Malheureusement le hasard me contraignit à accompagner quelqu’un au spectacle. Je pris mon parti en brave, résolu à déguiser mon immense désir de paresse et d’immobilité. Toutes les voitures de mon quartier se trouvant retenues, il fallut me résigner à faire un long trajet à pied, à traverser les bruits discordants des voitures, les conversations stupides des passants, tout un océan de trivialités. Une légère fraîcheur s’était déjà manifestée au bout de mes doigts ; bientôt elle se transforma en un froid très vif, comme si j’avais les deux mains plongées dans un seau d’eau glacée. Mais ce n’était pas une souffrance ; cette sensation presque aiguë me pénétrait plutôt comme une volupté.
Cependant il me semblait que ce froid m’envahissait de plus en plus, au fur et à mesure de cet interminable voyage. Je demandai deux ou trois fois à la personne que j’accompagnais s’il faisait réellement très froid ; il me fut répondu qu’au contraire la température était plus que tiède. Installé enfin dans la salle, enfermé dans la boîte qui m’était destinée, avec trois ou quatre heures de repos devant moi, je me crus arrivé à la terre promise. Les sentiments que j’avais refoulés pendant la route, avec toute la pauvre énergie dont je pouvais disposer, firent donc irruption, et je m’abandonnai librement à ma muette frénésie.
Le froid augmentait toujours, et cependant je voyais des gens légèrement vêtus, ou même s’essuyant le front avec un air de fatigue. Cette idée réjouissante me prit, que j’étais un homme privilégié, à qui seul était accordé le droit d’avoir froid en été dans une salle de spectacle. Ce froid s’accroissait au point de devenir alarmant ; mais j’étais avant tout dominé par la curiosité de savoir jusqu’à quel degré il pourrait descendre. Enfin il vint à un tel point, il fut si complet, si général, que toutes mes idées se congelèrent, pour ainsi dire ; j’étais un morceau de glace pensant ; je me considérais comme une statue taillée dans un seul bloc de glace ; et cette folle hallucination me causait une fierté, excitait en moi un bien-être moral que je ne saurais vous définir. Ce qui ajoutait à mon abominable jouissance était la certitude que tous les assistants ignoraient ma nature et quelle supériorité j’avais sur eux ; et puis le bonheur de penser que mon camarade ne s’était pas douté un seul instant de quelles bizarres sensations j’étais possédé ! Je tenais la récompense de ma dissimulation, et ma volupté exceptionnelle était un vrai secret.
« Du reste, j’étais à peine entré dans ma loge que mes yeux avaient été frappés d’une impression de ténèbres qui me paraît avoir quelque parenté avec l’idée de froid. Il se peut bien que ces deux idées se soient prêté réciproquement de la force.
Vous savez que le haschisch invoque toujours des magnificences de lumière, des splendeurs glorieuses, des cascades d’or liquide ; toute lumière lui est bonne, celle qui ruisselle en nappe et celle qui s’accroche comme du paillon aux pointes et aux aspérités, les candélabres des salons, les cierges du mois de Marie, les avalanches de rose dans les couchers de soleil. Il paraît que ce misérable lustre répandait une Collections
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lumière bien insuffisante pour cette soif insatiable de clarté ; je crus entrer, comme je vous l’ai dit, dans un monde de ténèbres, qui d’ailleurs s’épaissirent graduellement, pendant que je rêvais nuit polaire et hiver éternel. Quant à la scène (c’était une scène consacrée au genre comique), elle seule était lumineuse, infiniment petite et située loin, très loin, comme au bout d’un immense stéréoscope. Je ne vous dirai pas que j’écoutais les comédiens, vous savez que cela est impossible ; de temps en temps ma pensée accrochait au passage un lambeau de phrase, et, semblable à une danseuse habile, elle s’en servait comme d’un tremplin pour bondir dans des rêveries très lointaines. On pourrait supposer qu’un drame, entendu de cette façon, manque de logique et d’enchaînement ; détrompez-vous ; je découvrais un sens très. subtil dans le drame créé par ma distraction. Rien ne m’en choquait, et je ressemblais un peu à ce poète qui, voyant jouer Esther pour la première fois, trouvait tout naturel qu’Aman fit une déclaration d’amour à la reine. C’était, comme on le devine, l’instant où celui-ci se jette aux pieds d’Esther pour implorer le pardon de ses crimes. si tous les drames étaient entendus selon cette méthode, ils y gagneraient de grandes beautés, même ceux de Racine.
« Les comédiens me semblaient excessivement petits et cernés d’un contour précis et soigné, comme les figures de Meissonier. Je voyais distinctement, non seulement les détails les plus minutieux de leurs ajustements, comme dessins d’étoffe, coutures, boutons, etc., mais encore la ligne de séparation du faux front d’avec le véritable, le blanc, le bleu et le rouge, et tous les moyens de grimage. Et ces lilliputiens étaient revêtus d’une clarté froide et magique, comme celle qu’une vitre très nette ajoute à une peinture à l’huile. Lorsque je pus enfin sortir de ce caveau de ténèbres glacées, et que, la fantasmagorie intérieure se dissipant, je fus rendu à moi-même, j’éprouvai une lassitude plus grande que ne m’en a jamais causé un travail tendu et forcé. »
C’est en effet à cette période de l’ivresse que se manifeste une finesse nouvelle, une acuité supérieure dans tous les sens.
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