Le citoyen Moittié, marquis DE LA FAYETTE, grand seigneur et constitutionnel, courageux soldat de l’indépendance américaine, homme intègre, dévoué à la liberté, dans une certaine mesure, idole de la majorité de la bourgeoisie, ennemi déclaré du gouvernement populaire, sourdement ambitieux, mais n’ayant ni l’audace ni l’énergie des grandes ambitions ; jouant un rôle ambigu, aspirant tantôt à une dictature soutenue par le tiers état, tantôt songeant à s’imposer à Louis XVI comme les maires du palais des rois fainéants ; le marquis de La Fayette se trouvait le 4 octobre (1789) à l’Hôtel de Ville. Une députation de grenadiers de la garde nationale se présente et lui tient ce langage rempli de raison et de fermeté :

« – Général, nous sommes députés par six compagnies de grenadiers ; nous ne voulons pas encore vous croire un traître, mais nous croyons que le gouvernement vous trahit ; il faut que cela finisse ! Le peuple manque de pain et en demande. Nous ne devons pas tourner nos baïonnettes contre des femmes : la source du mal est à Versailles, allons-y chercher le roi et amenons-le à Paris. Il faut châtier les gardes du corps et les officiers du régiment de Flandre, qui, dans une orgie royale, ont foulé aux pieds la cocarde nationale. Si le roi est trop faible pour porter sa couronne, qu’il la dépose…

» – Quoi donc ! – répond La Fayette, effrayé de ces symptômes républicains, – avez-vous donc le projet de faire la guerre au roi et de le forcer de nous abandonner ?

» – Non, général ; si le roi nous quitte, il nous resterait, au pis-aller… le dauphin… à moins que nous ne nous passions de lui. »

La Fayette, ne pouvant parvenir à persuader la députation de renoncer à se rendre à Versailles, descend de l’Hôtel de Ville et tente non moins vainement de changer la résolution de la garde nationale. Sa voix est couverte par ces cris : – À Versailles ! à Versailles ! – Il insiste encore. Un grenadier lui dit : « – Morbleu ! général, à Versailles ou à la lanterne… choisissez… » – La Fayette n’hésite plus, monte à cheval, donne le signal du départ aux cris de : – Vive la nation ! – et la garde nationale se met en route pour Versailles, déjà précédée d’une avant-garde d’environ dix mille femmes, commandées par Maillard. Ma sœur Victoria se joignit à ces amazones ; je tiens d’elle que le récit suivant de leur expédition, donné par Camille Desmoulins, est d’une scrupuleuse exactitude. Jamais, peut-être, la verve, l’ironie acérée, la grâce, l’atticisme, la chaleur révolutionnaire de ce grand écrivain, si dévoué à la cause populaire, n’ont été mieux en relief que dans l’extrait de cet article (Révolutions de France et de Brabant).

« –… Chemin faisant, les femmes recrutent dans leur sexe des compagnes de voyage pour Versailles ; le quai de la Ferraille est couvert de racoleuses ; la robuste cuisinière, l’élégante modiste et l’humble couturière grossissent la phalange de ces guerrières ; la vieille dévote, qui allait à la messe, se voit enlevée pour la première fois de sa vie, et crie au rapt ! Les femmes avaient nommé entre elles une présidente et un état-major ; toutes celles que l’on empruntait à leurs maris ou à leurs parents étaient présentées d’abord à la présidente et à ses aides de camp, qui promettaient de veiller sur les mœurs et sur l’honneur des personnes qu’elles emmenaient ; et cette promesse était religieusement observée.

 

» … Répétons, à l’honneur de ce peuple que l’on calomnie, qu’en tout autre pays, l’Hôtel de Ville, envahi par les femmes et par le peuple, eût été dévasté, pillé ; or, je demande aux détracteurs des faubourgs et du septième étage, ce qu’ils peuvent répondre à ce fait. Deux cent mille livres en or avaient été soustraites pendant l’invasion par ces misérables, écume de la populace, qui se mêlent au peuple ; il a été fait justice des voleurs, et sauf six mille livres, que les pillards s’étaient déjà distribuées, la somme de cent quatre-vingt-quatorze mille livres a été rapportée à l’Hôtel de Ville. (Avis aux administrations des deniers publics…)

 

