Je suis sur
la terre comme dans une planète étrangère où je serais tombé de
celle que j'habitais. Si je reconnais autour de moi quelque chose,
ce ne sont que des objets affligeants et déchirants pour mon cœur,
et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche et m'entoure sans
y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m'indigne, ou de
douleur qui m'afflige Ecartons donc de mon esprit tous les pénibles
objets dont je m'occuperais aussi douloureusement qu'inutilement.
Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la
consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus
m'occuper que de moi. C'est dans cet état que je reprends la suite
de l'examen sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confessions.
Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer
d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi.
Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme
puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent m'ôter. Si à
force de réfléchir sur mes dispositions intérieures je parviens à
les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y
rester, mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et
quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre je n'aurai pas tout
à fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades
journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes
dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je fixerai par
l'écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois
que je les relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes
malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix
qu'avait mérité mon cœur. Ces feuilles ne seront proprement qu'un
informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de
moi, parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement
beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées étrangères qui me
passent par la tête en me promenant y trouveront également leur
place. Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu et avec
aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire
avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une
nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des
sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture
journalière dans l'étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent
donc être regardées comme un appendice de mes Confessions, mais je
ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui
puisse le mériter. Mon cœur s'est purifié à la coupelle de
l'adversité, et j'y trouve à peine en le sondant avec soin quelque
reste de penchant répréhensible. Qu'aurais-je encore à confesser
quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je
n'ai pas plus à me louer qu'à me blâmer : je suis nul
désormais parmi les hommes, et c'est tout ce que je puis être,
n'ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne
pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus
agir sans nuire à autrui ou à moi-même m'abstenir est devenu mon
unique devoir, et je le remplis autant qu'il est en moi Mais dans
ce désœuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit
encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale
semble encore s'être accrue par la mort de tout intérêt terrestre
et temporel. Mon corps n'est plus pour moi qu'un embarras, qu'un
obstacle, et je m'en dégage d'avance autant que je puis.
Une situation si singulière mérite assurément d'être examinée et
décrite, et c'est à cet examen que je consacre mes derniers
loisirs. Pour le faire avec succès il y faudrait procéder avec
ordre et méthode : mais je suis incapable de ce travail et
même il m'écarterait de mon but qui est de me rendre compte des
modifications de mon âme et de leurs successions. Je ferai sur
moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur
l'air pour en connaître l'état journalier. J'appliquerai le
baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps
répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les
leurs. Mais je n'étends pas jusque-là mon entreprise. Je me
contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les
réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais
avec un but tout contraire au sien : car il n'écrivait ses
Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour
moi. Si dans mes plus vieux jours, aux approches du départ, je
reste, comme je l'espère dans la même disposition où je suis, leur
lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire et,
faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi
dire mon existence. En dépit des hommes, je saurai goûter encore le
charme de la société et je vivrai décrépit avec moi dans un autre
âge comme je vivrais avec un moins vieux ami. J'écrivais mes
premières Confessions et mes Dialogues dans un souci continuel sur
les moyens de les dérober aux mains rapaces de mes persécuteurs
pour les transmettre, s'il était possible, à d'autres générations.
La même inquiétude ne me tourmente plus pour cet écrit, je sais
qu'elle serait inutile, et le désir d'être mieux connu des hommes
s'étant éteint dans mon cœur n'y laisse qu'une indifférence
profonde sur le sort et de mes vrais écrits et des monuments de mon
innocence, qui déjà peut-être ont été tous pour jamais anéantis.
Qu'on épie ce que je fais, qu'on s'inquiète de ces feuilles, qu'on
s'en empare, qu'on les supprime, qu'on les falsifie, tout cela
m'est égal désormais. Je ne les cache ni ne les montre. Si on me
les enlève de mon vivant on ne m'enlèvera ni le plaisir de les
avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations
solitaires dont elles sont le fruit et dont la source ne peut ne
s'éteindre qu'avec mon âme. Si dès mes premières calamités j'avais
su ne point regimber contre ma destinée et prendre le parti que je
prends aujourd'hui, tous les efforts des hommes, toutes leurs
épouvantables machines eussent été sur moi sans effet, et ils
n'auraient pas plus troublé mon repos par toutes leurs trames
qu'ils ne peuvent le troubler désormais par tous leurs
succès ; qu'ils jouissent à leur gré de mon opprobre, ils ne
m'empêcheront pas de jouir de mon innocence et d'achever mes jours
en paix malgré eux.
Deuxième Promenade
Ayant donc formé le projet de décrire l'état habituel de mon âme
dans la plus étrange position où se puisse jamais trouver un
mortel, je n ai vu nulle manière plus simple et plus sûre
d'exécuter cette entreprise que de tenir un registre fidèle de mes
promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand je
laisse ma tête entièrement libre, et mes idées suivre leur pente
sans résistance et sans gêne. Ces heures de solitude et de
méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi
et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse
véritablement dire être ce que la nature a voulu.
J'ai bientôt senti que j'avais trop tardé d'exécuter ce projet.
Mon imagination déjà moins vive ne s'enflamme plus comme autrefois
à la contemplation de l'objet qui l'anime, je m'enivre moins du
délire de la rêverie ; il y a plus de réminiscence que de
création dans ce qu'elle produit désormais, un tiède alanguissement
énerve' toutes mes facultés l'esprit de vie s'éteint en moi par
degrés ; mon âme ne s'élance plus qu'avec peine hors de sa
caduque enveloppe, et sans l'espérance de l'état auquel j'aspire
parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des
souvenirs.
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