– Pauvre plébéienne ! – L’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre ! – Sois bénie à travers les âges, ô vierge guerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! – Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre : gens de cour, gens de guerre, gens d’église et royauté !

CHAPITRE III.

CHINON.

Arrivée de Jeanne à la cour de Charles VII. – Le conseil du roi. – L’Évêque de Chartres. – Le sire de Gaucourt et Georges de La Trémouille. – La plébéienne et le roi. – La belle Aloyse. – La reine Yolande de Sicile.

 

Le 7 de mars 1429, trois des principaux membres du conseil du roi Charles VII étaient assemblés dans une salle du château de Chinon ; voici, fils de Joel, les noms de ces conseillers ; ces noms, ne les oubliez pas : Georges de La Trémouille, chambellan, ministre despote, avide et ombrageux ; le sire de Gaucourt, soldat envieux et féroce ; Régnault, évêque de Chartres, prélat fourbe et ambitieux.

– Que la fièvre serre ce Robert de Baudricourt ! assez audacieux pour écrire directement au roi et l’engager à accueillir cette vachère ! – s’écriait Georges de La Trémouille. – Charles VII trouve l’aventure plaisante, il veut enfin voir aujourd’hui cette folle ! Les sots la disent envoyée de Dieu… je la maintiens, moi, envoyée par le diable à la traverse de nos intérêts !

– Évidemment, il n’y a plus moyen, cette fois, d’éluder l’ordre formel du roi, – reprit l’évêque de Chartres. – Ce damné Jean de Novelpont a tant clabaudé, que notre sire veut absolument voir cette vassale, confinée depuis le jour de son arrivée dans la tour du Coudray, y attendant vainement l’audience royale et s’étonnant fort de ces lenteurs, l’effrontée vagabonde ! toute glorieuse de l’enthousiasme imbécile dont elle a été l’objet de la part de ces musards de Lorraine ! Sang du Christ ! notre roi fainéant est capable, autant pour se railler de nous que pour se décharger de tout souci à l’endroit du salut de son royaume, de tenter Dieu en acceptant le secours divin que cette Jeanne prétend apporter à la France… En ce cas, messeigneurs, c’est fait de l’influence du conseil royal !

– Quoi ! moi, Raoul de Gaucourt, j’aurai servi avec Sancerre ! avec le connétable de Clisson ! qui appréciaient ma valeur comme elle méritait de l’être ! j’aurai vaincu le Turc à Nicopolis, et je devrai subir les ordres d’une vile gardeuse de bétail ! Mort et massacre ! je briserais plutôt mon épée !

– Ce sont là des mots, Raoul de Gaucourt, – dit le sire de La Trémouille pensif ; – les mots sont impuissants contre les faits ! Raisonnons froidement. Notre sire, indolent, mobile et lâche (bénies soient son indolence, sa lâcheté ! elles nous ont donné jusqu’ici le pouvoir souverain) ; notre sire peut donc, en l’état désespéré des choses, vouloir essayer de l’influence, prétendue surnaturelle, de cette vachère… Ne nous abusons point : depuis le jour où, par mon ordre, elle a été reléguée dans la tour du Coudray, à une demi-lieue d’ici, les criailleries de Jean de Novelpont ont ému une partie de la cour ; son enthousiasme pour ladite Jeanne, ses récits sur sa beauté, sur sa modestie, sur le génie militaire qu’elle possède…

– Du génie militaire chez une ignoble fille de labour ! Merci de moi ! – s’écria Raoul de Gaucourt, – c’est à devenir fou de male-rage !

– Raoul, ne vous emportez point, – reprit l’évêque de Chartres ; – mon fils en Dieu, Georges de La Trémouille, précise les faits. Il dit vrai… Une partie de la cour, éprise des nouveautés, jalouse de notre pouvoir, lasse de voir une partie de ses domaines au pouvoir des Anglais, a ouvert l’oreille aux récits exaltés de Jean de Novelpont sur cette visionnaire, bon nombre de courtisans ont obsédé le roi ; il veut impérieusement la voir. Il serait, en ce moment, absurde et impolitique de vouloir lutter contre le courant.

