Du coin de l’œil l’évêque voyait le comte
sournoisement écouter, d’un air à la fois satisfait et effrayé, les
insolentes railleries de Chram, se demandant sans doute si lui,
Neroweg, n’était pas bien sot de croire à la puissance miraculeuse
de l’évêque et de payer si cher les absolutions de ce patron.
Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. Habitué à
observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si
subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant
d’autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour
épouvanter les simples[60] ;
le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée noire, qui
d’abord à peine visible et formée sur la cime d’un pic à l’extrême
horizon, s’approchant rapidement, devait bientôt s’étendre et
obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux ; aussi Cautin,
à une nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales,
répondit en tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa
réplique sur la marche de l’orageuse nuée qui s’avançait :
– Ce n’est point à un serviteur indigne,
à un humble ver de terre comme moi de défendre en ce moment
l’Église du seigneur Dieu ; il a sa grâce et ses miracles pour
convaincre les incrédules, ses châtiments célestes pour punir les
impies ; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce
soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d’un si vif éclat, –
ajouta l’évêque d’une voix de plus en plus retentissante, – malheur
à qui oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous
entend, nous juge et nous châtie ; malheur à qui oserait
insulter à sa Divinité dans la personne sacrée de ses
évêques ! oui, y a-t-il ici quelqu’un qui l’ose ? –
continua Cautin d’une voix menaçante ; – y a-t-il ici
quelqu’un, roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la
majesté divine ?
– Il y a ici moi, le Lion de Poitiers,
qui te dis ceci à toi, Cautin, évêque de Clermont : Tu vois
bien cette houssine ? je te la casserai sur le dos, saint
homme, si tu ne cesses de parler avec tant d’insolence.
Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois
renégat, avait parfois du bon ; mais ses hardies paroles
firent frémir l’assistance, la truste royale comme les leudes du
comte… Il paraissait monstrueux à ces bons catholiques de casser
une houssine sur le dos d’un évêque, eût-il, à l’instar de Cautin,
enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre d’un mort. Une
stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers ;
Chram lui-même parut effrayé de l’audace de son favori… Cautin,
d’un coup d’œil, vit tout cela ; aussi s’écria-t-il, feignant
une sainte horreur en s’adressant au Lion, qui, d’un air de défi,
brandissait toujours sa houssine :
– Malheureux impie, aie pitié de
toi-même… le Seigneur Dieu a entendu ton blasphème… Vois, le ciel
s’obscurcit, le soleil se couvre de ténèbres ! vois ces signes
précurseurs du courroux céleste !… À genoux, chers fils !
à genoux ! votre père en Dieu vous l’ordonne… Priez pour
apaiser le courroux de l’Éternel soulevé par un épouvantable
blasphème !…
Et Cautin descendit précipitamment de
cheval ; mais il ne s’agenouilla pas : debout et les
mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant à l’autel, il
semblait conjurer la colère céleste.
À la voix de l’évêque, les esclaves et les
serviteurs de Chram, effrayés des approches de cet orage inattendu,
se jetèrent à genoux ; la plupart des hommes de sa truste
sautèrent à bas de leurs montures, et s’agenouillèrent aussi, non
moins épouvantés que les autres, à la vue du soleil presque
subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers avait menacé
l’évêque de sa houssine… Neroweg, l’un des premiers à genoux, se
frappait la poitrine ; mais Chram, ses favoris et quelques-uns
de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par
orgueil, à obéir aux ordres de l’évêque… Alors celui-ci, d’un geste
impérieux et d’un accent menaçant, s’écria :
– À genoux ! ô roi ! Le roi
n’est pas plus que l’esclave devant l’œil du Tout-Puissant… le roi,
comme l’esclave, doit courber le front devant l’Éternel pour
apaiser son courroux… À genoux donc, ô roi ! à genoux, toi et
tes favoris !…
– Oses-tu me commander, à moi ? –
s’écria Chram le visage pâle de rage, voyant la pieuse soumission
de ses hommes aux ordres de l’évêque. – Qui, de toi ou de moi fils
de roi, est ici le maître, prêtre insolent ?…
Un superbe éclat de tonnerre ferma la touche
de Chram et servit à souhait la fourberie de Cautin, qui
reprit :
– À genoux, roi !… n’entends-tu pas
la foudre du ciel, cette voix grondante du Tout-Puissant
irrité ?… Veux-tu attirer sur nous tous une pluie de
feu ? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! éloignez de
nous ces cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre
les impies, vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi
sur nous, pauvres pécheurs… car les plus purs ne peuvent se dire
irréprochables devant votre majesté, ô Seigneur ! mais du
moins nous sommes humbles et repentants… Ayez pitié de nous, ô
Tout-Puissant !…
Plusieurs nouveaux coups de tonnerre,
accompagnés d’éclairs éblouissants, portèrent à son comble
l’épouvante de la suite de Chram ; lui-même, malgré son audace
et sa superbe, ressentit quelque crainte ; cependant son
orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de l’évêque,
lorsque des murmures, d’abord sourds, puis menaçants, s’élevèrent
parmi sa truste et ses esclaves.
– À genoux, notre roi… à
genoux !…
– Nous ne voulons pas, si petits que nous
sommes, être brûlés par le feu du ciel à cause de ton impiété et de
celle de tes favoris.
– À genoux, notre roi… à genoux !…
Obéis à la parole du saint évêque… c’est le Seigneur qui nous parle
par sa bouche…
– À genoux, roi… à genoux !…
Chram céda… il craignit l’irritation de son
entourage, et surtout de donner un exemple public de rébellion
contre les évêques, dont la toute-puissance abrutissante venait si
bien en aide à la conquête. Chram, maugréant et blasphémant entre
ses dents, descendit donc de cheval, faisant signe à ses deux
favoris, Imnachair et Spatachair, qui lui obéirent, de l’imiter et
de se mettre, comme lui, à genoux.
Seul, à cheval, et dominant cette foule
craintive agenouillée, le Lion de Poitiers, le front intrépide, la
lèvre sardonique, bravait les roulements du tonnerre qui redoublait
de fracas.
– À genoux ! – crièrent les voix de
plus en plus irritées, – à genoux, le Lion de Poitiers !…
– Notre roi Chram s’agenouille, et cet
impie, cause de tout le mal par ses menaces sacrilèges à l’égard du
saint évêque, refuse seul d’obéir…
– Ce blasphémateur va attirer sur nous un
déluge de bitume et de feu…
– Mes fils, mes chers fils ! –
s’écria Cautin, seul debout, comme le Lion de Poitiers était seul à
cheval, – préparons-nous à la mort ! un seul grain d’ivraie
suffit à corrompre un muid de froment… un seul pécheur endurci va
peut-être causer notre mort, à nous autres justes… Résignons-nous,
mes chers fils… que la volonté de Dieu soit faite… peut-être nous
ouvrira-t-il son saint paradis !
La foule épouvantée fit entendre des cris de
plus en plus courroucés contre le Lion de Poitiers ; et
Neroweg, qui gardait rancune à cet insolent de ses impudiques
plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, tira son épée, et
s’écria :
– À mort l’impie ! son sang apaisera
la colère de l’Éternel !…
– Oui, oui… à mort ! – crièrent une
foule de voix furieuses, à peine dominées par les retentissements
de la foudre, rendus plus formidables encore par l’écho des
montagnes.
