– Comment finissent et comment se fondent les
royautés. – Hugh-le-Chappet, roi des Français et chef de la
troisième race des souverains étrangers à la Gaule.
Notre aïeul Eidiol, le doyen des nautonniers
parisiens, écrivait (il y a de cela soixante-quinze ans et plus),
en parlant de l’avilissement continu des races royales, que la
lignée de Karl-le-Grand, se dégradant jusqu’à
Karl-le-Sot, continuerait sans doute de se dégrader encore
à travers les âges en vertu du crime originel de toute royauté,
issue de la conquête ; les prévisions de notre aïeul Eidiol ne
le trompaient pas. Jugez-en, fils de Joel !
Après avoir forcé Karl-le-Sot de donner sa
fille Ghisèle (bientôt morte de chagrin) à Rolf, avec la Bretagne
et la Neustrie pour dot, Roth-bert, comte de Paris, ne se
contentant plus d’outrager, de spolier la royauté, se révolta
ouvertement en 922 contre Karl-le-Sot, se fit couronner et sacrer à
Reims par l’Église catholique, fidèle à son pieux usage de tous les
temps, de sacrer et consacrer usurpations iniques et violences
sanglantes, pourvu qu’on la paye. Cependant bon nombre d’autres
seigneurs français, jaloux de voir Roth-bert, leur égal, s’emparer
du trône, lui livrent bataille ; il est tué. Sa mort ne
profite pas à Karl-le-Sot ; en 929, il meurt détrôné dans le
château de Péronne, prisonnier d’Herberth, comte de Vermandois. La
dernière femme de ce misérable SOT, quittant la France avec le fils
qu’elle avait eu de lui, se retire avec son enfant auprès
d’Adelestan, roi d’Angleterre, dont elle est sœur. Après la mort de
Roth-bert, Radulf (ou Raoul), duk de Bourgogne, s’emparant
du trône vacant, au préjudice du fils de Karl-le-Sot, fut sacré roi
par le clergé dans la basilique de Saint-Médard, à Soissons. Durant
son règne (de 924 à 936), de nouvelles expéditions de pirates
north-mans partis des mers du nord viennent ravager la Gaule ;
les Hongrois l’envahissent à leur tour, les guerres incessantes des
seigneurs entre eux mettent le comble aux maux du pays.
L’usurpateur Raoul meurt sans enfants ; un parti de seigneurs
français fait alors revenir d’Angleterre le fils de Karl-le-Sot. Ce
fils, nommé Ludwig, qui arrivait ainsi d’outre-mer, fut surnommé
Ludwig-d’Outre-mer. Sous son règne, qui dura de 936 à 964,
année où il mourut à Reims d’une chute de cheval, la Gaule fut
constamment déchirée par les guerres civiles et étrangères, surtout
excitées par les violentes ambitions des Comtes de Paris,
descendants d’Eudes et de Roth-bert-le-Fort.
Cette puissante famille franque devait être aussi fatale à la race
de Karl-Martel que ses aïeux les Maires du palais avaient été
funestes à la race de Clovis. Les Comtes de Paris, plusieurs fois
maîtres du trône, étaient d’origine germanique comme tous les
seigneurs franks, leurs parents, qui s’étaient partagé la Gaule,
notre mère-patrie. Ainsi le fils de Roth-bert,
Hugh-l’Abbé, après avoir fait épouser sa sœur
Herberge à Ludwig-d’Outre-mer, laissa en mourant deux
filles et trois fils : l’aîné Hugh, surnommé le
Chappet (parce qu’il portait toujours une chappe d’abbé), fut
duc de l’île de France, comte de Paris et d’Anjou ; ses deux
frères Otho et Henrich furent ducs de
Bourgogne ; ses deux filles épousèrent, l’une
Richard, duk de Normandie, petit-fils du vieux Rolf, et
l’autre Frédérich, duk de Lorraine. Ludwig-d’Outre-mer,
mort d’une chute de cheval en 964, eut un fils, Lothèr, qui après
un règne désastreux, mourut à Reims le 2 mars 986, empoisonné par
sa femme, la reine Imma, et l’évêque de Laon, son amant, laissant
un fils de vingt ans nommé Ludwig-le-Fainéant. Ce dernier
rejeton de Karl-le-Grand règne depuis un an sur la Gaule au moment
où commence ce récit, qui se passe vers le mois de mai 987.
