Je vous informerai soigneusement de tout ce qui se passera. Je ne quitterai point cette ville, à moins que le service du roi ne m’oblige absolument d’aller d’un autre côté.

»…… L’on ne saurait trop tôt prévenir le mal et empêcher qu’il ne s’étende le long de la Garonne. Les esprits du peuple n’étant pas mieux disposés dans les autres lieux que dans celui-ci, M. le maréchal d’Albret envoya, aussitôt qu’il eut appris cette nouvelle, les ordres nécessaires pour faire marcher une compagnie de chevau-légers et une de dragons dans la Réole, et nous convînmes que je m’y rendrais après demain matin, sans rien témoigner jusque-là de ma résolution, pour y donner de nouveaux exemples au public. Ils sont d’autant plus nécessaires dans ces rencontres, que la communication continuelle que les villes qui sont au bord de le rivière ont avec Bordeaux, et l’insolence naturelle des bateliers, demandent qu’on leur fasse voir une punition plus proche d’eux, que celles de Bigorre et de Bergerac dont ils n’ont pas profité. »

Nous joindrons à ces citations un document fort curieux. Il témoigne de quelle façon s’administrait la justice criminelle sous le règne du GRAND ROI ; en vérité, Laubardemont, d’exécrable mémoire, n’eût pas montré plus de cynisme dans l’iniquité, que n’en montre dans cette dépêche M. Daulède, premier président du parlement de Bordeaux. Ce parlement, effrayé de la gravité de la révolte, avait suspendu la levée des nouveaux impôts ; mais, plus tard, appuyé par une force militaire considérable, il rétablit la taxe et sévit contre les insurgés, non-seulement avec la dernière rigueur, mais avec un effrayant parti pris de charger les accusés. Nous citons donc, à ce sujet, la dépêche écrite à Colbert par M. le premier président du parlement de Bordeaux.

À Bordeaux, le 15 juin 1675.

« Monsieur,

» Je n’avais pas cru, non plus que M. de Sève, vous devoir parler de nos deux prisonniers, parce que je voulais voir plutôt s’ils nous donneraient matière à une punition exemplaire. Cela a traîné longtemps, parce que, LES PREUVES ÉTANT FAIBLES, on a cherché autant qu’on a pu DE LES AGGRAVER. Et l’affaire, Monsieur, ayant été portée par appel à la Tournelle, je crus que le seul nom de sédition, dont elle était qualifiée, demandait qu’elle fût jugée à la grand-chambre, la Tournelle assemblée, pour faire voir, d’un côté, au peuple qu’on ne dissimulait pas au moins le titre de l’accusation, et qu’on ne négligeait pas de la traiter dans les formes et dans la dernière rigueur, et que, d’ailleurs, l’affaire se jugeant devant moi, je pusse mieux vous en rendre compte, et empêcher que les circonstances n’en fussent affaiblies. Je crois, Monsieur, que cela a eu tout le succès qu’il pouvait avoir, en ce que le crocheteur et le porteur de chaise furent tous deux condamnés hier AUX GALÈRES. IL Y AVAIT BIEN DE QUOI FAIRE MOINS, mais non PAS DE QUOI FAIRE PLUS ; et M. de Sève, à qui j’avais fait faire le rapport du procès en présence de M. le Maréchal d’Albret, en était convenu avec moi. Je vous dis ceci, Monsieur, afin de vous faire, s’il vous plaît, connaître que je n’y ai rien négligé. Quant à la tranquillité de cette province, M. le maréchal d’Albret et M. de Sève vous en rendent, sans doute, un meilleur compte que je ne saurais faire ; mais les dispositions n’y paraissent pas telles qu’il serait à désirer ; je m’en rapporte à eux, Monsieur, pour le détail de ces choses-là, qui peuvent être de quelque importance. Je crois bien que cela ne sera rien ; mais il y aurait de l’imprudence de vous en répondre, etc., etc. »

Nous vous le demandons, chers lecteurs, n’était-ce pas une déplorable époque que celle où le premier magistrat de l’une des cours de justice du royaume se glorifiait, se faisait un titre à la bienveillance d’un ministre, de n’avoir rien négligé pour aggraver les trop faibles charges produites contre des accusés, avouant avec une épouvantable impudence : – « Qu’il a fait condamner deux malheureux aux galères, quoiqu’ils méritassent moins que cette peine, et regrettant de n’avoir pu faire davantage ; » en d’autres termes, de n’avoir pu obtenir contre eux une CONDAMNATION À MORT !