Le ciel semblait véritablement en feu, tant
les éclairs se succédaient, rapides, enflammés, éblouissants… Les
plus braves tremblaient, le roi Chram lui-même regrettait d’avoir
raillé l’évêque… Aussi, voyant le Lion de Poitiers, toujours
imperturbable, répondre par un geste de dédain aux menaces de
Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à son
favori :
– Descends de cheval et agenouille-toi…
sinon, je te laisse massacrer… Jamais je n’ai vu pareil
orage !… Tu as eu tort de menacer l’évêque de ta houssine, et
moi de le railler… le feu du ciel va peut-être tomber sur nous…
Le Lion de Poitiers rugit de rage ; mais,
prévoyant le sort qu’une plus longue résistance lui devait attirer,
il céda, en grinçant des dents, aux ordres de Chram, descendit de
cheval après une dernière hésitation, et tomba à genoux en montrant
le poing à Cautin… Alors l’évêque, jusque-là toujours debout
au-dessus de cette foule frappée de terreur et de respect, jeta un
regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, ses leudes,
ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit,
savourant sa victoire :
– Oui, roi, les évêques sont plus rois
que toi ! car te voici à mes pieds, le front dans la
poussière…
Puis il s’agenouilla lentement en s’écriant
d’une voix éclatante :
– Gloire à toi, Seigneur ! gloire à
toi !… L’impie rebelle, saisi d’une sainte terreur, abaisse
son front superbe… Le lion dévorant est devenu, devant ta majesté
divine, plus craintif que l’agneau… Apaise ta juste colère, ô
Seigneur ! aie pitié de nous tous, agenouillés ici devant toi…
dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel… éloigne la nuée de
feu que l’endurcissement d’un pécheur avait attirée sur nos têtes…
daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant ! que la voix de ton
serviteur indigne, l’évêque Cautin, est montée jusqu’à toi… jusqu’à
toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à
ton oint de contempler ta face éblouissante au milieu de
tes séraphins et de tes anges et archanges !…
Le prélat dit encore beaucoup d’admirables
choses, mesurant et graduant ses actions de grâces et de merci sur
l’apaisement progressif de l’orage, de même qu’à son approche il
avait gradué ses paroles menaçantes ; aussi l’habile homme
termina-t-il son discours aux sourds roulements d’un tonnerre
lointain : derniers grondements, disait-il, de la voix
courroucée de l’Éternel enfin calmé dans sa colère… Après quoi, le
ciel s’éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin
rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée
que le ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine
poitrine :
« – Gloire ! gloire éternelle au
Seigneur !…
» – Gloire ! gloire à notre
bienheureux évêque !…
» – Il a détourné de nous, par un
miracle, le feu du ciel…
» – L’impie a courbé son front
rebelle…
» – Gloire ! gloire au
Seigneur !… »
*
*
*
Pendant que les esclaves de Chram conduisaient
les chevaux à l’écurie, que d’autres plaçaient, sous une vaste
grange à demi remplie de fourrage, les chariots et les bâts, encore
chargés de leurs fardeaux, ses leudes buvaient et mangeaient en
hommes qui voyagent depuis l’aube. Chram ayant, ainsi que ses
favoris, fait honneur au repas du comte, lui dit :
– Mène-moi dans un endroit où nous
puissions parler en secret. Tu dois avoir une chambre où tu gardes
tes trésors ? allons-y…
Neroweg se gratta l’oreille sans
répondre ; se souciant peu sans doute d’introduire dans ce
sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant l’hésitation du comte,
reprit :
– S’il y a dans ton burg un endroit plus
retiré que ta chambre aux trésors, peu m’importe… Allons chez ta
femme si tu veux.
– Non… non… viens dans ma chambre aux
trésors… Permets seulement que je donne quelques ordres afin que
tes gens ne manquent de rien.
Neroweg, tirant alors à l’écart l’un de ses
leudes, lui dit :
– Bertefred et toi, Ansowald, bien armés
tous deux, vous resterez à la porte du réduit où je vais entrer
avec ce Chram… Tenez-vous prêts à accourir à mon premier appel.
– Que crains-tu ?
– La race du glorieux Clovis a beaucoup
de goût pour le bien d’autrui, et quoique mes coffres soient fermés
à triple serrure et bardés de fer, j’aime autant à vous savoir, toi
et Bertefred, derrière la porte.
– Nous y serons.
– Dis, de plus, à Rigomer et à Berthecram
de se tenir, armés aussi, à la porte du gynécée ; qu’ils
frappent sans merci ceux qui tenteraient de s’introduire auprès de
Godégisèle, et appellent à l’aide… Je me défie du Lion de Poitiers,
audacieux sacrilège qui ce matin a osé braver le feu du ciel,
attiré sur nous par ses impiétés… Les deux autres favoris de Chram
ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion
farouche ; je les crois, à eux trois, capables de tout… comme
leur royal maître… As-tu compté le nombre des gens armés qui
accompagnent ce Chram ?
– Il n’a amené ici que la moitié de ses
leudes… de ses antrustions, comme s’appellent ces hautains qui
semblent nous dédaigner, nous autres, parce qu’ils sont les
fidèles du fils d’un roi… Ne les valons-nous pas ?…
quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d’or de
Wirgelt et la nôtre à deux cents sous seulement[61].
– Tout à l’heure, – ajouta Bertechram, –
ils avaient l’air de manger du bout des dents et de regarder au
fond des pots, pour s’assurer s’ils étaient propres… Ils se
moquaient de notre vaisselle de terre et d’étain…
– Oui, oui… pour que je sorte ma
vaisselle d’or et d’argent, afin de m’en dérober quelque pièce.
– Tiens, Neroweg, il pourra couler du
sang d’ici à ce soir, si ces insolents nous continuent leurs
dédains.
– Heureusement nous tes leudes, les
hommes de pied et les esclaves que l’on pourrait armer, nous sommes
aussi nombreux que les hommes de Chram.
– Allons, allons, mes bons compagnons, ne
vous échauffez pas, chers amis… Si l’on se querelle à table on
cassera la vaisselle, et il me faudra la remplacer.
– Neroweg, l’honneur passe avant la
vaisselle.
– Certainement ; mais il est inutile
de provoquer les disputes… Tenez-vous seulement sur vos gardes, et
que l’on veille à la porte du gynécée.
– Ce que tu demandes sera fait.
Quelques instants après, le roi Chram et le
comte se trouvaient seuls dans la chambre des trésors.
– Comte, quelle est la valeur des
richesses renfermées dans ces coffres ?
– Oh ! ils contiennent peu de chose,
très-peu de chose… Ils sont fort grands, parce que, ainsi que nous
disons en Germanie : « Il est toujours bon de se
précautionner d’un grand pot et d’un grand coffre… » mais ils
sont presque vides…
– Tant pis, comte… Je voulais doubler,
tripler, quadrupler peut-être la valeur qu’ils renferment.
– Tu veux railler ?
– Comte, je désire augmenter au delà de
tes espérances ta puissance et tes richesses… Je te le jure par
l’indivisible Trinité !
– Alors je te crois ! car après le
miracle de ce matin tu n’oserais, en te jouant d’un serment si
redoutable, risquer d’attirer sur ma maison le feu du ciel… Mais
pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si riche ?…
– Parce qu’à cela, moi, j’ai intérêt.
– Tu me persuades.
– Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux
du fils du roi ?
– Je le voudrais.
– Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à
moitié vides, dis-tu, cent coffres regorgeant d’or, de pierreries,
de vases, de coupes, de patères, de bassins, d’armures, d’étoffes
précieuses ?
– Je le voudrais, certes, oh ! je le
voudrais !
– Au lieu d’être comte d’une ville de
l’Auvergne, veux-tu gouverner toute une province, être enfin aussi
riche et aussi puissant que tu peux le désirer ?
– Tu me jures, par l’indivisible Trinité,
que tu parles sérieusement ?
– Je te le jure !
– Tu me le jures aussi par le grand
Saint-Martin, à qui j’ai une dévotion particulière ?
– Je te jure aussi, comte, par le grand
Saint-Martin, que mes offres sont très-sérieuses.
– Alors, explique-toi.
– Mon père Clotaire, à cette heure,
guerroie hors de la Gaule contre les Saxons… Je veux profiter de
cela pour me faire roi à la place de mon père… Plusieurs ducs et
comtes des contrées voisines sont entrés dans mon projet… Seras-tu
pour ou contre moi ?
– Et tes frères Charibert, Gontran,
Chilperik et Sigibert ? ils ne te laisseront pas
le royaume de ton père à toi tout seul ?
– Je ferai tuer mes frères…
– Par qui ?
– Tu le sauras plus tard.
– Chram, ce sont là, vois-tu, de ces
choses qu’il faut accomplir soi-même… pour être assuré qu’elles
réussissent…
– Tu dis cela, comte, à cause de ton
frère Ursio tué de ta main…
– Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et
ses fils ne se sont-ils pas toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur
besoin, défaits de leurs plus proches parents ? D’ailleurs je
peux parler sans crainte du meurtre d’Ursio… moi, j’en suis absous…
j’ai payé…
– Tu as gardé l’héritage ?
– J’en ai abandonné au moins un quart à
l’Église et à mon patron, l’évêque Cautin, pour racheter le
meurtre…
– Tu y gagnes toujours les trois quarts
de l’héritage.
– Tiens ! si je n’avais pas dû
gagner à la mort d’Ursio, je ne l’aurais pas tué… je ne lui en
voulais pas…
– Et moi, je n’en veux pas non plus à mes
frères… seulement je désire être seul roi de toute la Gaule… Ainsi,
comte, réponds, veux-tu t’engager, par serment sacré, à combattre
pour moi à la tête de tes hommes ? je m’engagerais, par un
serment pareil, à te faire duc d’une province à ton choix et à
t’abandonner les biens, les trésors, les esclaves, les domaines du
plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre
moi…
– Enfin, roi, tu veux que je te promette,
en mon nom et en celui de mes leudes et de mes hommes, que nous
obéirons à ta bouche, ainsi que nous disons en
Germanie ?
– Oui, telle est ma demande.
– Mais ton père ? mais ton
père ?…
– Déjà sa truste, avant la guerre contre
les Saxons, a failli le massacrer… sais-tu cela ?
– Le bruit en est venu jusqu’ici.
– Mon projet est donc de faire tuer mes
frères, de dire que mon père est mort pendant sa guerre contre les
Saxons, et de me faire roi de la Gaule à sa place[62]…
– Mais lorsqu’il reviendra de Saxe avec
son armée ?