*
* *
La Fontaine-aux-Biches, source d’eau
vive, coule sous les chênes séculaires de l’une des plus profondes
solitudes de la forêt de Compiègne : cerfs et biches, daims et
daines, chevreuils et chevrettes viennent s’abreuver à ce cours
d’eau et laissent les nombreuses empreintes de leurs pas sur les
bords du ruisseau ou sur le sol sablonneux des étroits sentiers
pratiqués par ces bêtes fauves à travers les taillis dont la source
est environnée. Une heure à peine après le lever du soleil, et
sortant de l’un de ces sentiers, une femme simplement vêtue et
encore haletante de la précipitation de sa marche, arriva près de
la Fontaine-aux-Biches, regardant de côté et d’autre avec surprise,
comme si elle s’attendait à être devancée par quelqu’un en cet
endroit solitaire ; son espoir trompé, elle fit un mouvement
d’impatience, s’assit essoufflée sur l’un des rochers qui bordait
la source et releva le capuchon de sa cape. Cette femme, à peine
âgée de vingt ans, avait les cheveux, les yeux et les sourcils
noirs, le teint brun, les lèvres d’un rouge vif ; ses traits
étaient beaux, la mobilité de ses narines gonflées, la vivacité de
ses mouvements annonçaient un caractère violent. À peine se
fut-elle reposée quelques instants qu’elle se releva et marcha çà
et là d’un pas agité, s’arrêtant parfois pour écouter si personne
ne venait ; enfin entendant le bruit d’un pas lointain, elle
tressaillit et courut à la rencontre de celui qu’elle
attendait ; il parut. C’était un homme simplement vêtu et dans
la force de l’âge, grand, robuste, au regard perçant, à la
physionomie sombre et rusée. La jeune femme s’élançant d’un bond
dans les bras de ce personnage, lui dit d’une voix
passionnée : – Hugh ! je voulais t’accabler de reproches,
te battre ! te voilà, j’oublie tout. – Et elle ajouta avec un
emportement amoureux : – Tes lèvres, oh ! tes
lèvres !
Hugh après plusieurs baisers donnés et rendus,
se délivrant non sans peine de l’étreinte de cette endiablée, lui
dit gravement : – Il ne s’agit pas d’amour à cette heure.
– À cette heure, aujourd’hui, hier,
demain, partout et toujours, je t’aime, je t’aimerai !
– Blanche, téméraires sont ceux-là qui
disent : toujours, lorsque quatorze ans à peine nous
séparent du terme fatal assigné à la durée du monde !
– Quoi ! ce rendez-vous matinal dans
cet endroit solitaire, où je suis venue sous prétexte d’aller prier
à l’ermitage de Saint-Eusèbe, ce rendez-vous, tu me l’aurais donné
pour me parler de la fin du monde ? Hugh, Hugh… la fin du
monde pour moi… c’est la fin de ton amour !
– Ne raille pas des choses saintes !
ne fait-elle pas de plus en plus des progrès, cette croyance :
que dans quatorze ans, le premier jour de l’an mil, ce
sera fini de ce monde-ci et de ceux qui l’habitent ?
Blanche, frappée de la froideur des réponses
de son amant, se recula brusquement, le sourcil froncé, la narine
gonflée, le sein palpitant, lançant à Hugh un regard qui semblait
vouloir lire au plus profond du cœur de cet homme
impénétrable ; elle le fixa ainsi pendant quelques instants,
puis s’écria d’une voix tremblante de colère en lui montrant le
poing : – Tu aimes une autre femme ?
– Tes paroles sont insensées !
– Ciel et terre ! moi ainsi
méprisée, moi… la reine ! Oui, tu aimes une autre femme, la
tienne peut-être ? cette Adelaïde de Poitiers, ton épouse,
dont tu m’as tant de fois juré de te débarrasser par le
divorce ! – Puis la parole expirant sur ses lèvres, la femme
du roi Ludwig-le-Fainéant éclata en sanglots, et les yeux
étincelants de larmes et de fureur, elle montra de nouveau le poing
au Comte de Paris en lui disant : – Hugh, je te tuerai et ta
femme aussi !
– Veux-tu m’entendre sans
colère ?
– Parle, – répondit la reine, –
parle ; oh ! si rusé que tu sois, tu ne m’abuseras
pas !
– Blanche, – dit lentement Hugh, en
suivant avec une attention profonde l’effet de ses paroles sur la
physionomie de la reine, qui, les yeux fixés sur le sol, semblait
méditer quelque sinistre projet, – je ne suis pas seulement comte
de Paris et duc de France comme mes ancêtres, je suis aussi comme
eux abbé de Saint-Martin-de-Tours et de Saint-Germain-des-Prés,
abbé non-seulement par la chappe… mais par la foi ; aussi je
blâme ton incrédulité au sujet de la fin prochaine du monde. Les
plus saints évêques la prédisent, engageant les fidèles à se hâter
de faire leur salut pendant les quatorze ans qui les séparent du
jour du jugement dernier !… Quatorze ans ! c’est si peu
pour gagner l’éternité.
