On a fait une taxe de cent mille écus sur le bourgeois ; et, si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir, sur peine de la vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré. Il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris soixante bourgeois : on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin…
« …… Tous les villageois contribuent pour nourrir les troupes, et l’on sauve son pain en sauvant ses denrées. Autrefois, on les vendait, et l’on avait de l’argent ; mais ce n’est plus la mode, tout cela est changé. M. et madame de Chaulnes ne sont plus à Rennes. Les seigneurs s’adoucissent : à force d’avoir pendu, on ne pendra plus ! Il ne reste que deux mille hommes à Rennes. »
À MADAME DE GRIGNAN
Aux Rochers, 6 novembre 1675.
« Si vous voyiez l’horreur, la détestation, la haine qu’on a ici pour le gouverneur, vous sentiriez, bien plus que vous ne faites, la douceur d’être aimés et honorés partout. Quels affronts ! quelles injures ! quelles menaces ! quels reproches ! avec de bonnes pierres qui volaient autour d’eux ! Je ne crois pas que M. de Grignan voulût de cette place à de telles conditions : son étoile est bien contraire à celle-là.
»…… Rennes est une ville comme déserte ; les punitions et les taxes ont été cruelles ; il y aurait des histoires tragiques à vous conter d’ici à demain.
»…… Il fut, hier, roué vif, un homme à Rennes (c’est le dixième), qui confessa d’avoir eu dessein de tuer ce gouverneur. On voulait, en exilant le parlement, le faire consentir, pour se racheter, qu’on bâtit une citadelle à Rennes ; mais cette noble compagnie voulut obéir fièrement, et partit plus vite qu’on ne voulait ; car tout se tournerait en négociation ; mais on aime mieux les maux que les remèdes.
»…… Les soldats qui vont chez les paysans les volent et les dépouillent. C’est une étrange douleur, en Bretagne, que d’éprouver cette sorte d’affliction à quoi ils ne sont pas accoutumés. M. de Rohan n’osait, dans la tristesse où est cette province, donner le moindre plaisir ; mais M. de Saint-Malo, linote-mitrée, âgé de soixante ans, a commencé. Vous croyez que c’est les prières de quarante heures ? Point… C’est le bal à toutes les dames et un grand souper : ç’a été un scandale public. M. de Pomereuil est reçu comme un Dieu, et c’est avec raison. Il apporte l’ordre et la justice pour régler dix mille hommes qui, sans lui, NOUS ÉGORGERAIENT TOUS. »
AU COMTE DE BUSSY.
Aux Rochers, 20 décembre 1675.
« …… Vous savez les misères de cette province : il y a dix ou douze mille hommes de guerre, qui vivent comme s’ils étaient encore au delà du Rhin. Nous sommes tous ruinés. Mais, qu’importe ! Nous goûtons l’unique bien des cœurs infortunés. Nous ne sommes pas seuls misérables : on dit qu’on est encore pis en Guyenne… »
À MADAME DE GRIGNAN
Aux Rochers, 6 janvier 1676.
« … Pour nos soldats, on gagnerait beaucoup qu’ils fissent comme vos cordeliers. Ils s’amusent à voler et à tuer. ILS MIRENT, L’AUTRE JOUR, UN PETIT ENFANT À LA BROCHE !… Mais d’autres désordres, point de nouvelles. »
Un dernier mot : M. le maréchal de Bellefonds, homme de guerre éminent de ce temps-là, et qui, mieux que pas un, devait connaître et connaissait l’armée, prévoyait si assurément les désastres qu’entraînerait le châtiment de la révolte par les soldats, qu’il écrivait à Colbert, le 19 juillet 1675 :
« Monsieur,
» Je me fais beaucoup de violence en prenant la liberté de vous parler des affaires de Bretagne, dont nous sommes ici assez mal informés ; cependant, comme elle nous paraît considérable, j’ai cru que vous ne trouveriez pas mauvais si je vous en dis ma pensée, et dans le même temps je vous supplie d’avoir la bonté de ne me point citer.
»…… L’on nous assure que les paysans sont toujours assemblés, qu’ils exercent leur fureur sur la noblesse, aussi bien que sur les bureaux et sur les receveurs, et que M. de Chaulnes s’est retiré dans le Fort-Louis. Comme les armes du roi sont employées contre les ennemis, il me semble que l’on ne peut former de corps, pour arrêter cet embrasement, que de la noblesse de cette province et les habitants des villes que l’on réduisit, il y a un an, en compagnies ou en régiments.
»…… Il me semble aussi, qu’il serait plus avantageux pour la gloire du roi, que ce désordre fût calmé par les gentilshommes et par des bourgeois que par des troupes réglées, et que l’on connaîtrait mieux, par cette conduite, quelle est la fidélité et le zèle de ses sujets. Il y a encore une raison qui doit vous convier de vous servir de cet expédient : c’est, Monsieur, que vous éviteriez LA RUINE D’UNE GRANDE PROVINCE QUI SERAIT COMMENCÉE PAR CES CANAILLES ET ACHEVÉE PAR CEUX QUI VIENDRAIENT LES SOUMETTRE.
» Pardonnez, Monsieur, à mon zèle pour le service du maître, si j’abuse de votre patience ; j’espère que vous me ferez la justice de me croire, aussi véritablement que je le suis, votre très humble et très-obéissant serviteur.
« LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. »
Les prévisions de M. le maréchal de Bellefonds se réalisèrent ; la Bretagne, décimée par les supplices fut pour longtemps ruinée par les gens de guerre qui la soumirent, ainsi qu’on l’a lu dans la correspondance de madame de Sévigné.
Nous pourrions appuyer ces lettres d’une foule de documents inédits et non moins irrécusables que ceux que nous vous avons exposés, chers lecteurs ; à l’aide de ces documents, nous pourrions aussi prouver que, du moins, cette insurrection, dont le premier cri fut jeté par une femme du peuple, la pauvre Éveillonne, cette insurrection, malgré les maux, le sang qu’elle coûta, ne fut point absolument stérile ; la seigneurie et le clergé, épouvantés des représailles de leurs vassaux poussés au désespoir, allégèrent quelque peu leur joug, et plus tard, après l’apaisement de la première fureur d’une réaction cupide et féroce, les nouveaux impôts, sans être abolis, furent plus équitablement répartis ; enfin, Colbert poursuivit plus fructueusement, quoique d’une manière bien incomplète encore, la répression des excès de la soldatesque ; mais nous craindrions d’abuser de votre patience, chers lecteurs, en prolongeant cette lettre, déjà très-étendue. Elle nous a cependant paru indispensable, afin d’établir à l’avance, selon notre coutume, la réalité historique des faits principaux du récit qui va suivre.
Savoie, Annecy-le-Vieux, 2 avril 1855
EUGÈNE SÜE.
SECONDE PARTIE
1672-1715
Le brigantin le Saint-Éloi. – La tempête. – Mademoiselle Berthe de Plouernel. – La marquise du Tremblay. – L'abbé Boujaron. – La caravelle. – Le port de Delft.
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