– Je le combattrai, et je le tuerai si je
peux… N’a-t-il pas tué ses neveux et pillé les trésors de son frère
Chlodomir ?…
– Je ne te blâme point en ceci… je pense
à ce qui peut m’advenir, à moi…
– À toi, comte ?
– Si dans ta guerre contre ton père tu as
le dessous, et que je m’en sois mêlé, de cette guerre… il
m’arrivera malheur… Je serai dépouillé comme traître des terres que
je tiens à bénéfices ; il ne me restera que mes
terres SALIQUES…
– Voudrais-tu gagner sans risquer
d’enjeu ?
– Je préférerais cela de beaucoup… Mais
écoute, Chram ; que les comtes et ducs du Poitou, du Limousin,
de l’Anjou, prennent parti avec toi contre ton père, alors moi et
mes hommes nous obéirons à ta bouche… mais je ne me
déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront
ouvertement déclarés en armes les premiers…
– Tu veux jouer à coup sûr ?
– Oui, je veux risquer peu pour gagner
beaucoup…
– Soit… alors échangeons nos
serments.
– Attends, roi…
– Que vas-tu faire ? pourquoi ouvrir
ce coffre ?… Laisse donc du moins le couvercle relevé, que je
voie tes trésors…
– Je t’assure qu’il n’y a presque rien là
dedans, et le peu qu’il y a craint fort la poussière.
– Par ma chevelure royale ! je n’ai
de ma vie vu plus magnifique boîte à Évangile que celle que tu
viens de tirer de ce coffre… ce n’est qu’or, rubis, perles et
escarboucles… Où as-tu pillé cela ?
– Dans une villa de Touraine : le
cahier d’Évangile qui est dedans est tout écrit en lettres
d’or…
– C’est la boîte qui est superbe… j’en
suis ébloui…
– Roi, nous allons nous engager par
serment sur cet Évangile à tenir nos promesses…
– J’y consens… Or donc, sur les saints
Évangiles que voici, moi, Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom
de l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, je jure, selon
la formule consacrée en Germanie, « que si toi, Neroweg, comte
de la ville de Clermont en Auvergne, toi et tes leudes, qui
regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez maintenant
vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m’établir roi sur
vous, et que je m’y établisse, je te ferai duc d’une grande
province à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons,
esclaves et trésors du plus riche des seigneurs qui auront tenu
pour mon père contre moi… »
– Et moi, Neroweg, comte de la ville de
Clermont en Auvergne, « je jure sur les Évangiles que voici,
je jure, au nom de l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin,
que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin et de l’Anjou, au
lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, se tournent
ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t’établir roi
sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes,
pour que tu t’établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines
éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon
serment !… »
– Que je sois voué aux peines éternelles,
moi, Chram, si je manque à mon serment !…
– C’est juré…
– C’est juré…
– Maintenant, comte, laisse-moi examiner
de plus près cette magnifique boîte à Évangile…
– Excuse-moi… cette boîte craint
terriblement la poussière…
– Comte, je n’ai vu personne de
comparable à toi pour ouvrir et fermer prestement un coffre…
– C’est toujours afin que la poussière
n’y entre point.
– À cette heure, autre chose… Notre
serment nous lie, je peux te parler sans détour… Il faut d’abord
que je fasse mourir mes quatre frères, Gontran, Sigibert, Chilperik
et Charibert.
– Le glorieux Clovis, ton aïeul,
procédait toujours de cette façon lorsqu’il jugeait bon de joindre
à ses possessions un royaume ou un héritage ; il préférait
tuer d’abord… et prendre ensuite.
– Mon père Clotaire aussi professait
cette opinion ; il commençait par tuer les enfants de son
frère Clodomir, afin de s’emparer ensuite de leur héritage.
– D’autres, comme ton oncle Théodorik,
prenaient d’abord et tuaient ensuite… C’était mal avisé… on
dépouille plus facilement un mort qu’un vivant…
– Comte, tu as la sagesse de
Salomon ; mais moi, je ne peux pas tuer mes frères
moi-même…
– Tu ne peux pas… et pourquoi ne peux-tu
pas ?
– Deux d’entre eux sont
très-vigoureux ; moi, je suis faible et usé ; et puis ils
ne me feraient pas l’occasion de bonne grâce ; ils se défient
de moi.
– Il est vrai que mon frère Ursio n’avait
pas de moi la moindre défiance… Il était si jeune encore !
– J’ai déjà trois hommes déterminés à ces
meurtres : ce sont des hommes sur qui je peux compter… il m’en
faut un quatrième.
– Où le trouver ?
– Ici…
– Dans mon burg ?
– Oui, peut-être…
– Explique-toi…
– Sais-tu pourquoi l’évêque Cautin, qui
ne m’aime guère, m’accompagne ?
– Je l’ignore…
– C’est que l’évêque a grand’hâte de
juger, de condamner et de voir supplicier les Vagres et leurs
complices, qui sont prisonniers dans l’ergastule de ce burg… et de
voir surtout rôtir l’évêchesse comme sorcière…
– Je ne te comprends pas, Chram. Ces
scélérats et les deux femmes, leurs complices, doivent être,
lorsqu’ils seront guéris, et ils le sont, conduits à Clermont pour
y être jugés par la curie.
– D’après des bruits très-croyables, qui
nous sont parvenus, l’évêque craint, non sans raison, que la
populace de Clermont ne se soulève pour délivrer ces bandits
lorsqu’ils arriveront dans la cité ; les noms de l’ermite
laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et
vagabonde ; elle se pourrait révolter pour arracher ces
maudits au supplice… tandis qu’ici, dans le burg, il n’y a rien à
craindre de pareil.
– Cette rébellion peut être à redouter,
en effet, de la populace de Clermont.
– J’ai donc promis à l’évêque Cautin que
si tu y consentais, moi, Chram, roi pour mon père en Auvergne (en
attendant que je sois roi par moi-même de toute la Gaule),
j’ordonnerais que ces criminels soient jugés, condamnés et
suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier…
– Si mon bon patron l’évêque Cautin est
de cet avis, je le partage… Autant que lui je me promets de jouir
de ce supplice… et je donnerais, je crois, vingt sous d’or, plutôt
que de voir ces scélérats échapper à la mort, ce qui pourrait
arriver, si la vile populace de Clermont se soulevait en leur
faveur… Mais quel rapport ceci a-t-il avec le meurtre de tes
frères ?
– Tu m’as dit que ce Ronan le Vagre était
guéri de ses blessures ?
– Oui.
– C’est un homme résolu ?
– Un démon… Le diable prend souvent la
figure de ce Vagre, m’a dit mon patron.
– Crois-tu que si l’on disait à ce démon,
après qu’il aura été condamné à un supplice terrible :
« Tu auras ta grâce, à la condition d’aller tuer ensuite
quelqu’un… et le meurtre accompli, vingt sous d’or de
profit… » il refuserait cette offre ? Dis, quel Vagre la
refuserait ?…
– Chram, cet endiablé Ronan et sa bande
ont tué neuf de mes plus vaillants leudes ; ils ont pillé,
incendié la villa de l’évêque, et il faut que je la reconstruise à
mes frais, selon que l’a dit l’Éternel de sa propre bouche… Or,
aussi vrai que le grand Saint-Martin est au paradis, ce Vagre
n’échappera pas au supplice dû à ses crimes !…
– Qui te dit le contraire ?
– Tu parles de lui faire grâce pour…
– Mais, peu clairvoyant Neroweg, le
meurtre accompli, au lieu de compter au Vagre vingt sous d’or… on
lui compte cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi
on l’écartèle ou on le coupe en quartiers… Ah ! cela te fait
rire…
– Hi… hi !… oui, cela me rappelle
les baudriers et les colliers de faux or, dont ton aïeul, le grand
Clovis, paya un jour ses complices, hi… hi… lors du meurtre des
deux Ragnacaire, hi, hi… Ce Vagre croira recevoir vingt sous d’or,
et il recevra cent coups de barre de fer… hi ! hi !…
– Les hommes déterminés sont rares ;
si ce Vagre mène l’affaire à bonne fin pour sa part, avant huit
jours mes quatre frères sont tués… et leur mort assure la réussite
de mes projets… Ton intérêt comme le mien est de nous servir de ce
Vagre…
– Mais l’évêque, qui exprès vient ici
pour jouir du supplice de ce bandit ; l’évêque, qui ne sait
pas nos projets, ne consentira pas à accorder la grâce de ce
Ronan.
– Cautin se consolera de la fuite du
Vagre en voyant rôtir l’évêchesse, et supplicier l’ermite
laboureur, qu’il exècre non moins que le Vagre…
– Et si le Vagre promet de tuer et qu’il
ne tue pas ?
– Et les vingt sous d’or qu’il croira
recevoir après le meurtre ?…
– C’est juste… mais sa fuite, comment la
favoriser ?
– Tu peux assembler ton mâhl dans deux
heures ?
– Oui.
