La salle de bain est revêtue en briques de Sèvres peintes en camaïeu, le sol est en mosaïque, la baignoire est en marbre. Une alcôve, cachée par un tableau peint sur cuivre, et qui s’enlève au moyen d’un contre-poids, contient un lit de repos en bois doré du style le plus Pompadour. Le plafond est en lapis-lazuli, étoilé d’or. Les camaïeux sont faits d’après les dessins de Boucher. Ainsi, le bain, la table et l’amour sont réunis.
» Après le salon qui, mon cher, offre toutes les magnificences du style Louis XIV, vient une magnifique salle de billard, à laquelle je ne connais pas de rivale à Paris. L’entrée de ce rez-de-chaussée est une antichambre demi-circulaire, au fond de laquelle on a disposé le plus coquet des escaliers, éclairé par en haut, et qui mène à des logements bâtis tous à différentes époques ! Et l’on a coupé le cou, mon cher, à des fermiers généraux en 1793 ! Mon Dieu, comment ne comprend-on pas que les merveilles de l’art sont impossibles dans un pays sans grandes fortunes, sans grandes existences assurées ? Si la gauche veut absolument tuer les rois, qu’elle nous laisse quelques petits princes, grands comme rien du tout !
» Aujourd’hui, ces richesses accumulées appartiennent à une petite femme artiste qui, non contente de les avoir magnifiquement restaurées, les entretient avec amour. De prétendus philosophes, qui s’occupent d’eux en ayant l’air de s’occuper de l’humanité, nomment ces belles choses des extravagances. Ils se pâment devant les fabriques de calicot et les plates inventions de l’industrie moderne, comme si nous étions plus grands et plus heureux aujourd’hui que du temps de Henri IV, de Louis XIV et de Louis XVI, qui tous ont imprimé le cachet de leur règne aux Aigues. Quel palais, quel château royal, quelles habitations, quels beaux ouvrages d’art, quelles étoffes brochées d’or laisserons-nous ? Les jupes de nos grand’mères sont aujourd’hui recherchées pour couvrir nos fauteuils. Usufruitiers égoïstes et ladres, nous rasons tout et nous plantons des choux là où s’élevaient des merveilles. Hier, la charrue a passé sur Persan, magnifique domaine qui donnait un titre à l’une des plus opulentes familles du parlement de Paris ; le marteau a démoli Montmorency, qui coûta des sommes folles à l’un des Italiens groupés autour de Napoléon ; enfin, le Val, création de Regnault-Saint-Jean d’Angely ; Cassan, bâti par une maîtresse du prince de Conti ; en tout, quatre habitations royales viennent de disparaître dans la seule vallée de l’Oise. Nous préparons autour de Paris la campagne de Rome, pour le lendemain d’un saccage dont la tempête soufflera du nord sur nos châteaux de plâtre et nos ornements en carton-pierre.
» Vois, mon très-cher, où vous conduit l’habitude de tartiner dans un journal, voilà que je fais une espèce d’article. L’esprit aurait-il donc, comme les chemins, ses ornières ? Je m’arrête, car je vole mon gouvernement, je me vole moi-même, et vous pourriez bâiller. La suite à demain. J’entends le second coup de cloche qui m’annonce un de ces plantureux déjeuners dont l’habitude est depuis longtemps perdue, à l’ordinaire s’entend, par les salles à manger de Paris.
» Voici l’histoire de mon Arcadie. En 1815 est morte, aux Aigues, l’une des impures les plus célèbres du dernier siècle, une cantatrice oubliée par la guillotine et par l’aristocratie, par la littérature et par la finance, après avoir tenu à la finance, à la littérature, à l’aristocratie et avoir frôlé la guillotine ; oubliée comme beaucoup de charmantes vieilles femmes qui s’en vont expier à la campagne leur jeunesse adorée, et qui remplacent leur amour perdu par un autre, l’homme par la nature. Ces femmes vivent avec les fleurs, avec la senteur du bois, avec le ciel, avec les effets du soleil, avec tout ce qui chante, frétille, brille et pousse, les oiseaux, les lézards, les fleurs et les herbes ; elles n’en savent rien, elles ne se l’expliquent pas, mais elles aiment encore ; elles aiment si bien, qu’elles oublient les ducs, les maréchaux, les rivalités, les fermiers généraux, leurs folies et leur luxe effréné, leurs strass et leurs diamants, leurs mules à talons et leur rouge, pour les suavités de la campagne.
» J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur la vieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des filles qui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, à Tullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne sais quel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilles lunes.
» En 1790, épouvantée par la marche des affaires publiques, mademoiselle Laguerre vint s’établir aux Aigues, acquis pour elle par Bouret, et où il avait passé plusieurs saisons avec elle ; le sort de la Dubarry la fit tellement trembler, qu’elle enterra ses diamants. Elle n’avait alors que cinquante-trois ans ; et selon sa femme de chambre, devenue la femme d’un gendarme, une madame Soudry, à qui l’on dit madame la mairesse gros comme le bras, « Madame était plus belle que jamais. » Mon cher, la nature a sans doute ses raisons pour traiter ses sortes de créatures en enfants gâtés ; les excès, au lieu de les tuer, les engraissent, les conservent, les rajeunissent ; elles ont, sous une apparence lymphatique, des nerfs qui soutiennent leur merveilleuse charpente ; elles sont toujours belles par la raison qui enlaidirait une femme vertueuse. Décidément le hasard n’est pas moral.
» Mademoiselle Laguerre a vécu là d’une manière irréprochable, et ne peut-on pas dire comme une saint ? après sa fameuse aventure. Un soir, par un désespoir d’amour, elle se sauve de l’Opéra dans son costume de théâtre, va dans les champs, et passe la nuit à pleurer au bord d’un chemin. (A-t-on calomnié l’amour au temps de Louis XV !) Elle était si déshabituée de voir l’aurore, qu’elle la salue en chantant un de ses plus beaux airs. Par sa pose, autant que par ses oripeaux, elle attire des paysans qui, tout étonnés de ses gestes, de sa voix, de sa beauté, la prennent pour un ange et se mettent à genoux autour d’elle. Sans Voltaire, on aurait eu, sous Bagnolet, un miracle de plus. Je ne sais si le bon Dieu tiendra compte à cette fille de sa vertu tardive, car l’amour est bien nauséabond à une femme aussi lassée d’amour que devait l’être une impure de l’ancien Opéra. Mademoiselle Laguerre était née en 1740, son beau temps fut en 1760, quand on nommait monsieur de... (le nom m’échappe) le premier commis de la guerre, à cause de sa liaison avec elle. Elle quitta ce nom tout à fait inconnu dans le pays, et s’y nomma madame des Aigues, pour mieux se blottir dans sa terre qu’elle se plut à entretenir dans un goût profondément artiste. Quand Bonaparte devint premier consul, elle acheva d’arrondir sa propriété par des biens d’Église, en y consacrant le produit de ses diamants. Comme une fille d’Opéra ne s’entend guère à gérer ses biens, elle avait abandonné la gestion de sa terre à un intendant, en ne s’occupant que du parc, de ses fleurs et de ses fruits.
» Mademoiselle, morte et enterrée à Blangy, le notaire de Soulanges, cette petite ville située entre la Ville-aux-Fayes et Blangy, le chef-lieu du canton, fit un copieux inventaire, et finit par découvrir les héritiers de la chanteuse, qui ne se connaissait point d’héritiers. Onze familles de pauvres cultivateurs aux environs d’Amiens, couchés dans des torchons, se réveillèrent un beau matin dans des draps d’or.
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