– Ainsi, nous devons céder ! – s’écria Raoul de Gaucourt en frappant avec rage sur la table du conseil, – céder devant cette sorcière qui devrait déjà rôtir sur le fagot !

– Le fagot pourra venir plus tard, brave Raoul ; mais il nous faut, quant à présent, céder… Je crois deviner la secrète pensée de Georges de La Trémouille ; or, vous le savez mieux que moi, en votre qualité de capitaine expérimenté, l’on peut tourner les positions que l’on ne saurait emporter de front. N’est-ce point là votre avis, La Trémouille ?

– Certes. Voici ma pensée tout entière ; entre amis concourant au même but, ayant les mêmes intérêts, l’on doit parler sans réticence. Je suis depuis longtemps parvenu à éloigner du conseil du roi les princes du sang ; nous régnons… Et d’abord, en ce qui me touche, je suis, quant à présent, loin de désirer le terme de la guerre avec les Anglais et les Bourguignons ; j’ai besoin qu’elle dure. Mon frère, familier du régent d’Angleterre et du duc de Bourgogne, a obtenu d’eux des sauvegardes pour mes domaines ; cette année encore, lorsque l’ennemi s’est avancé jusque sous les murs d’Orléans, mes terres et ma seigneurie de Sully ont été épargnées(44). Ce n’est pas tout : grâce aux troubles civils et aux nombreux partisans que je tiens à ma solde en Poitou, cette province est à ma merci ; je ne perds pas l’espoir de l’annexer à mes possessions si la guerre se prolonge quelque temps encore(45). J’ai donc un puissant intérêt à ruiner les projets de cette prétendue envoyée de Dieu, s’ils pouvaient jamais se réaliser ; je ne veux pas, moi, l’expulsion des Anglais, je ne veux pas, moi, la fin de la guerre, parce que cette guerre me sert !… Tels sont, en toute sincérité, les motifs personnels qui me guident… Maintenant, examinons si vos intérêts à vous, Régnault, évêque de Chartres ? à vous, Raoul de Gaucourt ? ne sont point de même nature que les miens. Quant à vous, évêque de Chartres, si la guerre se termine soudain par la force des armes, que deviennent toutes vos négociations si laborieusement tramées depuis longtemps, soit avec le régent d’Angleterre, soit avec le duc de Bourgogne ? négociations qui vous ont coûté tant de labeurs et donnent, avec raison, au roi une si haute idée de votre importance ? Que deviennent ces garanties, ces avantages pécuniaires, qu’en négociateur bien avisé vous demandiez aux princes avec qui vous traitez, certain d’obtenir un jour cette magnifique récompense ?

– Toutes mes espérances tombent à néant si, par un hasard incroyable, cette fille, fanatisant nos troupes, relevant leur courage, obtenait une victoire dont l’on ne saurait prévoir les résultats ! – s’écria l’évêque de Chartres. – Le régent d’Angleterre m’écrivait dernièrement encore « qu’il n’était pas éloigné d’accepter mes propositions de traité, auquel cas (ajoutait le duc de Bedford) j’étais assuré d’obtenir tout ce que je sollicitais de lui. » Mais si la guerre, qui de notre côté se traîne languissante depuis si longtemps, par notre commun vouloir, afin de laisser aux négociations le temps d’aboutir, si la guerre, dis-je, se rallume vive, ardente, à la voix de cette paysanne endiablée, les négociations sont rompues, et adieu les avantages que j’espérais ! Ainsi, vous avez dit vrai, Georges de La Trémouille, vos intérêts et les miens doivent nous unir contre ladite Jeanne !

– Quant à moi, – s’écria Raoul de Gaucourt, – je jure Dieu que…

– Quant à vous, – reprit le sire de La Trémouille en interrompant le soldat, – quant à vous, digne capitaine, ai-je besoin de vous dire que Dunois, Lahire, Xaintrailles, le connétable Richemont, le duc d’Alençon et autres chefs de guerre, jaloux de votre mérite, de votre siège au conseil royal, désireux de vous perdre, se déclareront nécessairement partisans des visions de cette fille, dont ils se feront un docile instrument ? Or, si grâce à leurs avis et à la fanatique exaltation des soldats, l’armée royale remportait une première victoire, votre influence, votre renommée militaire, ne seraient-elles pas complètement éclipsées par le succès de vos rivaux ? Irrésolu, mobile, ingrat, ainsi que nous le connaissons de reste, notre roi fainéant vous sacrifierait au cri général qui vous accuserait de trahison ou d’impéritie, vous reprochant de n’avoir pas su terminer une guerre si heureusement, si promptement menée à bonne fin par d’autres que par vous !

– Tonnerre et sang ! – s’écria Raoul de Gaucourt, – grande envie j’ai d’aller droit à la tour du Coudray et de faire occire cette sorcière sans autre forme de procès ! L’on affirmerait que Satan, son patron, l’a emportée…

– Le moyen est violent et maladroit, cher capitaine ! – reprit Georges de La Trémouille ; – l’on peut, par d’autres voies, arriver au même but. Donc, il est entendu que moi, vous et l’évêque de Chartres, nous avons un intérêt commun à nous liguer contre cette fille ; maintenant, avisons aux moyens de la perdre. Commençons par vous, saint évêque de Chartres, directeur spirituel de notre sire ; si débauché qu’il soit, il a de temps à autre peur du diable ; ne pourriez-vous insinuez à ce bon roi qu’il compromettrait le salut de son âme en ajoutant foi témérairement, sans préalable enquête, aux assertions de cette créature, soi disant envoyée de Dieu !…

– Excellente idée ! – reprit l’évêque de Chartres. – Je démontre à Charles VII qu’il est urgent de faire examiner Jeanne par des clercs en théologie, seuls aptes à reconnaître et à déclarer solennellement si elle obéit à une inspiration divine ou si elle n’est, au contraire, qu’une fourbe effrontée possédée du malin esprit ; auquel cas, et en accordant sa confiance à cette fille, notre sire se rendrait ainsi complice d’une sorcière. Je compose en conséquence l’assemblée canonique chargée de prononcer irrévocablement, infailliblement, sur le degré de foi que l’on doit accorder à la prétendue mission divine de la Jeanne ; elle est, selon mes instructions secrètes, déclarée hérétique, sorcière, possédée du malin esprit, et pour elle bientôt flambe ce fagot… si impatiemment attendu par ce brave Gaucourt !

– Sang-Dieu ! – s’écria le soldat, – j’allumerais moi-même le fagot, s’il le fallait ! La voilà brûlée, cette infâme serve qui voulait commander à de nobles chefs de guerre !…

– Brûlée… pas encore, cher Gaucourt ! – dit le sire de La Trémouille ; – ne confondons point nos espérances et la réalité.

– Que voulez-vous dire ?

– Supposons que l’attente de notre ami l’évêque de Chartres soit trompée (il faut tout prévoir), supposons que, par fatalité, le conseil canonique, contrairement aux instructions de notre digne évêque, et cédant à je ne sais quelle aberration, déclare ladite Jeanne bien et dûment inspirée de Dieu…

– Impossible !… je réponds des clercs que je choisirai pour cet examen !

– Cher évêque, notre ami Gaucourt vous le dira : parfois l’on croit pouvoir répondre de ses soldats corps pour corps, et ils vous échappent complètement au moment de l’action ! il peut en être ainsi de vos clercs. Donc, admettons que le roi Charles veuille risquer in extremis de mettre à la tête de ses armées ladite Jeanne ; c’est alors que vous, Raoul de Gaucourt, vous pouvez, mieux que personne, perdre cette insolente…

– Moi ! et comment ?

– C’est fort simple. Elle n’a qu’une idée fixe, et, il faut l’avouer, celui qui lui a mis cette idée en tête jugeait parfaitement les choses ; Jeanne s’obstine à faire lever d’abord le siège d’Orléans ; elle fait dépendre de la levée de ce siège le succès de la guerre. Il faut, Gaucourt, demander au roi le commandement de la ville d’Orléans et, oubliant un instant votre dignité, consentir à servir sous les ordres de cette fille.