– Par l’enfer que j’ai dans le
cœur ! cet homme me fait un sermon ! – s’écria la reine
avec un éclat de rire sardonique, – où veux-tu en venir ?
Est-ce un piège ? – Et tâchant de lire de nouveau dans les
regards et sur la figure de son amant le fond de sa pensée, elle
attacha longtemps, mais en vain, les yeux sur lui, et s’écria avec
un accent de rage concentrée : – Rien ! rien !
toujours impénétrable !
– Loin de te rien dissimuler, – reprit
Hugh, – mon seul vœu est de te voir lire au plus profond de mon
cœur… ma plus secrète pensée.
Le Comte de Paris appuya tellement sur ces
derniers mots que Blanche le regarda fixement et reprit : –
Entends-tu par là que je doive deviner… ou supposer ce que tu ne me
diras pas ?
– Mon seul vœu, je te le répète, – reprit
le comte impassible, – est de te voir lire dans mon cœur… ma plus
secrète pensée.
– Malédiction sur moi ! – s’écria la
reine, – cet homme n’est que ruse, artifice et ténèbres ! et
je l’aime ! et j’en suis affolée !… Oh ! il y a là
quelque charme magique ! – Et mordant son mouchoir avec une
rage sourde, elle dit à Hugh-le-Chappet : – Je ne
t’interromprai plus, dussé-je étouffer de colère !
– Blanche, je te l’ai dit, l’approche des
temps redoutables où le monde doit finir, me donne à penser pour
mon salut ; j’envisage avec effroi notre commerce doublement
adultère, car nous sommes tous deux mariés ; – puis arrêtant
du geste une nouvelle explosion de fureur de la reine, le Comte de
Paris ajouta d’une voix solennelle, en levant sa main vers le
ciel : – J’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tu
étais veuve j’obtiendrais du pape mon divorce, et je t’épouserais
avec une sainte joie ; mais aussi j’en jure Dieu par le salut
de mon âme ! je ne veux plus désormais braver les peines
éternelles en continuant un commerce criminel avec une femme liée,
comme je le suis moi-même, par le sacrement du mariage. Non, non,
ces quelques années qui nous séparent de L’AN 1000, redoutable jour
du jugement dernier, je les passerai dans la mortification, le
jeûne, l’abstinence, le repentir, la prière, afin d’obtenir du
Seigneur Dieu la rémission de mes péchés et de mon adultère avec
toi. Blanche, n’essaye pas de changer ma résolution : selon
les caprices de ton amour, tu as tour à tour maudit ou vanté
l’inflexible ténacité de mon caractère ; or ce que j’ai dit
est dit : ce jour sera le dernier jour de notre commerce
adultère.
La femme de Ludwig-le-Fainéant, à mesure que
Hugh-le-Chappet parlait, avait observé sa figure avec une attention
dévorante ; lorsqu’il se tut, loin d’éclater en récriminations
désespérées, elle porta ses deux mains à son front et parut
s’abîmer dans ses réflexions ; le Comte de Paris, toujours
impénétrable, mais jetant sur Blanche un regard oblique et ne la
perdant pas de vue, semblait attendre avec anxiété la première
parole de la reine. Enfin celle-ci tressaillant, redressa la tête,
frappée sans doute d’une pensée soudaine, regarda pendant quelques
instants Hugh-le-Chappet en silence, puis contenant son émotion lui
dit : – Crois-tu que le roi Lothèr, père de Ludwig, mon mari,
soit mort empoisonné l’an passé au mois de mars ?
– Je crois qu’il est mort par le
poison.
– Hugh ? crois-tu Imma, femme de
Lothèr, coupable de l’empoisonnement de son mari ?
– On l’accuse de ce crime.
– Je te demandes si tu crois Imma
coupable ?
– Blanche… Je crois ce que je vois.
– Et quand tu ne vois pas ?
– Je doute.
– Tu sais que dans ce meurtre, la reine
Imma eut pour complice son amant Adalberon, évêque de Laon[29].
– Ce fut un grand scandale pour
l’Église !
– Après l’empoisonnement de Lothèr, la
reine et l’évêque, délivrés de cet ombrageux mari, se sont chéris
davantage encore.