» … Ah ! c’était un des plus grands tableaux qu’offre la révolution, que ces dix mille Judith forçant l’Hôtel de Ville, et s’armant de tout ce qu’elles rencontraient ; les unes attachaient des cordes aux trains des canons, d’autres arrêtaient des voitures, les chargeaient de munitions, apportant ainsi de la poudre et des boulets à la garde nationale de Versailles, que la cour laissait à dessein sans moyens de défense ; d’autres femmes conduisaient des canons, tenant virilement la mèche allumée : elles prenaient pour capitaine non un aristocrate à épaulettes, mais le brave Maillard, l’un des vainqueurs de la Bastille. D’un autre côté, les anciens gardes françaises, et presque toute la troupe soldée, accouraient en armes sur la place de Grève, et répondaient aux citoyens qui les encourageaient par des battements de mains : – Ce ne sont pas des applaudissements que nous vous demandons ; prenez les armes, et venez avec nous à Versailles venger l’insulte faite à la nation ! – Le même ardent patriotisme embrase les soixante districts de Paris ; le district Saint-Roch lui-même reconnaît que le Palais-Royal a raison : il se réconcilie avec le café de Foy. Le faubourg Saint-Antoine vient tendre la main au Palais-Royal, et le Palais-Royal embrasse le faubourg Saint-Antoine. La garde nationale force La Fayette à enfourcher le fameux cheval blanc ; apparemment le général avait, ce jour-là, donné pour mot d’ordre temporisateur Fabius… car on prétend que l’illustre cheval blanc des deux mondes a mis neuf heures à faire le trajet de Paris à Versailles. »

Les dix mille femmes, escortant leurs canons, accompagnées des quelques compagnies de gardes nationales et de citoyens armés de piques et de fusils, arrivent à Versailles, précédant de quelques heures l’armée parisienne de La Fayette. Maillard engage ses hardies compagnes à former une députation de douze d’entre elles : celles-ci se rendront à l’Assemblée nationale et lui demanderont de leur adjoindre plusieurs représentants du peuple ; puis, eux et elles iront devers le roi, afin de l’engager à veiller à la subsistance de Paris et à venger l’outrage fait aux couleurs nationales par les gardes du corps. En effet, l’Assemblée charge quelques-uns de ses membres de conduire au château les déléguées des Parisiennes. Durant le trajet de la salle des séances au château, cette députation est brutalement dispersée par une patrouille de gardes du corps lancée au galop. Enfin, la députation est introduite auprès de Louis XVI. Il accueille les femmes avec une apparente bonhomie, leur promet de veiller désormais à l’approvisionnement de Paris, mais garde le silence sur l’outrage fait aux couleurs nationales. La nuit s’approchait, et pendant que le roi écoutait les vœux des Parisiennes, ses projets de fuite à Metz venaient de se révéler : quatre voitures, attelées de six et de huit chevaux, chargées de malles, venaient d’être arrêtées par des citoyens de Versailles, au moment où elles sortaient de la cour des écuries. Un officier des gardes du corps ayant grièvement blessé, d’un coup de sabre, un garde national parisien, l’un des camarades de ce dernier riposte par un coup de feu, et abat l’officier. L’agression des royalistes exaspère la foule, la mêlée s’engage ; mais bientôt elle cesse, grâce à la nuit complètement venue et à une pluie torrentielle. Pendant cette nuit pluvieuse, la multitude de femmes et d’hommes venue de Paris, augmentée de l’armée de La Fayette, cherche un abri dans les églises, ou bivouaque sur la place du château. Le jour vient. Quelques citoyens, apercevant un garde du corps à l’une des fenêtres du château, lui adressent des propos grossiers. C’était un tort, cependant explicable par l’irritation populaire contre ces officiers insulteurs de la cocarde nationale et coupables de la sanglante agression de la veille ; mais le garde du corps prend son fusil, ajuste un citoyen et le tue… C’était un crime… et, pour la seconde fois, ces prétoriens de Louis XVI engageaient la lutte. Les Parisiennes, les gardes nationaux, cèdent à leur légitime indignation, envahissent le château ; ses défenseurs disputent bravement le terrain pied à pied. Le sang coule. Des victimes tombent des deux côtés ; mais le nombre des assaillants augmente sans cesse. La victoire, pour eux, n’est plus douteuse ; ils vont, dans leur fureur, exterminer jusqu’au dernier de leurs ennemis, lorsque les ex-gardes françaises, qui ont pris part à l’attaque du château, s’interposent entre les vaincus et les vainqueurs, font appel à leur générosité.