– Moi !… Que l’enfer me confonde si jamais, ne fût-ce que pour un jour, je consens à recevoir les ordres de cette vachère !…

– Ne soyez donc point toujours tempête et flamme, brave Gaucourt ! Songez que le gros des troupes serait de la sorte sous votre commandement immédiat. Jeanne vous donnera des ordres, vous les éluderez, vous traverserez, contrarierez ainsi tous les plans de bataille que vos rivaux lui souffleront ; vous apporterez des lenteurs calculées à exécuter les intentions de cette fille, vous les interpréterez différemment à ses vues ; vous pourrez surtout… c’est là le point capital, écoutez-moi bien : vous pourrez manœuvrer de façon à faire prendre cette enragée par les Anglais, résultat facile à obtenir, ce me semble, au moyen d’un mouvement de retraite habilement conçu où vous laisseriez la Jeanne au pouvoir de l’ennemi. Il vous est enfin possible à vous, plus qu’à nous, de la réduire à néant, en l’empêchant de gagner sa première bataille !…

– C’est évident, – ajouta l’évêque de Chartres. – Au premier échec qu’elle subit, son prestige s’évanouit, l’enthousiasme qu’elle excitait se change en mépris ; on a honte de s’être laissé prendre à un piège aussi grossier, le revirement est soudain ! Et si, contre tout espoir… je devrais dire contre toute certitude… l’assemblée canonique choisie par moi déclare Jeanne véritablement inspirée de Dieu… si le roi la met à la tête de ses troupes, la perte de sa première bataille, grâce à vos adroites manœuvres, brave Gaucourt, porte un coup mortel à cette aventurière ! Victorieuse, elle était l’envoyée de Dieu ! vaincue, elle est l’envoyée de Satan !… On procède contre elle, sous prétexte d’hérésie et de sorcellerie… alors flambe encore pour elle ce fagot que vous seriez si empressé d’allumer… Vous le voyez, le moment venu, il peut dépendre de vous de la faire brûler ou de la laisser prendre par les Anglais, qui l’occiront… Pourriez-vous donc hésiter, le cas échéant, à demander au roi le commandement de sa bonne ville d’Orléans ?

– De fait, – reprit Raoul de Gaucourt d’un air méditatif, – cette vachère ordonne, je suppose, une sortie contre les assiégeants ? on baisse le pont, cette endiablée s’élance, quelques-uns des nôtres la suivent… je donne le signal de la retraite, mes gens se hâtent de rentrer dans la ville, le pont est relevé… la ribaude reste au pouvoir de l’ennemi !…

– Ainsi, nous pouvons compter sur vous ?

– Oui ; car j’entrevois le moyen, soit par une fausse sortie, soit par d’autres manœuvres, de venir à bout de cette diablesse !

– Et maintenant, – reprit le sire de La Trémouille, – ayons bon et ferme espoir, notre trame est bien ourdie, nos filets habilement tendus ; il est impossible que cette effrontée visionnaire échappe, soit à vous, Gaucourt, soit à vous, digne évêque… Quant à moi, je ne veux point rester inactif ; voici mon projet, il vous semblera prêter à rire, cependant il est fort sérieux… Et d’abord, mon saint père en Dieu, n’est-il pas avéré que le démon ne saurait posséder le corps d’une vierge ?

– C’est indubitable selon les formules de l’exorcisme…

– Donc, la Jeanne se prétend pucelle, puisque ses fanatiques imbéciles l’appellent déjà Jeanne-la-Pucelle… Or, de deux choses l’une : ou cette coureuse, indécemment vêtue d’habits d’homme, venue de Lorraine ici, en compagnie diurne et nocturne de ce Jean de Novelpont, dont elle est sans doute la concubine, à en juger par l’intérêt forcené qu’il lui porte ; ou cette coureuse, dis-je, n’est qu’une ribaude, on bien elle est restée jusqu’ici réellement chaste ; le roi est un damné paillard, je compte éveiller sa curiosité libertine en lui proposant d’assembler un concile de matrones…

– Un concile de matrones ?… pourquoi diable faire ?…

– Je vais vous en instruire, Gaucourt.