– J’ai amené du monde pour ramer ; les rameurs peuvent donc rentrer au monastère ; le pilote seul restera pour guider le bateau.

Joyeux et prestes, les esclaves s’élancèrent hors du bateau. Le pilote se résigna, non sans murmurer. Bonaïk fit entrer Rosen-Aër et Septimine dans la barque ; Amael et les apprentis s’emparèrent des avirons. Le pilote prit le gouvernail, l’embarcation s’éloigna du rivage, et le vieil orfèvre, essayant son front baigné de sueur, dit avec un grand soupir d’allègement : – Ah ! mes enfants ! voilà un jour de fonte comme je n’en vis jamais dans l’atelier du grand Éloi !

* *

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Le lendemain de la nuit où les fugitifs avaient quitté l’abbaye, ils se reposèrent vers midi, après avoir marché pendant toute la nuit et le commencement de cette journée ; ils réparèrent leurs forces, grâce à la précaution des apprentis, dont l’un s’était chargé de l’outre de vin, l’autre du bissac rempli de provisions. Les voyageurs s’étaient assis sur l’herbe, sous un grand chêne au feuillage jauni par l’arrière-saison. À leurs pieds coulait un ruisseau d’eau vive, derrière eux s’élevait une colline qu’ils avaient gravie, puis descendue, en suivant une antique voie romaine, alors délabrée, effondrée ; cette voie se prolongeait à une assez grande distance jusqu’au tournant d’un coteau boisé, derrière lequel elle disparaissait. Enfin, à l’extrême horizon se dessinaient les cimes bleuâtres de hautes montagnes, limites et frontières de la Bretagne. Les fugitifs, guidés par l’un des apprentis qui connaissait les environs de l’abbaye, avaient facilement rejoint l’ancienne route romaine ; elle conduisait de Nantes aux frontières de l’Armorique, près desquelles César, sept siècles auparavant, avait établi plusieurs camps retranchés, afin de protéger ses colonies militaires. Amael, habitué par le métier de la guerre à évaluer les distances, pensait qu’en marchant jusqu’au soleil couchant, et qu’en se remettant en route, après une heure de repos, il serait possible d’arriver à la fin du jour suivant aux confins de la Bretagne. Septimine était assise auprès de Rosen-Aër et d’Amael ; les apprentis, étendus sur l’herbe, terminaient leur frugal repas. Le vieil orfèvre, ayant aussi réparé ses forces, tira d’une poche de son sarrau un paquet soigneusement enveloppé d’un morceau de peau. Les jeunes gens suivirent avec curiosité les mouvements du vieillard. À leur grande surprise, il dégagea de cette enveloppe la crosse abbatiale en argent, à la ciselure de laquelle il avait commencé de travailler depuis quelque temps. Dans ce paquet se trouvaient aussi deux burins. Bonaïk, remarquant la physionomie ébahie des apprentis, leur dit : – Cela vous étonne, mes enfants, de me voir emporter de l’abbaye cette crosse d’argent ? Vous croyez peut-être que la valeur du métal m’a tenté ? Non, non ; d’abord cet objet n’a pas grand prix ; ensuite, depuis douze ans que je travaille, sans salaire, à l’atelier du monastère, j’aurais bien pu, en m’enfuyant, me payer ainsi de mes peines.

– Sans doute, maître Bonaïk ; mais alors pourquoi avoir emporté cette crosse ?

– Que voulez-vous, mes enfants, j’aime mon art d’orfèvre ; je ne trouverai plus à l’exercer pendant le peu de temps que j’ai encore à vivre… J’ai gardé mes deux meilleurs burins, je veux ciseler cette crosse si finement, si purement, qu’en y travaillant un peu tous les jours, j’emploierai à ce travail le restant de ma vie.

– Vous qui nous félicitez d’être des garçons de précaution, maître Bonaïk, parce que nous avions songé à l’outre et aux provisions, votre prévoyance dépasse la nôtre.

– Bon père, et vous, mes amis, – dit Amael en s’adressant au vieil orfèvre et aux apprentis, – veuillez vous approcher ; ce que j’ai à dire à ma mère, vous l’entendrez aussi ; j’ai fait le mal, je dois avoir le courage de l’avouer tout haut…

Rosen-Aër soupira et attendit le récit de son fils avec une curiosité triste et sévère. Septimine, la regardant d’un air presque suppliant, semblait implorer pour Amael l’indulgence de cette mère si justement, si douloureusement irritée.

