Mais les sons du violon, en se répandant dans l’appartement comme une nouvelle contagion, empoignaient (le mot n’est pas trop fort) tantôt un malade, tantôt un autre. C’étaient des soupirs rauques et profonds, des sanglots soudains, des ruisseaux de larmes silencieuses. Le musicien épouvanté s’arrête, et, s’approchant de celui dont la béatitude faisait le plus de tapage, lui demande s’il souffre beaucoup et ce qu’il faudrait faire pour le soulager. Un des assistants, un homme pratique, propose de la limonade et des acides. Mais le malade, l’extase dans les yeux, les regarde tous deux Collections
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avec un indicible mépris. Vouloir guérir un homme malade de trop de vie, malade de joie !
Comme on le voit par cette anecdote, la bienveillance tient une assez grande place dans les sensations causées par le haschisch ; une bienveillance molle, paresseuse, muette, et dérivant de l’attendrissement des nerfs. A l’appui de cette observation, une personne m’a raconté une aventure qui lui était arrivée dans cet état d’ivresse, et comme elle avait gardé un souvenir très exact de ses sensations, je compris parfaitement dans quel embarras grotesque, inextricable, l’avait jetée cette différence de diapason et de niveau dont je parlais tout à l’heure. Je ne me rappelle pas si l’homme en question en était à sa première ou à sa seconde expérience. Avait-il pris une dose un peu trop forte, ou le haschisch avait-il produit, sans l’aide d’aucune autre cause apparente (ce qui arrive fréquemment), des effets beaucoup plus vigoureux ? Il me raconta qu’à travers sa jouissance, cette jouissance suprême de se sentir plein de vie et de se croire plein de génie, il avait tout d’un coup rencontré un objet de terreur. D’abord ébloui par la beauté de ses sensations, il en avait été subitement épouvanté. Il s’était demandé ce que deviendraient son intelligence et ses organes, si cet état, qu’il prenait pour un état surnaturel, allait toujours s’aggravant, si ses nerfs devenaient toujours de plus en plus délicats. Par la faculté de grossissement que possède l’œil spirituel du patient, cette peur doit être un supplice ineffable. « J’étais, disait-il, comme un cheval emporté et courant vers un abîme, voulant s’arrêter, mais ne le pouvant pas. En effet, c’était un galop effroyable, et ma pensée, esclave de la circonstance, du milieu, de l’accident et de tout ce qui peut être impliqué dans le mot hasard, avait pris un tour purement et absolument rapsodique. Il est trop tard ! me répétais-je sans cesse avec désespoir.
Quand cessa ce mode de sentir, qui me parut durer un temps infini et qui n’occupa peut-être que quelques minutes, quand je crus pouvoir enfin me plonger dans la béatitude, si chère aux Orientaux, qui succède à cette phase furibonde, je fus accablé d’un nouveau malheur. Une nouvelle inquiétude, bien triviale et bien puérile ; s’abattit sur moi.
Je me souvins tout d’un coup que j’étais invité à un dîner, à une soirée d’hommes sérieux. Je me vis à l’avance au milieu d’une foule sage et discrète, où chacun est maître de soi-même, obligé de cacher soigneusement l’état de mon esprit sous l’éclat des lampes nombreuses. Je croyais bien que j’y réussirais, mais aussi je me sentais presque défaillir en pensant aux efforts de volonté qu’il me faudrait déployer.
Par je ne sais quel accident, les paroles de l’Evangile :
« Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » venaient de surgir dans ma mémoire, et tout en voulant les oublier, en m’appliquant à les oublier, je les répétais sans cesse dans mon esprit. Mon malheur (car c’était un véritable malheur) prit alors des proportions grandioses. Je résolus, malgré ma faiblesse, de faire acte d’énergie et de consulter un pharmacien ; car j’ignorais les réactifs, et je voulais aller, l’esprit libre et dégagé, dans le monde, où m’appelait, mon devoir. Mais sur le seuil de la boutique une pensée soudaine me prit, qui m’arrêta quelques instants et me donna à réfléchir. Je venais de me regarder, en passant, dans la glace d’une devanture, et mon visage m’avait étonné.
Cette pâleur, ces lèvres rentrées, ces yeux agrandis ! Je vais inquiéter ce brave homme, me dis-je, et pour quelle niaiserie ! Ajoutez à cela le sentiment du ridicule que je voulais éviter, la crainte de trouver du monde dans la boutique.
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Mais ma bienveillance soudaine pour cet apothicaire inconnu dominait tous mes autres sentiments. Je me figurais cet homme aussi sensible que je l’étais moi-même en cet instant funeste, et, comme je m’imaginais aussi que son oreille et son âme devaient, comme les miennes, vibrer au moindre bruit, je résolus d’entrer chez lui sur la pointe du pied. Je ne saurais, me disais-je, montrer trop de discrétion chez un homme dont je vais alarmer la charité. Et puis je me promettais d’éteindre le son de ma voix comme le bruit de mes pas ; vous la connaissez, cette voix du haschisch ? grave, profonde, gutturale, et ressemblant beaucoup à celle des vieux mangeurs d’opium.
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