– Le jugement et la condamnation
aujourd’hui, le supplice demain… d’ici à demain il nous reste la
nuit… Pendant le sommeil de l’évêque tu feras sortir le Vagre de
l’ergastule ; on le conduira près de Spatachair, mon favori…
le reste me regarde… et demain nous dirons à l’évêque : Le
Vagre s’est enfui…
– Hi… hi !…
– De quoi ris-tu ?
– Ce Vagre, qui croira recevoir vingt
sous d’or, et il recevra… hi ! hi !… cent coups de barre
de fer sur les membres, après quoi il sera écartelé… hi !
hi ! hi !…
– Tu le vois, comte, ta vengeance n’y
perdra rien, et nos projets seront assurés ; car si je ne
trouvais pas au plus tôt un quatrième homme déterminé comme ce
Vagre, il me resterait toujours un frère, et un frère, aussi bien
que quatre, peut prétendre au royaume de mon père… Réponds,
sommes-nous d’accord pour la fuite du Vagre ?
– Oui, oui… et puis cette idée des cent
coups de barre de fer… hi ! hi ! hi !…
– Ainsi ton mâhl sera dans deux heures
assemblé ?
– Dans deux heures il le sera.
– Adieu, Neroweg, comte de la ville de
Clermont… mais au revoir, duc de Touraine ou d’Anjou et l’un des
plus riches, des plus puissants parmi les seigneurs franks, fait
tel par l’amitié de Chram, roi de toute la Gaule !…
*
*
*
Le soleil baisse, la nuit s’approche : un
homme à barbe et à cheveux gris, âgé de cinquante-huit à soixante
ans, mais aussi alerte et vigoureux que dans la maturité de l’âge,
portant la saie gauloise, un bissac sur ses épaules, bonnet de
fourrure et chaussures poudreuses, vient de la forêt ; il
s’avance sur la route qui conduit au burg du comte Neroweg. Cet
homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, dans les
villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a une
cage où est enfermé un singe, et, au moyen d’une longue et forte
chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît
d’ailleurs un paisible compagnon de route ; il suit son maître
aussi docilement qu’un chien. Le bateleur s’arrête un instant au
sommet de ce chemin montueux, d’où l’on découvre la plaine et la
colline où est bâti le burg ; à ce moment, deux esclaves à
tête rasée, courbés sous le poids d’un lourd fardeau, suspendu à
une rame de bateau, dont chaque extrémité repose sur l’une de leurs
épaules, s’avancent par un sentier, qui, à quelques pas de là,
coupe et rejoint la route suivie par le bateleur ; il hâte
alors le pas afin de rejoindre les esclaves ; mais ceux-ci,
peu rassurés sans doute à la vue de l’ours qui suit son maître,
s’arrêtent court.
– Mes amis, n’ayez pas peur, mon ours
n’est point méchant ; il est fort apprivoisé.
L’appelant alors tout en raccourcissant sa
chaîne :
– Viens ici près de moi,
Mont-Dore !
À cet ordre, l’ours répondit en s’approchant
et s’asseyant modestement sur son train de derrière ; puis il
leva d’un air soumis la tête vers son maître, qui, debout devant
lui, le cachait à demi aux esclaves… Ceux-ci, rassurés, reprirent
leur marche et firent quelques pas au devant du bateleur, demeurant
cependant, par prudence, à une certaine distance de lui et de son
ours.
– Mes amis, quelle est cette grande
demeure que l’on voit là-bas, enceinte d’un fossé ?
– C’est le burg du comte Neroweg, notre
maître.
– Est-il au burg, aujourd’hui ?
– Il y est en grande et royale
compagnie.
– En royale compagnie ?
– Chram, le fils du roi des Franks, y est
arrivé ce matin avec sa truste ; nous venons de l’étang pêcher
cette charge de poissons pour le souper de ce soir.
– Aussi vrai que j’ai la barbe grise,
voilà une bonne aubaine pour un pauvre homme comme moi… je pourrai
divertir ces nobles seigneurs en leur montrant mon ours et mon
singe… Croyez-vous, mes enfants, qu’on me laissera entrer au
burg ?
– Oh ! nous ne savons… aucun
étranger ne passe ordinairement le fossé du burg sans l’ordre du
seigneur comte ; il est très-défiant, et le pont gardé durant
le jour est retiré chaque soir.
– Cependant, cet hiver, il est aussi venu
un montreur de bêtes, et le seigneur comte s’est amusé à les
voir.
– Alors, il ne refusera pas ce soir
d’offrir un pareil divertissement à son royal hôte…
– Il se peut… En ce cas l’amusement de ce
soir aidera ces seigneurs à attendre l’amusement de demain.
– Lequel ?
– Le supplice des quatre condamnés
d’aujourd’hui : Ronan le Vagre, l’ermite laboureur, moine
renégat en Vagrerie ; une petite esclave, leur complice, et
l’évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de notre
bienheureux évêque Cautin.
– Ah ! l’on a pris des Vagres par
ici, mes amis ?… Et ils ont été condamnés
aujourd’hui ?
– Le mâlh s’est assemblé tantôt, le fils
du roi et notre saint évêque y assistaient… Ronan le Vagre et
l’ermite ont été d’abord mis à la torture…
– Ils refusaient donc d’avouer qu’ils
avaient couru la Vagrerie ?
– Non… Ronan le maudit s’en vantait, au
contraire.
– Alors, pourquoi la torture ?
– C’est ce que disait le fils du
roi ; il ne voulait pas la torture pour Ronan le Vagre ;
il s’y opposait de toutes ses forces.
– Mais notre saint évêque a prétendu
qu’une vérité arrachée par la torture était plus certaine, puisque
c’était comme le jugement de Dieu… Alors personne n’a osé aller
contre la volonté du saint homme.
– Aussi l’on a plongé, par son ordre, les
pieds du Vagre et de l’ermite dans l’huile bouillante… et ils ont
avoué une seconde fois.
– Puis on a été obligé de les porter dans
l’ergastule, car ils ne pouvaient plus marcher.
– Et demain on les transportera sur le
lieu du supplice, qui sera, dit-on, terrible !… mais jamais
assez terrible pour expier les crimes de Ronan le Vagre…
– Qu’a-t-il donc fait, mes
amis ?
– N’a-t-il pas, le sacrilège ! à la
tête de sa bande, incendié, pillé la villa épiscopale de notre
bienheureux évêque Cautin…
– Comment, mes amis, Ronan le Vagre… cet
impie aurait osé commettre un pareil crime ? Et les femmes,
est-ce qu’on les a aussi mises à la torture ?
– La petite esclave Vagredine est encore
quasi mourante d’une blessure qu’elle s’est faite en voulant se
tuer, lorsqu’elle a vu les Vagres exterminés.
– Quant à l’évêchesse, on allait
commencer sa torture, lorsque notre saint évêque a dit :
« Il faut se donner garde d’affaiblir la sorcière, peut-être
elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu’elle
reste en pleine santé, afin qu’elle ne perde rien des tourments de
demain. »
– Votre évêque est très-judicieux, mes
amis… et où ces scélérats attendent-ils la mort ?
– Dans le souterrain du burg.
– Toute fuite leur est, j’espère,
impossible, à ces damnés ?
– D’abord Ronan le Vagre et l’ermite
laboureur seraient libres, qu’ils ne pourraient faire un pas à
cause des suites de leur torture.
– J’oubliais cela, mes amis.
– Et puis, l’ergastule est construit en
briques et en ciment romain aussi dur que roche ; cette cave
est fermée par une grille de fer à barreaux gros comme le bras, et
toujours gardée par une troupe d’hommes armés.
– Grâce à Dieu, il n’est pas possible,
mes amis, que ces maudits échappent à leur supplice… Je vois que
vous n’êtes pas de ces mauvais esclaves, assez nombreux, dit-on,
qui prennent parti pour les Vagres.
– Les Vagres sont des démons, nous
voudrions les voir torturer jusqu’au dernier ; ce sont les
ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, nos
seigneurs.
– Votre maître est donc humain pour
vous ?
– Il est d’autant meilleur maître, nous a
dit son clerc, qu’il nous fait plus souffrir, puisque la souffrance
ici-bas nous assure le paradis…
– Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de
faire ainsi votre salut… J’espère que tous vos compagnons du burg
sont, comme vous, résignés à leur sort ?
– Il est des impies partout… Plusieurs
d’entre nous iraient, s’ils pouvaient, courir la Vagrerie ;
ils ne respectent pas nos saints évêques, haïssent nos seigneurs
les Franks, et se révoltent d’être en esclavage ; mais nous
les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, nous
les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l’enfer
éternel !…
– Vous êtes, je le vois, des compagnons
vraiment chrétiens, et ces mauvais esclaves-là ne sont pas, je
l’espère, en grand nombre parmi vous, au burg ?
– Oh ! non… ils sont quinze ou vingt
peut-être, sur cent que nous sommes pour le service de la
maison ; car le comte, notre seigneur, a plus de quatre mille
colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.