– Depuis que tout péril a cessé pour moi, – reprit Amael, – ma mère, durant notre longue marche de jour et de nuit, ne m’a pas adressé la parole ; elle a refusé l’appui de mon bras, préférant celui de cette pauvre enfant, qui lui a sauvé la vie. La sévérité de ma mère est juste, je ne m’en plains pas, j’en souffre… Puisse le récit sincère de mes fautes, puisse mon repentir me mériter son pardon !

– Une mère pardonne toujours, – dit Septimine en regardant timidement Rosen-Aër ; mais celle-ci répondit d’une voix émue et grave :

– L’abandon de mon fils a, depuis des années, chaque jour, déchiré mon cœur ; en proie à des angoisses sans cesse renaissantes, tour à tour je m’abandonnais au désespoir ou à une espérance insensée… ces longs tourments, je les pardonne à mon fils ; ce que je ne peux lui pardonner, c’est son alliance criminelle avec les oppresseurs de notre race, avec ces Franks maudits, qui ont asservi nos pères et asservissent nos enfants !

– Ma mère, écoutez-moi… Mon crime est grand ; mais, je vous le jure, avant de vous avoir revue, je connaissais le remords. Voici la vérité. Il y a dix ans, j’ai quitté notre vallée de Charolles ; pourtant j’y vivais heureux auprès de ma famille ; mais, que vous dirai-je ? je cédai à la curiosité, à un invincible besoin d’aventures, car, selon moi, en dehors de nos limites, un monde tout nouveau devait s’offrir à mes yeux. Un soir donc je partis, non sans verser des larmes.

– Dans mon enfance, – dit le vieillard – mon père m’a souvent raconté que Karadeuk, l’un de nos aïeux, avait aussi abandonné sa famille pour courir la Bagaudie… Rosen-Aër, que le souvenir de notre aïeul vous rende indulgente pour votre fils !

– Les Bagaudes et les Vagres guerroyaient contre les Romains et contre les Franks, nos oppresseurs, au lieu de s’allier et de combattre avec eux, ainsi que l’a fait mon fils.

– Vos reproches sont mérités, ma mère ; la suite de ce récit vous prouvera que plus d’une fois, je me les suis adressés. Presque au sortir de la vallée, je tombai entre les mains d’une bande de Franks. Ils revenaient d’Auvergne et se rendaient dans le nord ; ils me firent esclave. Leur chef me garda pendant quelque temps pour soigner ses chevaux et fourbir ses armes. J’avais l’instinct de la guerre ; la vue d’une armure ou d’un beau cheval me passionnait dès l’enfance. Vous le savez, ma mère ?

– Oui, vos jours de fête étaient ceux où les colons de la vallée se livraient à l’exercice des armes…

– Emmené esclave par ce chef frank, je ne cherchai pas à fuir ; il me traitait avec assez de douceur. Puis, c’était pour moi un plaisir de fourbir ses armes, et, durant la route, de monter ses chevaux de bataille. Enfin, je voyais un pays nouveau. Hélas ! bien nouveau, car les terres ravagées, les maisons en ruines, l’effroyable misère des populations asservies que nous traversions, contrastaient cruellement avec l’indépendante et heureuse vie des habitants de notre paisible vallée. Alors, vous me croirez, ma mère, puisque je dis le bien comme le mal, alors, me rappelant notre heureux pays, songeant à vous, à mon père, mes larmes coulaient, mon cœur se brisait ; quelquefois j’étais tenté de fuir, de revenir à vous ; mais la crainte de recevoir l’accueil que méritait ma faute me retenait.

– C’est si naturel ! – dit Septimine qui écoutait ce récit avec un tendre intérêt. – J’aurais éprouvé la même crainte, si j’avais commis la même faute.

– Enfin, – reprit Amael, – après être resté plus d’une année chez ce chef frank, j’étais devenu bon écuyer, je domptais les chevaux les plus fougueux ; passé maître dans l’art de fourbir les armes, à force de les fourbir j’avais appris à les manier. Le Frank mourut.