux se ferment malgré moi… Oh ! je voudrais dormir jusqu’à demain…

– Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la… comme se mère la berçait autrefois… et qu’elle s’endorme pour ne plus se réveiller !…

– Dors, pauvre petite… dors sur mes genoux… En te voyant souffrir si douce et si jeune… toi, d’un âge à être ma fille… j’ai compris les douleurs maternelles… Ah ! moi aussi, j’aurais été, si le sort l’avait voulu, mère vaillante, épouse dévouée…

Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s’endormit tout à fait, Fulvie ajouta :

– Et vous ne savez pas, Ronan… si le veneur a été tué ?

– Le dernier moment où je l’ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut d’un chêne… quelque leude à la portée de sa flèche… Est-il à cette heure mort ou vivant ? je l’ignore…

– Ah ! si j’avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse… Quand je pense à cette nuit… c’est pour moi comme le souvenir d’un songe à la fois brûlant et honteux… vous devez me mépriser beaucoup… Loysik ! et je vous l’avoue, si résolue que je sois à la mort… il me sera cruel d’emporter vos mépris.

– Fulvie ! libre aujourd’hui, retrouvant le veneur libre aussi… et vous disant : sois ma femme devant Dieu ! que répondriez-vous en toute sincérité ?

– Je répondrais : Je serai épouse dévouée, mère vaillante !… oh ! oui… croyez-moi, Loysik… j’agirais comme je dis… je le sais… je le sens… Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d’incendie et d’épouvante, après qu’il m’eut arrachée aux flammes, cet homme, je l’aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l’ai aimé ensuite pour son courage et son généreux cœur.

– Je vous crois, Fulvie… Comment alors, en ce moment suprême, pourrais-je vous mépriser ?… ne répareriez-vous pas, si vous le pouviez, votre égarement d’un jour par toute une vie honnête et dévouée ?

– Mais, Loysik, cet homme a été mon amant…

– Si votre mari l’évêque s’était autrefois montré pour vous plein de tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous cédé à l’entraînement que vous regrettez ?

– Jamais !

– Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous avez eu pitié ! oui, lorsqu’il était au pouvoir des Vagres, vous avez été pour lui compatissante ; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la femme adultère et à Madeleine, parce qu’elles se repentaient et avaient beaucoup aimé… Comment, moi, vous mépriserais-je ?

– Merci, Loysik, de me parler ainsi… Maintenant je ne craindrai plus de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille… c’est à votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance !

– Frère, – dit Ronan, – ils sont bien gais là-bas ! dans le burg !… Entends-tu leurs clameurs lointaines ? Ah ! par les os de notre aïeul Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l’amphithéâtre, comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain… Oui… ils étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains ! mais du fond de leurs ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence, chantaient ces paroles prophétiques :

– Coule, coule, sang du captif ! – tombe, tombe, rosée sanglante ! – germe, grandis, moisson vengeresse !… – À toi, faucheur, à toi, la voilà mûre ! – aiguise ta faux ! aiguise, aiguise ta faux !…

* *

*

Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte ; il avait d’abord hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d’or et d’argent, fruit de ses rapines ; il craignait d’exciter la convoitise de Chram et de ses favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la part de leur maître, quelque demande cupide ; mais cédant à sa vanité de barbare, le comte ne put résister au désir d’étaler ses richesses aux yeux de ses hôtes ; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores, ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise, formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d’onyx, enrichies de pierreries ; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de cercles d’or, incrustées d’escarboucles. Mais de ces objets précieux les hôtes du comte ne devaient point se servir ; ces trésors, entassés sans ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient seulement réjouir ou faire étinceler d’envie les regards des invités qui ne pouvaient d’ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l’évêque Cautin, devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau d’étoffe pourpre, brochée d’or et d’argent, pareil à celui dont étaient momentanément recouverts leurs sièges ; seuls, le roi Chram et l’évêque se servaient chacun pour boire d’une grande coupe de jaspe, enrichie de pierreries, ils mangeaient dans un large plat d’or massif, où on leur servait les mets ; les autres convives avaient devant eux des plats et des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu’il songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d’argent, brodée d’abeilles d’or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il faut le dire, le vif désir de s’approprier cette superbe dalmatique, tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d’Ursio, frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide expié moyennant de riches donations à l’Église et à l’évêque Cautin. Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d’or, auxquels il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles d’oreilles de femme, ruisselantes de pierreries ; un paon n’eût pas été plus fier de son plumage que l’était, sous sa dalmatique et ses bijoux volés, ce seigneur frank, au menton rosé, aux longues moustaches rousses et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par un bracelet d’or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur comte), d’où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou comme la queue d’un cheval rouge.

L’aspect de la salle était à l’avenant, mélange de luxe, de barbarie et de malpropreté sordide ; autour de cette table de bois grossier, seulement recouverte d’un morceau de riche étoffe à la place occupée par Chram et par l’évêque, et ornée en son milieu d’un monceau de vaisselle précieuse ; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles, sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés.