Du plus haut de leurs hautes branches, les eucalyptus délivrés laissaient tomber leur vieille écorce ; elle pendait, protection usée, comme un habit que le soleil rend inutile, comme ma vieille morale qui ne valait que pour l’hiver.

Blidah.

Les tiges énormes du fenouil (l’éclat de leur floraison d’or verdi, sous la lumière d’or ou sous les feuilles azurées des eucalyptus immobiles) ce matin de premier été, sur la route que nous suivions dans le Sahel, elles étaient d’une splendeur incomparable.

Et les eucalyptus étonnés ou tranquilles.

Participation de chaque chose à la nature ; impossibilité d’en sortir. Lois physiques enveloppantes. Wagon s’élançant dans la nuit ; au matin il se couvre de rosée.

À bord.

Que de nuits, ah ! vitre ronde de ma cabine, hublot fermé, – que de nuits j’ai regardé vers toi, de ma couchette, en me disant : Voici, quand cet œil blanchira, ce sera l’aube ; alors je me lèverai et je secouerai mon malaise ; et l’aube lavera la mer ; et nous aborderons à la terre inconnue. L’aube est venue sans que la mer en soit calmée, la terre était encore lointaine et sur la face mobile des eaux chancelait ma pensée.

Le malaise des flots dont toute la chair se souvient. Accrocherai-je une pensée à cette hune vacillante ? pensai-je. Lames, ne verrai-je que l’eau s’éparpiller au vent du soir ? Je sème mon amour sur la vague ; ma pensée sur la stérile plaine, des flots. Mon amour plonge dans les flots qui se suivent et se ressemblent. Ils passent et l’œil ne les reconnaît plus. – Mer informe et toujours agitée ; loin des hommes, tes flots se taisent ; rien ne s’oppose à leur fluidité ; mais nul ne peut entendre leur silence ; sur la plus frêle chaloupe, déjà se heurtent-ils, et leur bruit nous fait croire que la tempête est bruyante. Les grandes vagues avancent et se succèdent sans aucun bruit. Elles se suivent, et chacune soulève à son tour la même goutte d’eau, sans presque la déplacer. Seule leur forme se promène ; l’eau se prête, et les quitte, et ne les accompagne jamais. Toute forme ne prend que pour bien peu d’instants le même être ; à travers chacun, elle continue, puis le laisse. Mon âme ! ne t’attache à aucune pensée. Jette chaque pensée au vent du large qui te l’enlève ; tu ne la porteras jamais toi-même jusqu’aux cieux.

Mobilité des flots, c’est vous qui fîtes si chancelante ma pensée ! Tu ne bâtiras rien sur la vague. Elle s’échappe sous chaque poids.

Le doux port viendra-t-il, après ces décourageantes dérives, ces errements de-ci, de-là ? où mon âme enfin reposée, sur une solide jetée près du phare tournant, regardera la mer.

LIVRE QUATRIÈME

I

Dans un jardin sur la colline de Florence (celle qui fait face à Fiesole) où nous étions ce soir assemblés :

MAIS vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir, Angaire, Ydier, Tityre, dit Ménalque (et je te le redis à présent en mon nom, Nathanaël), la passion qui brûla ma jeunesse. J’enrageais de la fuite des heures. La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n’élisais pas. Je comprenais épouvantablement l’étroitesse des heures, et que le temps n’a qu’une dimension ; c’était une ligne que j’eusse souhaitée spacieuse, et mes désirs en y courant empiétaient nécessairement l’un sur l’autre. Je ne faisais jamais que ceci ou que cela. Si je faisais ceci, cela m’en devenait aussitôt regrettable, et je restais souvent sans plus oser rien faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’une chose. L’erreur de ma vie fut dès lors de ne continuer longtemps aucune étude, pour n’avoir su prendre mon parti de renoncer à beaucoup d’autres. N’importe quoi s’achetait trop cher à ce prix-là, et les raisonnements ne pouvaient venir à bout de ma détresse. Entrer dans un marché de délices, en ne disposant (grâce à Qui ?) que d’une somme trop minime. En disposer ! choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité.

De là me vint d’ailleurs un peu de cette aversion pour n’importe quelle possession sur la terre ; la peur de n’aussitôt plus posséder que cela.

Marchandises ! provisions ! tas de trouvailles ! que ne vous donnez-vous sans conteste ? Et je sais que les biens de la terre s’épuisent (encore qu’ils soient inépuisablement remplaçables) et que la coupe que j’ai vidée reste vide pour toi, mon frère (bien que la source soit voisine). Mais vous ! vous, immatérielles idées ! formes de vie non détenues, sciences, et connaissance de Dieu, coupes de vérité, coupes intarissables, pourquoi marchander votre ruissellement à nos lèvres ? quand toute notre soif ne suffirait à vous tarir et que votre eau déborderait toujours fraîche pour chaque nouvelle lèvre tendue. – J’ai compris maintenant que toutes les gouttes de cette grande source divine s’équivalent ; que la moindre suffit à notre ivresse et nous révèle la plénitude et la totalité de Dieu. Mais, en ce temps, que n’eût point souhaité ma folie ? J’enviais toute forme de vie ; tout ce que je voyais faire par quelque autre, j’eusse aimé le faire moi-même ; non l’avoir fait, le faire – entendez-moi – car je ne craignais que très peu la fatigue, la souffrance, et les croyais instruites de la vie. Je fus jaloux de Parménide trois semaines parce qu’il apprenait le turc ; deux mois plus tard de Théodose qui découvrait l’astronomie. Ainsi ne traçai-je de moi que la plus vague et la plus incertaine figure, à force de ne la vouloir point limiter.

– Raconte-nous ta vie, Ménalque, dit Alcide,

– et Ménalque reprit :

… À dix-huit ans, quand j’eus fini mes premières études, l’esprit las de travail, le cœur inoccupé, languissant de l’être, le corps exaspéré par la contrainte, je partis sur les routes, sans but, usant ma fièvre vagabonde.