Mais, hélas ! l’une des conséquences fatales du despotisme de ce temps était de tout pervertir, de tout corrompre, il se faisait arme de tout contre les peuples, tournait contre eux LA JUSTICE ET L’ARMÉE, ces deux institutions fondées pour sauvegarder les droits de chacun, pour assurer la sécurité des citoyens ; mais la logique du mal est irrésistible. Ainsi, sous le règne du grand roi, le magistrat, dont le devoir sacré est d’innocenter les innocents, de condamner les coupables, s’efforçait, au contraire, d’aggraver des charges insuffisantes contre les accusés !… Ainsi, sous le règne du grand roi, le soldat, soldé, vêtu, logé, nourri par les citoyens, moyennant les impôts qu’ils payaient, le soldat, qui devait, au besoin, protéger les biens et la vie de tous, insultait, rançonnait et menaçait du bâton ou de l’épée, paysans et citadins, et trop souvent ne se bornait point aux menaces !

Citons encore, citons toujours, et vous comprendrez, chers lecteurs, la frayeur, l’aversion, qu’inspira aux habitants des villes et des campagnes la soldatesque de Louis XIV, qui, malgré quelques rares répressions, tolérait ces excès, parce que la tyrannie de ce prince s’appuyait sur la force. Voici en quels termes écrivait à Colbert, son frère CHARLES COLBERT, conseiller d’État ordinaire, et intendant de justice, police et finances de la maréchaussée de Paris.

À Toigny, ce 14 mars 1675.

« Depuis mon départ de Paris, j’ai rendu compte tous les jours à M. le marquis de Louvois de ce que j’ai fait en exécution des ordres du roi ; et, quoique les villes et les paroisses que je puis dire, sans exagérer, avoir trouvées dans la DERNIÈRE DÉSOLATION, et dans L’IMPOSSIBILITÉ manifeste de PAYER ce qu’un leur AVAIT FAIT PROMETTRE PAR FORCE, se louent fort des soins que j’ai pris pour leur soulagement et des effets qu’elles en ressentent, néanmoins, j’ai encore laissé à l’infanterie et à la cavalerie des avantages assez considérables, pour donner moyen aux officiers de rendre leurs compagnies complètes dans la fin d’avril, suivent le calcul que j’en ai fait ; en sorte que je n’aurai pas de peine à faire voir que mon principal but a été le rétablissement des troupes de Sa Majesté, et mon second objet le soulagement des peuples, jusques au point que j’ai cru leur être absolument nécessaire, pour leur laisser seulement le moyen de payer au roi ce qu’ils doivent ; et j’oserai vous dire, sans prétendre me faire valoir, que je n’ai pas eu peu de peine à concilier deux choses si opposées. J’ai joint pour cela, au raisonnement et à la sévérité des remontrances et des menaces, les emprisonnements des cavaliers et des soldats, l’instruction de leurs procès, et les informations et même assignations, poursuites et ajournements personnels CONTRE QUELQUES-UNS DES OFFICIERS LES PLUS VIOLENTS ET LES PLUS DÉRÉGLÉS, et j’ai mis toutes choses en état de faire quelque punition exemplaire ET FINIR PAR LÀ TOUTES LES VIOLENCES QU’ON EXERCE ENCORE EN PLUSIEURS ENDROITS CONTRE LES SUJETS DU ROI, pourvu que je puisse apprendre, de quelque part que ce soit, QUE SA MAJESTÉ NE DÉSAPPROUVERA PAS MA SÉVÉRITÉ ; mais, je vous l’avoue, ce qui me DONNE LIEU D’EN DOUTER, c’est que, depuis quinze jours, j’écris continuellement à M. de Louvois, sans recevoir de lui aucune réponse. »

(Post-scriptum de cette dépêche :)

« …… À mon retour, je le jugerai et en ferai la punition que le cas mérite ; mais le désordre est si GÉNÉRAL parmi toutes ces troupes, que je crois que CENT EXEMPLES NE SONT PAS CAPABLES DE LES ARRÊTER. »

Et ceci, est-ce clair ?