– Allons, mes enfants, il me semble que
cela me porterait bonheur, à moi, pauvre homme, de passer quelques
heures dans une maison ainsi peuplée d’esclaves selon Dieu… Et
puisque vous me précédez au burg, annoncez ma venue au majordome du
comte… Si ce noble seigneur veut se divertir de mon ours, il fera
donner des ordres pour que je puisse pénétrer dans l’enceinte.
– Nous allons annoncer ta venue,
bateleur… le majordome décidera…
Et les esclaves qui, ruisselants de sueur,
avaient un instant déposé leur filet de pêche, rempli de gros
poissons d’étang que l’on voyait frétiller encore à travers les
mailles, reprirent leur pesant fardeau et se dirigèrent vers le
burg. Lorsqu’ils eurent disparu, l’ours se dressa sur ses pattes de
derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s’écria :
– Sang et massacre ! ils brûleront
demain ma belle évêchesse !… Et Ronan ! notre brave
Ronan ! supplicié aussi !… Souffrirons-nous cela, vieux
Karadeuk ?
– Je vengerai mes fils… ou je mourrai
près d’eux !… Ô Loysik ! ô Ronan ! torturés…
torturés !… et demain, la mort !…
– Aussi vrai que le souvenir de
l’évêchesse me brûle le cœur ! la torture d’aujourd’hui, le
supplice de demain, l’arrivée de ce Chram avec ses gens de
guerre !… tout cela bouleverse nos projets… Au lieu d’être
conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et
l’évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg… au lieu
d’être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère
sont impotents ; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte
et à ses gens de pied, forment une garnison de plus de trois cents
hommes de guerre, ils occupent ce burg… et pour enlever Ronan et
Loysik, incapables de marcher, la petite esclave, quasi mourante,
et ma belle évêchesse, combien sommes-nous ? toi et moi…
Tiens, vieux Karadeuk, si je sais comment nous sortirons de ce
guêpier, je veux devenir véritablement ours, et non plus ours des
kalendes de janvier[63], ainsi
que je le suis à cette heure… Ah ! celui-là qui m’eût dit,
lorsque déguisé, comme tant d’autres, en bestial, je fêtais les
saturnales de la nuit de janvier… celui-là qui m’eût dit : Mon
joyeux garçon, tu fêteras les kalendes d’hiver en plein été,
j’aurais répondu : Va, bonhomme, ce jour-là il fera chaud… et
j’aurais dit vrai… car je serais plus au frais dans un four brûlant
que sous cette peau !… La rage et la chaleur me mettent en
eau… Tu restes muet, mon vieux Vagre… à quoi penses-tu ?
– À mes fils… Que faire… que
faire ?…
– Meilleur je suis pour l’action que pour
le conseil, en ce moment surtout, car la fureur me rend fou !
Pauvre et vaillante femme ! demain, brûlée !… Ah !
pourquoi faut-il que j’aie été séparé d’elle dans les gorges
d’Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des
chênes, contre les gens du comte… Pauvre… pauvre femme ! je
l’ai crue morte ou prisonnière… Notre déroute était complète,
impossible à moi de m’assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux
de pouvoir, avec quelques-uns des nôtres, échappés au massacre,
m’enfoncer au plus profond de la forêt, nous donnant rendez-vous
dans les rochers du pic du Mont-Dore, un de nos anciens
repaires… Enfin, nous nous sommes, au bout de quelques jours,
retrouvés là une douzaine de notre bande, et bientôt nous t’avons
vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves fuyards ; toi,
mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois ans… Alors,
tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite esclave
et de l’évêchesse… C’est étrange, ce que je ressens pour cette
vaillante femme ! son souvenir ne me quitte pas… mon cœur se
brise de chagrin en la sachant aux mains du comte et de
l’évêque ; il n’est pas en Vagrerie de Vagre plus Vagre que
moi pour la vie d’aventure, et pourtant je ne sais quel hasard nous
jetterait, l’évêchesse et moi, dans un coin de terre ignoré, que
là, je vivrais, je crois, près d’elle, dix ans, vingt ans, cent
ans !… Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk ? ou
mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je
m’hébète !… Au diable le chagrin ! il faut
agir !…
– Oh ! mes fils ! mes
fils !…
– S’il ne fallait pour les sauver, eux et
l’évêchesse, que donner ma peau… pas celle-ci, la vraie, je la
donnerais, foi de Vagre ! car, tu le sais, lorsque tu nous as
conté ton projet, et que le personnage de l’ours a été proposé à un
garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous disant qu’autrefois,
à Béziers, j’étais d’autant plus forcené pour les déguisements des
kalendes, que les prêtres les défendaient[64], et que
dans ces saturnales je figurais surtout l’ours à s’y
méprendre ; je fus tout d’une voix acclamé ours en Vagrerie,
et… mais tu trouves peut-être que je parle beaucoup ?… Que
veux-tu ? cela m’étourdit… car lorsque je reste muet et
songeur… mon cœur se navre, et je deviens stupide !…
– Loysik ! Ronan ! suppliciés
demain… non, non… ciel et terre ! non !…
– Quoi qu’il faille faire pour sauver tes
fils, la petite Odille et l’évêchesse, je te suivrai jusqu’au bout.
Donc, lorsqu’il fut convenu que tu serais le bateleur et moi
l’ours, il fallut trouver un ours de belle taille, assez obligeant
pour me prêter sa tête, son justaucorps et ses chausses. J’ai
emporté ma hache, mon couteau, et j’ai gravi les cimes du
Mont-Dore… À bon veneur, bonne chance ; presque aussitôt je
rencontre un compère de ma taille ; me prenant sûrement pour
un ami, il accourt à moi les bras ouverts… et la gueule aussi.
Craignant de gâter son bel habit à coups de hache, je lui plante
mon couteau sous l’aisselle, au bon endroit que savait trouver le
roi Clotaire lorsqu’il tuait ses petits-neveux… Après quoi, j’ai
soigneusement déshabillé mon obligeant ami ; son justaucorps
et ses chausses semblaient, foi de Vagre, taillés pour moi ;
je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici redescendus
dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux fils, la
petite esclave et mon évêchesse… Résumons-nous donc, car le calme
me revient… Que faire ? Nous avions songé à nous introduire
dans la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le
jour du supplice, presque certain de soulever une partie des
esclaves et du peuple ami des Vagres… À ce projet, il faut
renoncer, ainsi qu’à l’idée de nous embusquer sur la route pour
attaquer l’escorte qui aurait conduit les prisonniers à Clermont…
C’était pour tâcher de nous renseigner sur le moment de leur départ
et sur leur route, que nous devions tenter de nous introduire dans
le burg, toi et moi, sous notre déguisement, tandis que dix de nos
compagnons nous attendraient cachés à la lisière de la forêt ;
ils y sont, prêts à se rendre avec nous à Clermont ou sur la route,
ou même à s’approcher cette nuit des fossés du burg, si nous
donnons à ces bons Vagres le signal convenu… Ce qui s’est passé
aujourd’hui, le supplice de demain, le grand nombre d’hommes de
guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets… que
faire ? Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre…
as-tu décidé quelque chose ?
– Oui, viens…
– Au burg ? mais il fait jour
encore…
– La nuit sera noire avant notre
arrivée.
– Quel est ton projet ?
– Je te le dirai en route ; le temps
presse ; viens, viens…
– Marchons… Ah ! j’oubliais… et la
casaque ?
– Quelle casaque ?
– Celle que par semblant de bouffonnerie
je dois endosser… La mesure est prudente ; le capuchon rabattu
dissimulera ce qu’il y a de défectueux dans la jointure de la
fourrure de mon cou à celle de ma tête, ce capuchon cachera aussi à
demi ma figure d’ours, car ces Franks seront peut-être plus
clairvoyants que ces deux esclaves hébétés…
Pendant que l’amant de l’évêchesse parlait
ainsi, Karadeuk avait tiré de son bissac une casaque roulée :
le faux ours l’endossa ; elle traînait jusqu’aux pattes de
derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les yeux, ne laissait
voir que le museau ; les larges manches tombaient presque
jusqu’au bout des pattes griffues ; la noire fourrure du corps
et des cuisses, découverte par l’écartement des deux pans du
vêtement, paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet
ours ainsi costumé ; il devait, foi de Vagre, donner fort à
rire, après boire, aux hôtes du comte Neroweg.
– Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher
mon poignard dans un des plis de la casaque… et tiens, c’est
justement ce couteau saxon qu’en fuyant des gorges d’Allange j’ai
ramassé sur le champ de bataille… Vois, sur la garde de cette arme,
ces deux mots gaulois gravés sur le fer : Amitié,
communauté… Amitié, c’est un bon présage… L’amitié, comme
l’amour, me conduit au burg… Sang et massacre ! délivrer du
même coup son ami, sa maîtresse !…
– Viens, viens… Ô Ronan !
