Elle pleura beaucoup ; puis, à force de réfléchir, commença d’ouvrir les yeux aux empêchements calculés qu’on lui suscitait, et ses voix, échos de sa conscience et de ses pensées, lui dirent :
« – On te trompe… ces capitaines veulent s’opposer traîtreusement aux vues que le ciel a sur toi pour la délivrance d’Orléans et le salut de la Gaule… Courage, Dieu te protège ; ne compte que sur toi pour accomplir la sainte mission qu’il t’a donnée ! »
JOURNÉE DU LUNDI 2 MAI 1429.
Jeanne, le jour venu, réconfortée par ses voix, envoie son écuyer Daulon chez les chefs de guerre, les convoquant à midi dans la maison de son hôte ; la plupart d’entre eux se rendent à cet appel. Lorsqu’ils sont rassemblés, la vierge guerrière, nullement intimidée, leur déclare avec douceur et fermeté que si le lendemain, mardi, ils ne règlent pas définitivement, de concert avec elle, le plan d’attaque pour le mercredi matin, sans nul autre délai, elle montera à cheval ce jour-là, prendra son étendard, et, précédée de son écuyer sonnant du clairon, de son page portant son pennon, elle parcourra les rues de la cité, appelant aux armes les bonnes gens d’Orléans, voire même les soldats des compagnies ; et que, seule, elle les conduira au combat, certaine de vaincre à leur tête, avec l’aide de Dieu.
Ce langage résolu, la crainte de voir la Pucelle accomplir sa menace, impressionnèrent vivement les capitaines ; quelques signes de mécontentement populaire s’étaient d’ailleurs déjà manifestés au sujet du retard inexplicable que l’on mettait à user du secours inattendu apporté par Jeanne, l’envoyée du ciel. Les échevins, rappelant avec dignité leurs nombreuses preuves de bravoure, leur dévouement à la chose publique, se plaignaient amèrement d’être à peine écoutés dans les conseils où l’ont décidait du sort de la cité ; ils blâmaient non moins hautement que Jeanne des temporisations funestes, peut-être irréparables. Cédant malgré eux à cette pression de l’opinion générale, les chefs de guerre promirent à la Pucelle de se réunir le lendemain, afin d’aviser avec elle à un plan de bataille. Sans la conscience de son génie militaire, qui se révélait chaque jour à ses propres yeux, sans son invincible patriotisme, sans sa foi profonde dans l’appui de Dieu, Jeanne eût déjà renoncé à la pénible et glorieuse tâche qu’elle s’imposait. L’insouciant et lâche égoïsme de Charles VII, ses injurieuses défiances, l’infâme examen qu’elle avait dû subir, l’évident mauvais vouloir des capitaines à son égard depuis son arrivée à Orléans, avaient profondément navré son âme simple et loyale ; mais inexorablement résolue de délivrer la Gaule de ses ennemis séculaires et de sauver le roi, malgré lui, parce qu’elle voyait le salut du pays dans le salut du trône, l’héroïne, oubliant ses souffrances, ne songeait qu’à poursuivre jusqu’à la fin son œuvre libératrice !
JOURNÉE DU MARDI 3 MAI 1429
Le mardi, le conseil de guerre s’assembla dans la maison de Jacques Boucher, en présence de Jeanne. Elle exposa clairement, brièvement, son plan d’attaque, mûri, modifié à la suite des nombreuses reconnaissances faites par elle depuis trois jours en visitant les retranchements ennemis ; au lieu d’attaquer de prime abord les Tournelles, elle proposait de réunir toutes les forces disponibles, d’enlever la formidable redoute de Saint-Loup, située sur la rive gauche de la Loire, et l’un des ouvrages les plus importants des assiégeants, car, commandant la route du Berry et de la Sologne, il rendait très-difficiles le ravitaillement de la ville et l’entrée des renforts. Cette bastille emportée, l’on marcherait successivement contre les autres ; Jeanne distrayait seulement des troupes de l’expédition un corps de réserve prêt à sortir de la ville afin de pouvoir au besoin protéger les assaillants de la bastille de Saint-Loup contre les garnisons des autres redoutes ; dans le cas où les Anglais, venant au secours des leurs, tenteraient ainsi une diversion. Quelques hommes de guet, placés d’avance dans la tour du beffroi de l’hôtel de ville d’Orléans, seraient chargés d’observer les mouvements des Anglais, et s’ils quittaient leurs retranchements afin d’opérer la jonction prévue par Jeanne, les gens de guet, sonnant à toute volée le beffroi, donneraient de la sorte au corps de réserve le signal d’aller à l’ennemi, afin de lui couper la route de Saint-Loup, de le repousser et de l’empêcher de prendre les Français à revers. Ce plan, développé avec une entente de la guerre dont les capitaines jaloux et rivaux de la Pucelle restèrent eux-mêmes confondus, fut adopté ; l’on convint que les troupes seraient prêtes à marcher au point du jour.
JOURNÉE DU MERCREDI 4 MAI 1429.
Jeanne, assurée de combattre le lendemain, dormit, durant la nuit du mardi au mercredi, d’un sommeil paisible comme celui d’un enfant, tandis que Madeleine demeura presque constamment éveillée, en proie à une douloureuse inquiétude, pensant, non sans effroi, que sa compagne devait, au point du jour, livrer une bataille meurtrière. L’aube venue, Jeanne s’éveilla, fit sa prière du matin, invoqua ses bonnes saintes, puis Madeleine l’assista pour s’armer. Tableau touchant et charmant ! l’une de ces deux jeunes filles, délicate et blonde, soulevait péniblement les pièces de l’armure de fer dont elle aidait sa virile amie à se revêtir, lui rendant ce service avec une inexpérience dont elle souriait elle-même à travers ses larmes, qu’elle contenait de son mieux, songeant aux dangers prochains qui menaçaient la guerrière !
– Il faut m’excuser, Jeanne, j’ai plus l’habitude de lacer ma gorgerette de lin qu’un gorgerin de fer, – disait Madeleine ; – mais avec le temps, je saurai, je l’espère, vous armer aussi promptement que le ferait votre écuyer. Vous armer !… mon Dieu ! je ne puis prononcer ce redoutable mot sans pleurer !… Il est donc vrai, vous allez ce matin à l’assaut ?
– Oui ; et s’il plaît à Dieu, Madeleine, nous chasserons d’ici ces Anglais qui ont causé tant de dommages à votre bonne ville d’Orléans et au pauvre peuple de France !
La guerrière, ce disant, venait de boucler les courroies de ses jambards par-dessus ses chausses en peau de daim, dont la ceinture dessinait sa taille flexible et robuste. Elle avait alors les épaules et le sein demi-nus, elle se hâta de croiser sa camise entr’ouverte, rougissant d’un chaste embarras, quoiqu’elle fût en présence d’une jeune fille de son âge ; mais telle était la pudeur de Jeanne, qu’en une pareille occurrence elle eût rougi devant sa mère !… Endossant ensuite un justaucorps de buffle légèrement rembourré de crin et déjà noirci par le frottement de l’armure, elle ajusta son corselet de fer ; Madeleine le laça de son mieux, soupirant et ne pouvant retenir ses pleurs.
– Puisse cette cuirasse vous protéger, Jeanne, contre l’épée des ennemis ! Hélas ! hélas ! une jeune fille guerroyer ! affronter tant de périls !
– Ah ! chère Madeleine, avant de quitter Vaucouleurs, je disais au sire de Baudricourt, grâce à qui j’ai pu parvenir jusqu’au dauphin de France : « J’aimerais mieux rester à coudre et à filer auprès de ma pauvre mère ; mais il faut que j’accomplisse ce pour quoi Dieu m’envoie… »
– Cette mission, pour l’accomplir, que de dangers vous avez courus ! vous allez courir encore !
