J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et un
peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux.
Je ne me sentais encore que par 1à. Je naissais dans cet instant à
la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence
tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent je
ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de
mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de
m'arriver ; je ne savais ni qui j'étais ni où j'étais ;
je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler
mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer
seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans
tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le
rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des
plaisirs connus.
On me demanda où je demeurais ; il me fut impossible de le
dire. Je demandai où j'étais, on me dit, à la Haute-Borne, c'était
comme si l'on m'eût dit au mont Atlas. Il fallut demander
successivement le pays, la ville et le quartier où je me trouvais.
Encore cela ne put-il suffire pour me reconnaître ; il me
fallut tout le trajet de là jusqu'au boulevard pour me rappeler ma
demeure et mon nom. Un monsieur que je ne connaissais pas et qui
eut la charité de m'accompagner quelque temps, apprenant que je
demeurais si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour
me reconduire chez moi. Je marchais très bien, très légèrement sans
sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours
beaucoup de sang. Mais j'avais un frisson glacial qui faisait
claquer d'une façon très incommode mes dents fracassées. Arrive au
Temple, je pensai que puisque je marchais sans peine il valait
mieux continuer ainsi ma route à pied que de m'exposer à périr de
froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi- lieue qu'il y a du
Temple à la rue Plâtrière, marchant sans peine évitant les
embarras, les voitures, choisissant et suivant mon chemin tout
aussi bien que j'aurais pu faire en pleine santé. J'arrive, j'ouvre
le secret qu'on a fait mettre à la porte de la rue, je monte
l'escalier dans l'obscurité et j'entre enfin chez moi sans autre
accident que ma chute et ses suites, dont je ne m'apercevais pas
même encore alors. Les cris de ma femme en me voyant me firent
comprendre que j'étais plus maltraité que je ne pensais. Je passai
la nuit sans connaître encore et sentir mon mal. Voici ce que je
sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue
en dedans jusqu'au nez, en dehors la peau l'avait mieux garantie et
empêchait la totale séparation, quatre dents enfoncées à la
mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre
extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros
le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou
gauche aussi très enflé et qu'une contusion forte et douloureuse
empêchait totalement de plier. Mais avec tout ce fracas rien de
brisé pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une
chute comme celle-là. Voilà très fidèlement l'histoire de mon
accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris
tellement changée et défigurée qu'il était impossible d'y rien
reconnaître. J'aurais dû compter d'avance sur cette
métamorphose ; mais il s'y joignit tant de circonstances
bizarres ; tant de propos obscurs et de réticences
l'accompagnèrent, on m'en parlait d'un air si risiblement discret
que tous ces mystères m'inquiétèrent. J'ai toujours haï les
ténèbres, elles m'inspirent naturellement une horreur que celles
dont on m'environne depuis tant d'années n'ont pas dû diminuer.
Parmi toutes les singularités de cette époque je n'en remarquerai
qu'une, mais suffisante pour faire juger des autres. M. Lenoir,
lieutenant général de police, avec lequel je n'avais eu jamais
aucune relation, envoya son secrétaire s'informer de mes nouvelles,
et me faire d'instantes offres de services qui ne me parurent pas
dans la circonstance d'une grande utilité pour mon soulagement. Son
secrétaire ne laissa pas de me presser très vivement de me
prévaloir de ses offres, jusqu'à me dire que si je ne me fiais pas
à lui Je pouvais écrire directement à M. Lenoir. Ce grand
empressement et l'air de confidence qu'il y joignit me firent
comprendre qu'il y avait sous tout cela quelque mystère que je
cherchais vainement à pénétrer. Il n'en fallait pas tant pour
m'effaroucher surtout dans l'état d'agitation où mon accident et la
fièvre qui s'y était jointe avaient mis ma tête. Je me livrais à
mille conjectures inquiétantes et tristes, et je faisais sur tout
ce qui se passait autour de moi des commentaires qui marquaient
plutôt le délire de la fièvre que le sang-froid d'un homme qui ne
prend plus d'intérêt à rien.
Un autre événement vint achever de troubler ma tranquillité.
Madame d'Ormoy m'avait recherché depuis quelques années, sans que
je pusse deviner pourquoi.
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