Loysik ! je vous sauverai tous deux… Ou nous mourrons tous
trois !…
*
*
*
Lorsqu’il y a cinq siècles et plus, les
Romains possédaient la Gaule conquise, mais non soumise, ils
construisaient solidement les ergastules, où la nuit ils
renfermaient les esclaves gaulois enchaînés ; voyez plutôt ce
souterrain, antique dépendance du camp romain ; la brique et
le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu’ils forment un
seul corps plus dur que le marbre : des hommes munis de
leviers, de masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l’aube au
soir, parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les
parois de cette prison ; la voûte, basse et cintrée, est
fermée par d’énormes barreaux de fer… Au dehors veillent un assez
grand nombre de Franks armés de haches : les uns debout, les
autres assis ou couchés sur la terre ; de temps à autre ils
jettent un regard d’envie du côté du burg, situé à cinq cents pas
de là ; mais le bâtiment principal est caché à la vue des
Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en retour
du logis seigneurial, où ces constructions s’appuient.
Pourquoi ces gardiens des prisonniers
jettent-ils, du côté du burg, des regards d’envie ? parce que
arrivent jusqu’à eux, à travers les fenêtres ouvertes, les cris des
buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des tambours et des
cornets de chasse ; car l’on festoie chez le comte Neroweg,
qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.
Une lampe de fer, abritée par la saillie du
cintre de l’antique ergastule, éclaire les abords du souterrain et
en dedans son entrée.
Des pas se font entendre… un leude paraît
suivi de plusieurs esclaves, portant des paniers et des
cruches.
– Enfants ! voilà de la cervoise, du
vin, de la venaison, du pain de pur froment. Mangez, buvez, tous
doivent être ici, aujourd’hui, en liesse… le fils du roi visite
notre burg !
– Vive Sigefrid ! vive le vin, la
cervoise et la venaison qu’il apporte !…
– Mais veillez sur les prisonniers… que
pas un de vous ne bouge d’ici !…
– Oh ! ces chiens ne remuent pas
plus là dedans que s’ils étaient endormis pour jamais sous la terre
froide, où ils seront demain… Ne crains donc rien, Sigefrid.
– Hormis le seigneur roi, le seigneur
évêque ou Neroweg, quiconque approcherait de cette grille pour
parler aux condamnés…
– Tomberait sous nos haches,
Sigefrid ; elles sont pesantes et tranchantes…
– Au moindre événement, qu’un son de
trompe donne l’alarme au burg… et en un instant nous sommes
ici.
– Bonnes précautions, Sigefrid, mais
inutiles. Le pont est retiré, de plus, la bourbe des fossés est si
profonde, qu’un homme qui tenterait le passage disparaîtrait dans
la vase… Enfin, il n’y a pas d’étrangers dans le burg ; nous
sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de trois cents
hommes armés… qui donc tenterait de délivrer ces chiens de
prisonniers ? ne sont-ils pas, d’ailleurs, aussi incapables de
marcher qu’un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes ?…
Encore une fois, Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre,
nous les prendrons, mais elles seront vaines…
– Veillez toujours soigneusement jusqu’à
demain, jour du supplice de ces maudits ; ce n’est pour vous
qu’une nuit à passer.
– Et nous la passerons joyeusement à
boire et à chanter !
– Ainsi, l’on est gai dans la salle du
festin, Sigefrid ?
– Le soleil de mai pompe moins avidement
la rosée que nos buveurs les tonneaux pleins ; des montagnes
de victuailles disparaissent dans les abîmes des ventres… déjà l’on
ne parle plus, l’on crie ; tout à l’heure on ne criera plus,
on hurlera ! Les leudes de Chram faisaient d’abord la petite
bouche, mais à cette heure ils l’ouvrent jusqu’aux oreilles pour
rire, boire et manger… Ce sont, après tout, de bons et gais
compagnons ; un peu de jalousie de notre part nous avait
irrités contre eux ; cette rivalité s’est noyée dans le vin,
et tout à l’heure, dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant
de monstrueux hoquets, embrassait, en pleurant comme un veau, un
des brillants et jeunes guerriers de la suite royale, et l’appelait
son fils mignon.
– Ah ! ah ! ah !… la bonne
scène…
– Enfin, pour compléter la fête, on dit
qu’on vient d’introduire dans le burg un bateleur qui montre un
ours et un singe. Neroweg a proposé ce divertissement au roi Chram,
et le majordome vient de donner l’ordre de faire entrer l’homme et
les bêtes dans la salle du festin ; on est allé les quérir,
aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de retourner à
la maison pour avoir ma part de l’amusement…
– Heureux Sigefrid ! il va voir
l’ours et le singe !
– Enfants, je vous le promets, lorsque le
roi se sera diverti de ce bateleur, je demanderai au comte qu’on
vous envoie de ce côté l’homme et ses bêtes…
– Sigefrid, tu es un bon
compagnon !
– Et surtout… veillez bien sur les
prisonniers !…
– Sois tranquille, et bois tranquille…
Maintenant, à nous le vin, la cervoise, la venaison ! En
attendant l’homme, l’ours et le singe, vidons les pots à la santé
du bon roi Chram et de Neroweg !
*
*
*
La lampe de fer, accrochée sous la saillie du
cintre de l’antique ergastule, éclairait ses abords et les groupes
de Franks, qui mangeaient, riaient, buvaient au dehors ; cette
lampe éclairant aussi l’entrée du souterrain, fermé par des
barreaux de fer, jetait sa rougeâtre et vacillante lumière sur les
prisonniers gaulois, réunis non loin de l’ouverture de cette
prison, dont la profondeur restait pleine de ténèbres.
Près de la grille de l’ergastule, la petite
Odille, couchée sur la terre, les mains croisées sur son sein de
quinze ans, comme une morte que l’on va ensevelir, avait aussi la
pâleur d’une morte ; assise près d’elle, l’évêchesse, toujours
belle, quoique pâlie et amaigrie, soutenait, sur ses genoux, la
tête de l’enfant, et la contemplait avec des yeux de mère… Ronan,
les jambes enveloppées de chiffons, les mains chargées de menottes
de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, est assis non
loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du souterrain ;
il jette sur Odille un regard non moins apitoyé que celui de
l’évêchesse ; l’ermite laboureur, garrotté comme son frère,
dont il a partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble
ému des soins que prodigue l’évêchesse à la petite esclave, qui
semble expirante.
– Meurs, petite Odille ! – disait
Ronan, – meurs, mon enfant… tu serais brûlée vive, mieux vaut
mourir de la blessure que tu t’es faite d’une vaillante mais trop
faible main, lorsqu’il y a un mois tu m’as cru tué !
– Pauvre petite ! l’émotion de cette
journée a épuisé ses forces… Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son
visage devient, hélas ! de plus en plus livide !
– Bénissons cette pâleur livide, belle
évêchesse ; elle annonce une mort prochaine… cette mort
sauvera la pauvre enfant des douleurs du supplice ; sa
blessure ne l’a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles brutalités du
comte et de la torture d’aujourd’hui ?… Meurs, meurs donc,
petite Odille, nous revivrons ailleurs ! Libre, j’aurais fait
de toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l’avais
voulu ; car déjà je t’aimais tendrement pour ta douceur, pour
ta beauté, pour le malheur et la honte qui t’avaient frappée si
jeune, enfant innocente encore après ton déshonneur !… Meurs
donc, petite Odille… Aussi vrai que moi et mon frère Loysik nous
serons suppliciés demain, je redoute moins ce supplice que de te
voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le dernier !…
Oh ! si je n’avais les jambes en lambeaux, je me traînerais
jusqu’à toi ; oh ! si je n’avais les mains enchaînées, je
t’étoufferais d’une main prévoyante, de même que nos mères, les
viriles Gauloises d’autrefois, tuaient leurs enfants pour les
soustraire à l’esclavage ! Belle évêchesse ! toi dont les
bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler doucement cette chère
enfant ? Le léger souffle de vie qui la soutient à peine
serait si vite éteint !
– J’y ai déjà songé… Ronan, et je
n’ose…
– Mais si par hasard elle survit, son
sort sera le tien… Écoutez bien : vous serez d’abord mises
nues devant cette bande de Franks ! et par eux fouettées de
houssines !
– Tais-toi… Ronan… tais-toi, le rouge me
monte au front !… Pour moi, femme, là est le pire du
supplice…
– Ton mari l’évêque le savait… comme il
savait que la torture d’aujourd’hui te ferait perdre une partie de
tes forces nécessaires pour endurer le supplice de demain ;
aussi t’a-t-il benoîtement épargnée tantôt… vous serez ensuite
mises chacune sur un pal aigu. C’est encore ton mari l’évêque qui
doit avoir imaginé ceci… lui, qui jadis inventa d’enfermer un
vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction… Ah !
j’oubliais… avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout des
seins avec des tenailles ardentes ; ce raffinement sent son
roi Chram d’une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher
encore un peu vivantes… La torture est, tu le vois, finement
graduée ! et tu ne veux pas, toi qui le peux, y soustraire
cette douce enfant ?… Ah ! tu te décides enfin !…
tes mains s’approchent du cou de la petite Odille… Allons, pas de
faiblesse ! souviens-toi de nos mères… mettant à mort les
enfants qu’elles chérissaient… Mais quoi ! tu hésites !…
tes mains retombent !… tu pleures !…
– Je n’ose pas… je n’ose pas…
– Lâche cœur ! ! !