– Le danger m’inquiète peu ; je m’en remets à la volonté du ciel… Ce qui me navre, c’est que l’on ne se hâte pas de m’employer ; ces lenteurs sont funestes à la Gaule… il me semble que je ne dois pas vivre longtemps(70)…
La vierge guerrière prononça ces derniers mots avec une mélancolie si douce, que les pleurs de Madeleine redoublèrent ; laissant sur un meuble le casque qu’elle s’apprêtait d’offrir à sa compagne, elle se jeta dans ses bras sans prononcer une parole et l’embrassa en sanglotant, comme elle eût embrassé sa sœur à l’heure suprême d’une séparation éternelle. Dame Boucher entra en ce moment, et dit précipitamment :
– Jeanne, Jeanne, le sire de Villars et Jamet du Tilloy, échevins, sont en bas dans la salle ; ils désirent vous parler à l’instant. Votre page vient d’amener votre cheval ; il paraît qu’il se passe quelque chose de nouveau.
– Adieu ! à revoir, chère Madeleine ! – dit la guerrière à la jeune fille éplorée. – Rassurez-vous ; mes saintes et le Seigneur me sauvegarderont, sinon des blessures, du moins de la mort, jusqu’à ce que j’aie terminé la mission qu’ils m’ont donnée !… – Puis, prenant à la hâte son casque, son épée, ainsi que le léger bâton qu’elle avait coutume de porter à la main, la Pucelle descendit en hâte dans la grand’salle.
– Jeanne, – lui dit l’échevin Jamet du Tilloy, honnête et courageux citoyen, – tout était prêt, selon le conseil d’hier, pour attaquer ce matin la bastille de Saint-Loup ; mais, au point du jour, un messager est venu nous annoncer l’arrivée d’un grand convoi de vivres et de munitions que nous envoient, par le chemin de la Sologne, les gens de Blois, de Tours et d’Angers, sous la conduite du maréchal de Saint-Sever. L’escorte du convoi n’est pas assez nombreuse pour passer sans péril à portée de la bastille de Saint-Loup, qui domine la seule route praticable aux charrois ; les Anglais peuvent sortir de leur redoute, assaillir ce ravitaillement, impatiemment attendu par la ville, bientôt sur le point de manquer de vivres et de munitions d’artillerie. Les capitaines, encore assemblés en conseil à cette heure, débattent la question de savoir s’il vaut mieux attaquer la bastille de Saint-Loup que d’aller au devant du maréchal de Saint-Sever, qui attend un renfort pour continuer sa marche vers Orléans.
– À quelle distance ce convoi est-il d’ici, messire ?
– À deux lieues environ ; il devra forcément passer devant le front de la redoute de Saint-Loup.
Jeanne, après un moment de réflexion, répondit avec assurance :
– Songeons avant tout au ravitaillement de la ville et aux munitions ; l’on ne se bat sans poudre, ni sans vivres. Faisons entrer ce matin le convoi dans Orléans ; tantôt, nous attaquerons et prendrons la bastille, avec l’aide de Dieu.
L’avis de la Pucelle parut sage. Elle monte à cheval, et, accompagnée du sire de Villars, se dirige vers l’hôtel de ville, où l’échevin Jamet du Tilloy l’a précédée en hâte, faisant sur sa route appeler la milice aux armes, lui donnant rendez-vous à la porte de Bourgogne, sous la conduite des dizainiers et des quarteniers ; les chefs de guerre se rendent cette fois, sans conteste, à la volonté de Jeanne, fortement appuyée par les échevins. Bientôt elle sort par la porte de Bourgogne, à la tête d’environ deux mille hommes demandant à grands cris le combat, impatients de venger leurs défaites, transportés d’ardeur à la vue de la guerrière chevauchant avec une grâce militaire sur son blanc coursier, tenant à la main sa bannière. À peu de distance de la bastille de Saint-Loup, véritable forteresse, renfermant une garnison de plus trois mille hommes, Jeanne avait pris le commandement de l’avant-garde, chargée d’éclairer la marche de la colonne ; mais, soit terreur superstitieuse causée par la présence de la Pucelle, qu’ils reconnaissaient de loin à sa blanche armure et à son étendard, soit qu’ils attendissent le convoi pour sortir de leurs retranchements et l’attaquer, les Anglais se tinrent à l’abri de la redoute, se bornant à envoyer aux gens d’Orléans quelques volées de traits, quelques boulets d’artillerie, qui blessèrent peu de monde. Cette hésitation de l’ennemi, ordinairement si audacieux, augmente la confiance des Français ; ils laissent la bastille derrière eux, rencontrent vers Saint-Laurent un poste avancé chargé de couvrir le convoi stationnaire ; les soldats de son escorte, à la vue d’un renfort venu d’Orléans sans obstacle de la part des Anglais retranchés dans leur bastille, attribuent ce succès à la divine influence de la Pucelle ; leur espoir redouble. Le maréchal de Saint-Sever, frappé de la réussite de l’entreprise, due à la prompte décision de Jeanne, craignait cependant, non sans vraisemblance, que l’ennemi eût à dessein laissé passer les Français sans les inquiéter afin de les assaillir avantageusement à leur retour, gênés qu’ils seraient dans leur manœuvre, dans leur marche, par les charrois considérables et les bestiaux du convoi dont ils formaient l’escorte.
– Allons hardiment ! – répliqua Jeanne, – notre assurance imposera aux Anglais ; s’ils sortent de leur redoute, nous les combattrons ; s’ils ne sortent pas, nous conduirons le convoi à Orléans. Après quoi nous reviendrons tantôt attaquer leur bastille, et nous les vaincrons, de par Dieu !
Ces paroles, prononcées d’une voix ferme, entendues par quelques soldats, redites par eux de rang en rang, exaltent l’enthousiasme de la troupe ; l’on se met en route pour Orléans, les charrettes et le bétail placés au centre de la colonne, Jeanne à la tête d’une forte avant-garde, résolue de soutenir le premier choc de l’ennemi ; mais il ne parut pas. L’on sut plus tard, de l’aveu de plusieurs prisonniers anglais, que leurs chefs, comprenant quelle influence décisive le bon ou mauvais résultat du premier combat livré à la Pucelle devait avoir sur le moral de leurs troupes, déjà fort ébranlé par les merveilleux récits dont elle était l’objet, voulaient la vaincre à tout prix, et lui offriraient la bataille dans de telles conditions, qu’ils auraient presque la certitude du triomphe ; de là leur inertie lors du passage du convoi, qui entra sans coup férir dans Orléans, au grand réconfort des habitants et des miliciens, fanatisés par ce premier succès de la Pucelle. Voulant mettre à profit leur élan, elle se proposait de repartit à l’instant, afin d’aller attaquer la bastille de Saint-Loup ; les capitaines lui firent observer que leurs hommes avaient besoin de manger, mais qu’elle serait prévenue du moment de l’assaut. Elle se rendit à ces raisons, retourna chez Jacques Boucher, se réfectionna, selon son habitude, avec un peu de pain et de vin trempé d’eau, fit délacer sa cuirasse, se jeta sur son lit, à demi armée, afin de se reposer en attendant le moment de l’assaut, et s’endormit ; l’imagination frappée des événements du jour, elle rêva bientôt que les troupes marchaient sans elle à l’ennemi. La pénible impression de ce songe la réveille, le bruit sourd de quelques détonations lointaines d’artillerie la fait bondir sur son lit ; son rêve ne la trompait pas, l’on commençait l’attaque de la redoute(71).
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