– Double et horrible sacrilège ! –
s’écria le Comte de Paria avec indignation, – un évêque et une
reine adultères ! homicides !
Blanche parut surprise de l’indignation de
Hugh-le-Chappet, le regarda de nouveau très-attentivement, puis lui
dit d’un air de doute : – Je crains que nous ne nous
entendions pas ?
– Pourquoi cela ?
– Tout à l’heure ne m’as-tu pas
dit : mon désir est de te voir lire au plus profond de mon
cœur… ma plus secrète pensée ?
– Je t’ai dit cela.
– Cette secrète pensée… je croyais
l’avoir lue dans ton cœur ; me serais-je trompée ?
– En quoi trompée ?
Après un nouveau silence, la reine
reprit : – Sais-tu que le roi Lothèr serait mort à propos pour
toi, si tu étais ambitieux ? Et l’évêque Adalberon, complice
de la reine, était ton ami !
– Il l’était avant son crime.
– Et après ?
– L’évêque m’a fait horreur.
– Cependant son crime t’a profité.
– En quoi, Blanche ? Le fils de
Lothèr ne règne-t-il pas aujourd’hui ? D’ailleurs quand mes
aïeux, les comtes de Paris, ont voulu la couronne, ils n’ont pas
assassiné les rois, ils les ont détrônés, ainsi que Eudes a détrôné
Karl-le-Gros, et Roth-bert… Karl-le-Sot.
– Ce qui n’a pas empêché Karl-le-Sot,
neveu de Karl-le-Gros, de remonter plus tard sur le trône, de même
que Ludwig-d’Outre-mer, fils de Karl-le-Sot, a aussi plus tard
repris sa couronne, tandis que le roi Lothèr, empoisonné l’an
passé, ne régnera plus ; d’où il suit… qu’il vaut mieux tuer
les rois que les détrôner, lorsqu’on veut régner à leur place.
– Oui… si l’on n’a point souci des peines
éternelles.
– Hugh, si d’aventure mon mari
mourait ?… Cela peut arriver, n’est-ce pas ?
– La volonté du Seigneur est
toute-puissante, – répondit Hugh-le-Chappet d’un air contrit, – tel
est aujourd’hui plein de vie et de jeunesse, qui sera demain
cadavre et poussière !
– Donc, si d’aventure le roi mon mari
mourait… – reprit Blanche en ne quittant pas des yeux les yeux du
comte de Paris, – enfin, si un jour ou l’autre je devenais veuve…
mon amour ne serait plus adultère, n’est-ce pas, Hugh ?
– Non, puisque tu serais libre.
– Et toi, serais-tu fidèle à tes paroles
de tout à l’heure lorsque tu me disais : « Blanche, j’en
jure Dieu par le salut de mon âme ! si tu devenais veuve je me
séparerais de ma femme Adelaïde de Poitiers, et je t’épouserais
avec une joie pure et sainte ? »
– Blanche, je te le répète, – reprit
Hugh-le-Chappet, en évitant le regard de la reine obstinément fixé
sur lui, – j’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tu
devenais veuve, j’obtiendrais du pape de divorcer avec Adelaïde de
Poitiers, et je t’épouserais.
Un nouveau silence suivit cette réponse du
Comte de Paris ; Blanche reprit lentement : – Hugh, il
est des morts étranges et subites, n’est-ce pas ?
– En effet, l’on a souvent vu des morts
étranges et subites.
– Personne n’est à l’abri de ces hasards
du destin ?
– La volonté du ciel dispose seule de nos
destinées.
– Mon mari, Ludwig-le-Fainéant, est
soumis, comme tout autre, en ce qui touche le terme de sa vie aux
décrets de la Providence, n’est-ce pas, Hugh ?
– Assurément.
– Il peut donc, quoiqu’il ait à peine
vingt ans, mourir subitement… dans un an, dans six mois,
aujourd’hui… demain… que sais-je ?
– La fin de l’homme est la mort.
– Si ce malheur arrivait, – reprit la
reine après un nouveau silence, – une chose m’inquiète, Hugh.
– Laquelle ?
– Les médisants, voyant Ludwig mourir si
promptement, parleraient peut-être… de poison ?
– Une conscience pure méprise les
calomnies.
– Oh ! moi, je les mépriserais ces
calomnies ; mais toi, mon bien aimé Hugh, toi ? les
mépriserais-tu ?
– Tout à l’heure tu m’as demandé si je
croyais Imma coupable de l’empoisonnement de son mari, je t’ai
répondu ceci : Je crois ce que je vois… quand je ne vois pas…
je doute.
