rêve absurde, imprévu, sans rapport ni connexion avec le caractère, la vie et les passions du dormeur ! ce rêve, que j’appellerai hiéroglyphique, représente évidemment le côté surnaturel de la vie, et c’est justement parce qu’il est absurde que les anciens l’ont cru divin. Comme il est inexplicable par les causes naturelles, ils lui ont attribué une cause extérieure à l’homme ; et encore aujourd’hui, sans parler des onéiromanciens, il existe une école philosophique qui voit dans les rêves de ce genre tantôt un reproche, tantôt un conseil ; en somme, un tableau symbolique et moral, engendré dans l’esprit même de l’homme qui sommeille. C’est un dictionnaire qu’il faut étudier, une langue dont les sages peuvent obtenir la clef.
Dans l’ivresse du haschisch, rien de semblable. Nous ne sortirons pas du rêve naturel, L’ivresse, dans toute sa durée, ne sera, il est vrai, qu’un immense rêve, grâce à l’intensité des couleurs et à la rapidité des conceptions ; mais elle gardera toujours la tonalité particulière de l’individu.
L’homme a voulu rêver, le rêve gouvernera l’homme ; mais ce rêve sera bien le fils de son père. L’oisif s’est ingénié pour introduire artificiellement le surnaturel dans sa vie et dans sa pensée ; mais il n’est, après tout et malgré l’énergie accidentelle de ses sensations, que le même homme augmenté, le même nombre élevé à une très haute puissance. Il est subjugué ; mais, pour son malheur, il ne l’est que par lui-même, c’est-à-dire par la partie déjà dominante de lui-même ; il a voulu faire l’ange, il est devenu une bête, momentanément très puissante, si toutefois on peut appeler puissance une sensibilité excessive, sans gouvernement pour la modérer ou l’exploiter.
Que les gens du monde et les ignorants, curieux de connaître des jouissances exceptionnelles, sachent donc bien qu’ils ne trouveront dans le haschisch rien de miraculeux, absolument rien que le naturel excessif. Le cerveau et l’organisme sur lesquels opère le haschisch, ne donneront que leurs phénomènes ordinaires, individuels, augmentés, il est vrai, quant au nombre et à l’énergie, mais toujours fidèles à leur origine. L’homme n’échappera pas à la fatalité de son tempérament physique et moral : le haschisch sera, pour les impressions et les pensées familières de l’homme, un miroir grossissant, mais un pur miroir. .
Voici la drogue sous vos yeux : un peu de confiture verte, gros comme une noix, singulièrement odorante, à ce point qu’elle soulève une certaine répulsion et des velléités de nausée, comme le ferait, du reste, toute odeur fine et même agréable, portée à son maximum de force et pour ainsi dire de densité. Qu’il me soit permis de remarquer, en passant, que cette proposition peut être inversée, et que le parfum le plus répugnant, le plus révoltant, deviendrait peut-être un plaisir s’il était réduit à son minimum de quantité et d’expansion. – Voilà donc le bonheur ! il remplit la capacité d’une petite cuiller ! le bonheur avec toutes ses ivresses, toutes ses folies, tous ses enfantillages ! Vous pouvez avaler sans crainte ; on n’en meurt pas. Vos organes physiques n’en recevront aucune atteinte. Plus tard peut-être un trop fréquent appel au sortilège diminuera-t-il la force de votre volonté, peut-être serez-vous moins homme que vous ne l’êtes aujourd’hui ; mais le châtiment est si lointain, et le désastre futur d’une nature si difficile à définir ! Que risquez-vous ? demain un peu de fatigue nerveuse.
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Ne risquez-vous pas tous les jours de plus grands châtiments pour de moindres récompenses ? Ainsi, c’est dit :
Vous avez même, pour lui donner plus de force et d’expansion, délayé votre dose d’extrait gras dans une tasse de café noir ; vous avez pris soin d’avoir l’estomac libre, reculant vers neuf ou dix heures du soir le repas substantiel, pour livrer au poison toute liberté d’action ; tout au plus dans une heure prendrez-vous une légère soupe. Vous êtes maintenant suffisamment lesté pour un long et singulier voyage. La vapeur a sifflé, la voilure est orientée, et vous avez sur les voyageurs ordinaires ce curieux privilège d’ignorer où vous allez. Vous l’avez voulu ; vivre la fatalité !
Je présume que vous avez eu la précaution de bien choisir votre moment pour cette aventureuse expédition. Toute débauche parfaite a besoin d’un parfait loisir. Vous savez d’ailleurs que le haschisch crée l’exagération non seulement de l’individu, mais aussi de la circonstance et du milieu ; vous n’avez pas de devoirs à accomplir exigeant de la ponctualité, de l’exactitude ; point de chagrins de famille ; point de douleurs d’amour. Il faut y prendre garde. Ce chagrin, cette inquiétude, ce souvenir d’un devoir qui réclame votre volonté et votre attention à une minute déterminée, viendraient sonner comme un glas à travers votre ivresse et empoisonneraient votre plaisir. L’inquiétude deviendrait angoisse ; le chagrin, torture. si, toutes ces conditions préalables observées, le temps est beau, si vous êtes situé dans un milieu favorable, comme un paysage pittoresque ou un appartement poétiquement décoré, si de plus vous pouvez espérer un peu de musique, alors tout est pour le mieux.
Il y a généralement dans l’ivresse du haschisch trois phases assez faciles à distinguer, et ce n’est pas une chose peu curieuse à observer, chez les novices, que les premiers symptômes de la première phase. Vous avez entendu parler vaguement des merveilleux effets du haschisch ; votre imagination a préconçu une idée particulière, quelque chose comme un idéal d’ivresse ; il vous tarde de savoir si la réalité sera décidément à la hauteur de votre espérance.
Cela suffit pour vous jeter dès le commencement dans un état anxieux, assez favorable à l’humeur conquérante et envahissante du poison.
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