L’intendant Colbert, selon son interprétation du silence de Louvois, était presque certain que « sa sévérité envers les excès de la soldatesque SERAIT DÉSAPPROUVÉE PAR LE ROI. »

Ces violences, que cent exemples ne seraient pas capables d’arrêter (disait encore le conseiller Colbert), se reproduisaient dans d’autres provinces, et M. CHARRON, vicomte de Ménars, remplissant dans la généralité d’Orléans et du pays chartrain les mêmes fonctions que Charles Colbert dans la sénéchaussée de Paris, écrivait, de son côté, au ministre :

Chartres, ce 31 mars 1675.

« Monsieur,

» LES VIOLENCES et les EXACTIONS du régiment de Tilladet VONT À UN TEL EXCÈS, que j’ai cru ne pouvoir me dispenser d’en faire un exemple. Il est tombé sur le maréchal des logis de la compagnie de Folleville, que j’ai fait mettre en prison ; vous verrez, monsieur, par l’information que je vous envoie, que cet homme a pris jusqu’à DEUX LOUIS D’OR PAR JOUR pour ses deux places, sans y comprendre la paye du roi, et qu’il a battu des collecteurs. Si ce désordre était toléré, je ne pourrais plus empêcher les autres régiments de vivre sur le même pied, et la province serait entièrement ruinée. Je connais si bien de quelle importance il est, pour le service du roi, qu’une telle exaction ne demeure pas impunie, que ce maréchal des logis aurait été pendu demain, sans la part que je sais que M. de Louvois prend à ce régiment, qu’il honore de sa protection. Cela m’a fait prendre le parti de lui envoyer les informations que j’ai faites, et de le prier de me mander les intentions de Sa Majesté. »

M. de Louvois, honorant le régiment de Tilladet de sa toute puissante protection, et montrant une indigne tolérance pour le dérèglement des gens de guerre, le maréchal des logis ne fut par pendu. La contagion du mauvais exemple gagna (dit M. de Ménars dans la même dépêche) les régiments de Loe-Marra et de Luxbourg, qui rançonnèrent et traitèrent outrageusement les habitants. Enfin, M. de Ménars joint à cette dépêche un arrêté rendu par lui ; il suffira de le mettre sous les yeux du lecteur, pour démontrer à quel point en étaient venues l’audace et les pilleries de la soldatesque sous le règne de Louis XIV. Or, personne ne croira que le prince, doué d’une volonté inexorable, investi du pouvoir le plus absolu que souverain ait jamais exercé, n’ait pu, s’il L’EÛT VOULU… mettre un terme à ces effrayants désordres, et faire rigoureusement exécuter les vaines ordonnances rendues en son nom par Colbert ?

Voici l’arrêté de M. de Ménars :

« Sa Majesté nous ayant ordonné de nous rendre dans les villes et les paroisses de cette généralité, pour connaître des désordres qui s’y commettent par les troupes qui sont en quartier d’hiver, nous avons reçu plusieurs plaintes dans les élections de Dourdan, Chartres, Châteaudun et Vendôme, de ce que, au préjudice de notre ordonnance dudit présent mois de mars, portant qu’il sera seulement payé, par les habitants des villes et paroisses, quarante sous pour chaque place (de soldat), y compris les onze sols portés par le règlement du roi, avec le couvert et le lit garni ; défenses aux officiers et aux cavaliers d’exiger plus grandes sommes, à peine contre les officiers de concussion. Les officiers et cavaliers ne laissent pas d’exiger plus que lesdits quarante sols ; les uns se faisant payer jusqu’à trois livres avec la nourriture d’eux et de leurs chevaux, obligeant les habitants de donner du foin dans les lieux où il ne s’en recueille point, leur étant du tout impossible d’en fournir ; les autres FRAPPENT ET EXCÈDENT lesdits habitants, s’ils ne leur donnent les sommes qu’ils demandent, sous prétexte de quelques compositions, qu’ils leur ont prié de faire à des sommes excessives ; et, non contents de toutes ces sortes d’exactions, veulent obliger lesdits habitants de leur donner, avant leur départ, de la toile, du lard et des jambons ; ce qui est une contravention à notre ordonnance, qui explique clairement la volonté du roi, et ce qui ne peut passer que pour une concussion et désobéissance digne d’une punition exemplaire. À quoi étant nécessaire de prévenir, pour empêcher LA RUINE ENTIÈRE de la province… »