– Moi ! lâche ?… non… si elle
était ma fille… je la tuerais…
– C’est juste, Odille est pour toi une
étrangère… tu ne peux l’aimer assez pour te résoudre à la
tuer ; il faut, n’est-ce pas, Loysik, pardonner à l’évêchesse
ce manque de tendresse ?… Après tout, elle n’est pas la mère
de cette enfant !
À ce moment la petite esclave fait un
mouvement, pousse un léger soupir, sa tête se soulève à demi, ses
yeux s’ouvrent, cherchent tout, d’abord Ronan… s’arrêtent sur lui,
et au bout de quelques instants elle dit d’une voix
faible :
– Ronan… la nuit est-elle déjà passée,
que voici le jour ?
– Ce n’est pas le jour, mon enfant, c’est
la clarté de la lampe qui brûle au dehors ; tes forces
semblent épuisées ? tu t’étais assoupie ?
– Je faisais un rêve doux et triste… ma
mère me berçait sur ses genoux en me chantant le bardit
d’Hêna ; et puis elle me disait en pleurant :
« Odille, c’est toi, c’est toi que l’on va brûler… »
Alors je me suis éveillée, j’ai cru que c’était déjà le jour…
Ah ! Ronan ! que c’est long, d’ici à demain ! et ce
supplice ! ce supplice ! comme il durera… à moins que la
douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite…
– Et tu ne regretteras pas la
vie ?
– Ronan, j’ai voulu me tuer quand je vous
ai cru mort… vous êtes condamné comme nous, je n’ai plus ni père ni
mère ! qui regretterais-je ici ? Puisque l’on va revivre
ailleurs auprès de ceux que l’on a aimés, nous nous retrouverons
bientôt tous ensemble, vous et ma famille.
– Et quelle haine ! dis, petite
Odille ? quelle haine contre ceux qui t’ont condamnée à mourir
ainsi ?
– Oui, Ronan… je les hais parce qu’ils
sont injustes et méchants ; ils me font mourir… et je n’ai,
moi, jamais fait de mal à personne…
– Et si cela était en votre pouvoir, mon
enfant, leur rendriez-vous le mal qu’ils vous font ?
– Seulement pour me venger ?… si
j’étais par hasard délivrée ? frère Loysik ?
– Oui, seulement pour vous
venger !
– Non… je ne me sens pas de méchanceté au
cœur…
– Et si l’on vous disait : la
torture et la mort seront subies par eux ou par vous…
choisissez…
– Que voulez-vous, frère Loysik… ils sont
méchants et injustes, je préférerais ma vie à la leur ; mais
si l’on me disait : – « Odille, voici Ronan, voici dame
Fulvie… voici frère Loysik, qui n’ont eu pour toi que de douces
paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux soient
suppliciés, choisis. » – Oh ! comme je répondrais
vite : Prenez-moi… prenez-moi, et qu’ils soient sauvés !
ils ont été si doux pour moi ! ils sont si bons au pauvre
monde !
– Petite Odille, si l’on te disait :
Chéris ces méchantes gens qui vont te faire mourir… oui, que tes
dernières paroles pour eux soient tendres comme l’adieu que tu
aurais fait à ta mère adorée ?
– Vous vous moquez, Ronan ! Aimer
comme ma mère, ces Franks qui ont fait tant de mal à moi et aux
autres ! je ne saurais… je ne pourrais ainsi aimer
injustement…
– Et si l’on te disait : Chaque
torture que tu vas ressentir te sera payée là-haut en éternelle
félicité.
– Où ? là-haut ?… Par qui
payée, Ronan ?
– Par un Dieu… par un Dieu tout-puissant,
qui peut ce qu’il veut… et qui met la félicité éternelle au prix
des souffrances de ses créatures !
– Si ce Dieu peut ce qu’il veut, Ronan,
pourquoi n’empêche-t-il pas mon supplice puisque je ne l’ai pas
mérité ? S’il peut ce qu’il veut, pourquoi met-il au prix de
cruelles souffrances cette éternelle félicité que je ne recherchais
pas, ne demandant qu’à vivre dans la paix et
l’innocence ?…
– Oh ! naïve et douce enfant !
à qui ne saurait mourir, tu l’apprendrais, – s’écria l’ermite
laboureur. – Tu hais justement les méchants qui te condamnent, tu
ne leur accordes pas un pardon inique et imbécile ; mais
libre… tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal ! tu
préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes ;
mais tu saurais mourir pour ceux qui t’ont aimée !… tu ne vois
pas dans la mort par le supplice je ne sais quel marché avec un
Dieu tout-puissant, qui, pour quelques heures de torture que des
barbares t’imposent, te donnerait une éternité de bonheur ! tu
prévois la douleur parce que tu t’attends à souffrir dans ta
chair ! mais l’approche du supplice ne t’inspire pas une lâche
épouvante ! Non, non ; dans ta grandeur naïve tu te
résignes doucement, attendant l’heure d’aller revivre auprès de
ceux qui t’aimaient.
– Cette enfant a plus de raison et plus
de courage que moi qui serais sa mère ! Loysik dit vrai,
j’apprendrai d’elle à mourir.
– Foi de Vagre ! qu’est-ce que la
mort, belle évêchesse ? changer de vêtements et de logis. Le
supplice ? deux ou trois heures de souffrance, dont le terme
plus ou moins rapproché est du moins certain… Sais-tu, Loysik, ce
qui seulement me chagrine à cette heure ? c’est de quitter ce
monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée… à jamais soumise aux
Franks et aux évêques !
– Notre Gaule bien-aimée, à jamais
soumise aux Franks et aux évêques ! non, non, frère… les
siècles sont des siècles pour l’homme… ils sont à peine des heures
pour l’humanité dans sa marche éternelle !… Ce monde où nous
vivons nous semble grand… Qu’est-il ? roulant confondu parmi
ces milliers de mondes étoilés, qui, à cette heure de la nuit,
brillent à nos yeux dans l’immensité des cieux ! mondes
mystérieux où nous allons successivement revivre, âme et corps,
jusqu’à l’infini !… Tiens, mon frère, lors de la conquête de
César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y a des siècles dans cet
ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit comme toi avec
désespoir : – « Notre Gaule bien-aimée est à jamais
soumise à la conquête étrangère… » Et pourtant…
– Et pourtant deux siècles et demi ne
s’étaient pas écoulés qu’à force d’héroïques insurrections contre
les Romains, la Gaule avait pas à pas, au prix du sang de nos
pères, reconquis ses droits, ses libertés, son indépendance !
lors de l’ère glorieuse de Victoria la Grande ! Tu dis vrai,
Loysik, tu dis vrai.
– Et la vision prophétique de cette femme
auguste ? cette vision que nous a transmise dans ses récits
notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous a si souvent
racontée ? te la rappelles-tu ?
– Oui, dans cette vision, Victoria voyait
la Gaule esclave, épuisée, saignante, à genoux, écrasée de fardeau,
se traînant sous le fouet des rois franks et des évêques !
– Mais la fin ? la fin de cette
vision de Victoria la Grande ?
– Oh… splendide ! rayonnante !
la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant d’un pied superbe son
collier d’esclavage, la couronne des rois et celle des papes de
Rome, la Gaule tenait d’une main une gerbe de fruits et de fleurs,
de l’autre un étendard surmonté du coq gaulois !
– Eh ! que crains-tu donc
alors ? songe au passé ! vois-y la Gaule, courbée d’abord
sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses
enfants, libre et redoutable !… Que le passé te donne foi dans
l’avenir !… Cet avenir est lointain peut-être ! que nous
importe le temps à nous, qui, en ce moment suprême, n’avons plus à
mesurer d’ici à demain que les dernières heures de notre vie…
Oh ! mon frère, j’ai une foi profonde… invincible dans le
réveil et l’affranchissement de la Gaule !… Je te l’ai dit,
les siècles sont des siècles pour l’homme ; ils sont à peine
des heures, des instants, pour l’humanité dans sa marche
éternelle !
– Loysik… tu me rassures… tu raffermis ma
croyance… oui, je quitterai ce monde les yeux fixés sur cette
vision radieuse de la Gaule renaissante !… Un dernier chagrin
me reste… l’incertitude où nous sommes du sort de notre
père !
