Vous eussiez dit le lit d’un torrent où la violence des eaux écoulées était attestée par la profondeur des sillons qui trahissaient quelque lutte horrible, éternelle. Semblables à la trace laissée par les rames d’une barque sur les ondes, de larges plis partant de chaque côté de son nez accentuaient fortement son visage, et donnaient à sa bouche, ferme et sans sinuosités, un caractère d’amère tristesse. Au-dessus de l’ouragan peint sur ce visage, son front tranquille s’élançait avec une sorte de hardiesse et le couronnait comme d’une coupole en marbre. L’étranger gardait cette attitude intrépide et sérieuse que contractent les hommes habitués au malheur, faits par la nature pour affronter avec impassibilité les foules furieuses, et pour regarder en face les grands dangers. Il semblait se mouvoir dans une sphère à lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité. Ainsi que son regard, son geste possédait une irrésistible puissance ; ses mains décharnées étaient celles d’un guerrier ; s’il fallait baisser les yeux quand les siens plongeaient sur vous, il fallait également trembler quand sa parole ou son geste s’adressaient à votre âme. Il marchait entouré d’une majesté silencieuse qui le faisait prendre pour un despote sans gardes, pour quelque Dieu sans rayons. Son costume ajoutait encore aux idées qu’inspiraient les singularités de sa démarche ou de sa physionomie. L’âme, le corps et l’habit s’harmoniaient ainsi de manière à impressionner les imaginations les plus froides. Il portait une espèce de surplis en drap noir, sans manches, qui s’agrafait par devant et descendait jusqu’à mi-jambe, en lui laissant le col nu, sans rabat. Son justaucorps et ses bottines, tout était noir. Il avait sur la tête une calotte en velours semblable à celle d’un prêtre, et qui traçait une ligne circulaire au-dessus de son front sans qu’un seul cheveu s’en échappât. C’était le deuil le plus rigide et l’habit le plus sombre qu’un homme pût prendre.

Sans une longue épée qui pendait à son côté, soutenue par un ceinturon de cuir que l’on apercevait à la fente du surtout noir, un ecclésiastique l’eût salué comme un frère. Quoiqu’il fût de taille moyenne, il paraissait grand ; mais en le regardant au visage, il était gigantesque.
— L’heure a sonné, la barque attend, ne viendrez-vous pas ?
À ces paroles prononcées en mauvais français, mais qui furent facilement entendues au milieu du silence, un léger frémissement retentit dans l’autre chambre, et le jeune homme en descendit avec la rapidité d’un oiseau. Quand Godefroid se montra, le visage de la dame s’empourpra, elle trembla, tressaillit, et se fit un voile de ses mains blanches. Toute femme eût partagé cette émotion en contemplant un homme de vingt ans environ, mais dont la taille et les formes étaient si frêles qu’au premier coup d’œil vous eussiez cru voir un enfant ou quelque jeune fille déguisée. Son chaperon noir, semblable au béret des Basques, laissait apercevoir un front blanc comme de la neige où la grâce et l’innocence étincelaient en exprimant une suavité divine, reflet d’une âme pleine de foi. L’imagination des poètes aurait voulu y chercher cette étoile que, dans je ne sais quel conte, une mère pria la fée-marraine d’empreindre sur le front de son enfant abandonné comme Moïse au gré des flots. L’amour respirait dans les milliers de boucles blondes qui retombaient sur ses épaules. Son cou, véritable cou de cygne, était blanc et d’une admirable rondeur. Ses yeux bleus, plein de vie et limpides, semblaient réfléchir le ciel. Les traits de son visage, la coupe de son front étaient d’un fini, d’une délicatesse à ravir un peintre. La fleur de beauté qui, dans les figures de femmes, nous cause d’intarissables émotions, cette exquise pureté des lignes, cette lumineuse auréole posée sur des traits adorés, se mariaient, à des teintes mâles, à une puissance encore adolescente, qui formaient de délicieux contrastes. C’était enfin un de ces visages mélodieux qui, muets, nous parlent et nous attirent ; néanmoins, en le contemplant avec un peu d’attention, peut-être y aurait-on reconnu l’espèce de flétrissure qu’imprime une grande pensée ou la passion, dans une verdeur mate qui le faisait ressembler à une jeune feuille se dépliant au soleil. Aussi, jamais opposition ne fut-elle plus brusque ni plus vive que l’était celle offerte par la réunion de ces deux êtres. Il semblait voir un gracieux et faible arbuste né dans le creux d’un vieux saule, dépouillé par le temps, sillonné par la foudre, décrépit, un de ces saules majestueux, l’admiration des peintres ; le timide arbrisseau s’y met à l’abri des orages. L’un était un Dieu, l’autre était un ange ; celui-ci le poète qui sent, celui-là le poète qui traduit ; un prophète souffrant, un lévite en prières. Tous deux passèrent en silence.
— Avez-vous vu comme il l’a sifflé ? s’écria le sergent de ville au moment où le pas des deux étrangers ne s’entendit plus sur la grève. N’est-ce point un diable et son page ?
— Ouf ! répondit Jacqueline, j’étais oppressée. Jamais je n’avais examiné nos hôtes si attentivement.
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