À cette pièce est joint le procès-verbal d’une instruction ordonnée par M. de Ménars, et dans laquelle comparaissent les laboureurs rançonnés. Le lecteur jugera de la situation faite aux paysans par les soldats du grand roi. Nous citons :

« Information faite par nous, J.-J. Charron, chevalier, vicomte de Ménars… contre le nommé Languedoc, maréchal des logis de la compagnie du sieur de Folleville, du régiment de cavalerie de M. de Tilladet, défendeur et accusé, à laquelle, assisté de Me Philippe Poppart, greffier ordinaire de nos commissions, avons vaqué, ainsi qu’il ensuit, en la ville de Chartres, où nous sommes venus, pour faire la visite des paroisses où la cavalerie est en quartier d’hiver.

» Du samedi, 30 mars 1675.

» JEAN BRIÈRE, laboureur et collecteur des tailles de la paroisse de Baillau-sous-Gallardon, y demeurant, âgé de cinquante ans, dit que le nommé Languedoc, maréchal des logis de la compagnie de Folleville, étant arrivé dans leur paroisse, commença à menacer de mettre le feu partout, et les força, par ses menaces, de lui donner par jour, vingt deux livres pour ses deux places, qui est un louis d’or par place, ce qu’ils ont exécuté pendant dix jours ; et ce, non compris les onze sols qui se déduisent sur la taille, qu’ils ont payés séparément audit Languedoc ; que, depuis, voyant bien qu’il ne pouvait pas tirer cette somme plus longtemps, ledit Languedoc s’est contenté, pendant vingt jours, de douze livres par jour, et un minot d’avoine, pour lesdites deux places ; et ce, non compris aussi, les onze sols de la paye du roi ; et, ensuite de ce, voyant encore l’impuissance desdits habitants, il s’est réduit à dix livres et un minot d’avoine par jour ; et lorsque l’on ne satisfaisait pas à ces compositions, il a envoyé dans la maison de lui, déposant, des cavaliers qui lui ont dit qu’ils étaient envoyés de la part dudit Languedoc, pour vivre à discrétion, jusques à ce qu’ils eussent satisfait à la composition. Le déposant a vu ledit Languedoc battre et excéder à coups de bâton, outrageusement, plusieurs personnes, et, entre autres, le nommé Jacques Prochar, sur le corps duquel il rompit un charnier, pour n’avoir pas payé assez tôt la contribution, faisant, ledit Languedoc, des serments et jurements exécrables, qui est tout ce qu’il a dit savoir.

» NICOLAS LEGAST, laboureur, âgé de trente-six ans, dit que ledit Languedoc fit sonner la cloche pour assembler les habitants, auxquels il déclara qu’il voulait avoir vingt-deux livres pour ses deux places… disant qu’il mettrait tout à feu et à sang, qu’ils furent forcés de lui promettre les vingt-deux livres… et même l’ont nourri trois ou quatre jours à discrétion… Que, depuis, il a battu à coups de bâton plusieurs personnes.

» MICUEL COLLAS, laboureur… trente-cinq ans… dit que, pour les forcer à la contribution de vingt-deux livres, ledit Languedoc les menaça de mettre tout à feu et à sang, et qu’il les obligerait de lui donner pour une pistole de viande à chaque repas, laquelle il leur jetterait au nez, et leur en ferait donner d’autres, et les consommerait en dépenses ; qu’ils étaient obligés de nourrir son équipage ; qu’il achèterait autant de chevaux qu’il aurait d’argent, et prendrait des valets à proportion, et ferait venir ses camarades vivre chez eux à discrétion, etc., etc. »

Nous aurions à citer des milliers de faits analogues ; or, de ce qui précède, il résulte que Colbert, homme d’ordre et de bonne administration, s’efforçait, par l’intermédiaire des intendants de province, de réfréner au nom du roi, vaine et banale formule, les violences, les exactions des gens de guerre ; mais ces efforts étaient complètement paralysés par le mauvais vouloir de Louvois.