– S’il survit, puisse-t-il ignorer notre
fin, Ronan ! il nous aimait tendrement… c’était un grand
cœur ! En temps de guerre nationale, à la tête d’une province
soulevée en armes, il eût peut-être été un héros comme le chef
des cent vallées, son idole !… À la tête d’une bande de
révoltés… notre père n’a pu être qu’un intrépide chef de Bagaudes
ou de Vagres… Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces
terribles représailles… si légitimes qu’elles soient… elles ne
laissent après elles que ruines et désastres… Mais du moins notre
père a toujours vengé les opprimés… les souffrants, et jamais sa
vengeance n’a atteint que les méchants…
– Va, Loysik, en ces temps d’épouvantable
iniquité la Vagrerie accomplit une mission divine !… Les
puissants du monde écrasent les faibles !… la Vagrerie frappe
les puissants… Qui donc les punirait sans nous, ces
puissants ? Leurs remords ! ils payent, et le clergé les
absout de leurs crimes ! Leurs victimes ! elles n’osent
dans leur hébétement catholique se rebeller contre leurs
bourreaux ! Non, non, il faut par des exemples terrifier nos
maîtres !… Insensibles à la prière, ils céderont à
l’épouvante ! Oh ! mes Vagres ! mes bons Vagres, où
êtes-vous ! où êtes-vous ! pour cent Vagres tués… la
Vagrerie, je le sais, n’est pas morte… mais où sont-ils, mes braves
compagnons ! où sont-ils !
– S’ils vous savaient ici, Ronan, ils
tenteraient tout pour vous délivrer… ils vous aiment tant…
– Quelques-uns d’entre eux peut-être,
petite Odille, ont survécu au combat des gorges d’Allange ;
si, comme on le disait, on nous avait conduits à Clermont, nous
aurions eu, soit en route, soit dans la ville, quelque chance
d’être délivrés par mes compagnons ; mais ici dans ce burg, il
ne faut pas rêver délivrance, chère enfant… je dis rêver, car voici
tes paupières qui de nouveau s’appesantissent…
– C’est vrai, Ronan… est-ce faiblesse… ou
sommeil… je ne sais, mes yeux se ferment malgré moi… Oh ! je
voudrais dormir jusqu’à demain…
– Berce-la sur tes genoux, belle
évêchesse, berce-la… comme se mère la berçait autrefois… et qu’elle
s’endorme pour ne plus se réveiller !…
– Dors, pauvre petite… dors sur mes
genoux… En te voyant souffrir si douce et si jeune… toi, d’un âge à
être ma fille… j’ai compris les douleurs maternelles… Ah ! moi
aussi, j’aurais été, si le sort l’avait voulu, mère vaillante,
épouse dévouée…
Et après un long silence pendant lequel la
petite esclave s’endormit tout à fait, Fulvie ajouta :
– Et vous ne savez pas, Ronan… si le
veneur a été tué ?
– Le dernier moment où je l’ai vu, belle
évêchesse, il ajustait du haut d’un chêne… quelque leude à la
portée de sa flèche… Est-il à cette heure mort ou vivant ? je
l’ignore…
– Ah ! si j’avais longtemps à vivre,
je regretterais toujours que le combat nous ait empêchés, le veneur
et moi, de mourir ensemble, selon notre promesse échangée durant
cette nuit de folle ivresse… Quand je pense à cette nuit… c’est
pour moi comme le souvenir d’un songe à la fois brûlant et honteux…
vous devez me mépriser beaucoup… Loysik ! et je vous l’avoue,
si résolue que je sois à la mort… il me sera cruel d’emporter vos
mépris.
– Fulvie ! libre aujourd’hui,
retrouvant le veneur libre aussi… et vous disant : sois ma
femme devant Dieu ! que répondriez-vous en toute
sincérité ?
– Je répondrais : Je serai épouse
dévouée, mère vaillante !… oh ! oui… croyez-moi, Loysik…
j’agirais comme je dis… je le sais… je le sens… Cet homme à qui je
me suis donnée dans cette nuit d’incendie et d’épouvante, après
qu’il m’eut arrachée aux flammes, cet homme, je l’aimais déjà pour
sa grâce et sa beauté, ainsi que je l’ai aimé ensuite pour son
courage et son généreux cœur.
– Je vous crois, Fulvie… Comment alors,
en ce moment suprême, pourrais-je vous mépriser ?… ne
répareriez-vous pas, si vous le pouviez, votre égarement d’un jour
par toute une vie honnête et dévouée ?
– Mais, Loysik, cet homme a été mon
amant…
– Si votre mari l’évêque s’était
autrefois montré pour vous plein de tendresse, et plus tard rempli
de fraternelle affection, eussiez-vous cédé à l’entraînement que
vous regrettez ?
– Jamais !
– Et pourtant de cet homme si méchant, si
dédaigneux à votre égard, vous avez eu pitié ! oui, lorsqu’il
était au pouvoir des Vagres, vous avez été pour lui
compatissante ; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa
tendre et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la femme
adultère et à Madeleine, parce qu’elles se
repentaient et avaient beaucoup aimé… Comment, moi, vous
mépriserais-je ?
– Merci, Loysik, de me parler ainsi…
Maintenant je ne craindrai plus de rencontrer vos yeux, et si
demain mon courage défaille… c’est à votre regard affectueux et
serein que je demanderai force et vaillance !
– Frère, – dit Ronan, – ils sont bien
gais là-bas ! dans le burg !… Entends-tu leurs clameurs
lointaines ? Ah ! par les os de notre aïeul Sylvest, ils
étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs romains
qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au balcon
doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes
féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de
l’amphithéâtre, comme cette nuit nous attendons la mort dans ce
souterrain… Oui… ils étaient aussi fort gais, ces seigneurs
romains ! mais du fond de leurs ténèbres les esclaves gaulois,
secouant leurs chaînes en cadence, chantaient ces paroles
prophétiques :
– Coule, coule, sang du captif !
– tombe, tombe, rosée sanglante ! – germe, grandis, moisson
vengeresse !… – À toi, faucheur, à toi, la voilà mûre ! –
aiguise ta faux ! aiguise, aiguise ta faux !…
*
*
*
Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal
hôte ; il avait d’abord hésité à sortir de ses coffres sa
vaisselle d’or et d’argent, fruit de ses rapines ; il
craignait d’exciter la convoitise de Chram et de ses favoris,
redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la part
de leur maître, quelque demande cupide ; mais cédant à sa
vanité de barbare, le comte ne put résister au désir d’étaler ses
richesses aux yeux de ses hôtes ; il exhuma donc de ses
coffres ses grandes amphores, ses vases à boire, ses bassins
profonds et ses larges plats, le tout en or ou en argent massif, et
de formes grecque, romaine ou gauloise, formes variées comme les
pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y avait encore des
coupes de jaspe, de porphyre et d’onyx, enrichies de
pierreries ; des patères, sortes de cuvettes en bois rare,
ornées de cercles d’or, incrustées d’escarboucles. Mais de ces
objets précieux les hôtes du comte ne devaient point se
servir ; ces trésors, entassés sans ordre et comme un tas de
butin au milieu de la table immense, devaient seulement réjouir ou
faire étinceler d’envie les regards des invités qui ne pouvaient
d’ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces belles
choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l’évêque Cautin,
devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un
morceau d’étoffe pourpre, brochée d’or et d’argent, pareil à celui
dont étaient momentanément recouverts leurs sièges ; seuls, le
roi Chram et l’évêque se servaient chacun pour boire d’une grande
coupe de jaspe, enrichie de pierreries, ils mangeaient dans un
large plat d’or massif, où on leur servait les mets ; les
autres convives avaient devant eux des plats et des pots à boire,
en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le comte, pour
faire par son costume honneur au fils de ce roi qu’il songeait à
trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses chausses
crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d’argent, brodée
d’abeilles d’or, présent fait à son père par le glorieux roi
Clovis. Il faut le dire, le vif désir de s’approprier cette superbe
dalmatique, tombée lors du partage de la succession paternelle dans
le lot d’Ursio, frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte
à ce fratricide expié moyennant de riches donations à l’Église et à
l’évêque Cautin. Neroweg portait en outre deux lourds et longs
colliers d’or, auxquels il avait ingénieusement ajusté, de maille
en maille, des boucles d’oreilles de femme, ruisselantes de
pierreries ; un paon n’eût pas été plus fier de son plumage
que l’était, sous sa dalmatique et ses bijoux volés, ce seigneur
frank, au menton rosé, aux longues moustaches rousses et à la
chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par un
bracelet d’or couvert de rubis (autre invention de parure du
seigneur comte), d’où cette rude et inculte crinière retombait
derrière son cou comme la queue d’un cheval rouge.
L’aspect de la salle était à l’avenant,
mélange de luxe, de barbarie et de malpropreté sordide ;
autour de cette table de bois grossier, seulement recouverte d’un
morceau de riche étoffe à la place occupée par Chram et par
l’évêque, et ornée en son milieu d’un monceau de vaisselle
précieuse ; autour de cette table, circulaient des esclaves en
guenilles, sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du
sommelier et autres principaux serviteurs du comte, vêtus de
casaques de peau de bête, en toute saison, et sales autant que
barbus, hérissés et dépenaillés.
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