– Ainsi quoi qu’il arrive, jamais tu ne
m’accuserais d’être une empoisonneuse ?
– Oh ! Blanche, que la malédiction
du ciel me frappe ! si jamais j’étais assez infâme pour
concevoir un pareil soupçon contre toi ! – s’écria
Hugh-le-Chappet avec une tendresse passionnée, en enlaçant la reine
entre ses bras. – Quoi ! le Seigneur, rappelant à lui ton
mari, comblerait le rêve de ma vie ! me permettrait de
sanctifier par le mariage cet ardent amour à qui je sacrifierais
tout, sauf mon salut éternel ! et au lieu de remercier Dieu,
j’irais te soupçonner d’un crime odieux, toi ? toi, âme de ma
vie ! – Puis serrant plus étroitement encore contre sa large
poitrine la reine, qui, la joue en feu, le sein bondissant, le
regard troublé, semblait plongée dans l’extase, Hugh-le-Chappet
ajouta d’une voix basse et palpitante : – Ô délices de mon
cœur ! si tu étais un jour ma femme devant Dieu ! dans
cet amour désormais pur et saint, nous fondrions nos âmes ; et
puis, joies du ciel ! nous ne vieillirions pas ! la fin
du monde approche, et ensemble nous quitterions cette vie encore
pleins d’ardeur et d’amour ! – En disant ces derniers mots, le
Comte de Paris approcha ses lèvres des lèvres de la reine ;
elle murmura quelques mots d’une voix défaillante ; mais lui,
se dégageant avec effort des bras de Blanche, qui tomba brisée à
ses pieds, s’écria en s’éloignant : – Non ! il me faut un
courage surhumain pour résister à la passion qui nous dévore !
Laisse-moi, adieu ! je retourne à Paris, d’où je suis venu en
secret !
Hugh-le-Chappet disparut à travers les
taillis, tandis que la reine, anéantie par la lutte et la violence
de sa passion, le suivait du regard en disant : – Hugh, je
t’ai compris, je serai veuve, et tu seras roi !
*
* *
Parmi les serfs domestiques du domaine royal
de Compiègne se trouvait un jeune garçon de dix-huit ans, nommé
YVON ; depuis la mort de son père, serf forestier, il
demeurait avec son aïeule, lavandière du château, celle-ci ayant
obtenu du baillif la faveur de garder ainsi près d’elle son
petit-fils ; il fut d’abord employé aux étables ; mais,
sortant pour la première fois du fond des bois, il parut si
sauvage, si stupide, qu’il passa bientôt pour idiot, et on l’appela
Yvon-le-Bestial ; dès lors il servit à tous de jouet
et de risée ; le roi lui-même, Ludwig-le-Fainéant,
s’amusait parfois de la sottise du jeune serf : on lui
apprenait à contrefaire le chien en aboyant et en marchant à quatre
pattes ; on le forçait de manger des lézards, des araignées,
des grenouilles, Yvon obéissait en riant d’un air hébété. Ainsi
livré aux mauvais traitements ou aux mépris de chacun, ce garçon,
depuis la mort de son aïeule, n’inspirait de compassion qu’à une
pauvre serve du château, nommée
Marceline-aux-cheveux-d’or, parce qu’elle avait une
abondante chevelure d’un blond doré ; cette jeune fille
servait dame Adelinde, camériste favorite de la reine. Or, le matin
de ce jour, où Blanche et Hugh-le-Chappet s’étaient rencontrés à la
Fontaine aux-Biches, Marceline, portant sur sa tête une cruche
d’eau, traversa une des cours du château pour regagner la chambre
de sa maîtresse. Soudain elle entendit pousser des huées, puis elle
vit presque aussitôt Yvon entrer dans la cour, poursuivi par des
enfants et plusieurs serfs du domaine, criant à tue-tête : –
Oh ! le bestial ! le bestial ! – et ils jetaient à
l’idiot des pierres et des ordures. Marceline montrait un très-bon
cœur en s’intéressant à ce malheureux, non que les traits d’Yvon
fussent difformes, mais leur expression d’idiotisme faisait peine à
voir. Il tressait habituellement avec de la paille ses longs
cheveux noirs en cinq ou six nattes, et elles pendaient de sa nuque
et de ses tempes, comme autant de queues ; à peine vêtu d’un
mauvais sarrau rapiécé de haillons de toutes couleurs, il portait
pour chaussure des peaux de lapins ou d’écureuils attachées autour
de ses pieds et de ses jambes avec des liens d’osier.
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