Michel Chrestien accordait aux hommes de génie le pouvoir de transformer les plus massives créatures en sylphides, les sottes en femmes d’esprit, les paysannes en marquises : plus une femme était accomplie, plus elle perdait à leurs yeux ; car, selon lui, leur imagination n’avait rien à y faire. Selon lui, l’amour, simple besoin des sens pour les êtres inférieurs, était, pour les êtres supérieurs, la création morale la plus immense et la plus attachante. Pour justifier d’Arthez, il s’appuyait de l’exemple de Raphaël et de la Fornarina. Il aurait pu s’offrir lui-même comme un modèle en ce genre, lui qui voyait un ange dans la duchesse de Maufrigneuse. La bizarre fantaisie de d’Arthez pouvait d’ailleurs être justifiée de bien des manières : peut-être avait-il tout d’abord désespéré de rencontrer ici-bas une femme qui répondit à la délicieuse chimère que tout homme d’esprit rêve et caresse ? peut-être avait-il un cœur trop chatouilleux, trop délicat pour le livrer à une femme du monde ? peut-être aimait-il mieux faire la part à la Nature et garder ses illusions en cultivant son Idéal ? peut-être avait-il écarté l’amour comme incompatible avec ses travaux, avec la régularité d’une vie monacale où la passion eût tout dérangé. Depuis quelques mois, d’Arthez était l’objet des railleries de Blondet et de Rastignac qui lui reprochaient de ne connaître ni le monde ni les femmes. À les entendre, ses œuvres étaient assez nombreuses et assez avancées pour qu’il se permît des distractions : il avait une belle fortune et vivait comme un étudiant ; il ne jouissait de rien, ni de son or ni de sa gloire ; il ignorait les exquises jouissances de la passion noble et délicate que certaines femmes bien nées et bien élevées inspiraient ou ressentaient ; n’était-ce pas indigne de lui de n’avoir connu que les grossièretés de l’amour ! L’amour, réduit à ce que le faisait la Nature, était à leurs yeux la plus sotte chose du monde. L’une des gloires de la Société, c’est d’avoir créé la femme là où la Nature a fait une femelle ; d’avoir créé la perpétuité du désir là où la Nature n’a pensé qu’à la perpétuité de l’Espèce ; d’avoir enfin inventé l’amour, la plus belle religion humaine. D’Arthez ne savait rien des charmantes délicatesses de langage, rien des preuves d’affection incessamment données par l’âme et l’esprit, rien de ces désirs ennoblis par les manières, rien de ces formes angéliques prêtées aux choses les plus grossières par les femmes comme il faut. Il connaissait peut-être la femme, mais il ignorait la divinité. Il fallait prodigieusement d’art, beaucoup de belles toilettes d’âme et de corps chez une femme pour bien aimer. Enfin, en vantant les délicieuses dépravations de pensée qui constituent la coquetterie parisienne, ces deux corrupteurs plaignaient d’Arthez, qui vivait d’un aliment sain et sans aucun assaisonnement, de n’avoir pas goûté les délices de la haute cuisine parisienne, et stimulaient vivement sa curiosité. Le docteur Bianchon, à qui d’Arthez faisait ses confidences, savait que cette curiosité s’était enfin éveillée. La longue liaison de ce grand écrivain avec une femme vulgaire, loin de lui plaire par l’habitude, lui était devenue insupportable ; mais il était retenu par l’excessive timidité qui s’empare de tous les hommes solitaires.

— Comment, disait Rastignac, quand on porte tranché de gueules et d’or à un bezan et un tourteau de l’un en l’autre, ne fait-on pas briller ce vieil écu picard sur une voiture ? Vous avez trente mille livres de rentes et les produits de votre plume ; vous avez justifié votre devise, qui forme le calembour tant recherché par nos ancêtres : ARS, THESaurusque virtus, et vous ne le promenez pas au bois de Boulogne ! Nous sommes dans un siècle où la vertu doit se montrer.

— Si vous lisiez vos œuvres à cette espèce de grosse Laforêt, qui fait vos délices, je vous pardonnerais de la garder, dit Blondet. Mais, mon cher, si vous êtes au pain sec matériellement parlant, sous le rapport de l’esprit, vous n’avez même pas de pain...

Cette petite guerre amicale durait depuis quelques mois entre Daniel et ses amis, quand madame d’Espard pria Rastignac et Blondet de déterminer d’Arthez à venir dîner chez elle, en leur disant que la princesse de Cadignan avait un excessif désir de voir cet homme célèbre. Ces sortes de curiosités sont, pour certaines femmes, ce qu’est la lanterne magique pour les enfants, un plaisir pour les yeux, assez pauvre d’ailleurs, et plein de désenchantement. Plus un homme d’esprit excite de sentiments à distance, moins il y répondra de près ; plus il a été rêvé brillant, plus terne il sera. Sous ce rapport, la curiosité déçue va souvent jusqu’à l’injustice. Ni Blondet ni Rastignac ne pouvaient tromper d’Arthez, mais ils lui dirent en riant qu’il s’offrait pour lui la plus séduisante occasion de se décrasser le cœur et de connaître les suprêmes délices que donnait l’amour d’une grande dame parisienne. La princesse était positivement éprise de lui, il n’avait rien à craindre, il avait tout à gagner dans cette entrevue, il lui serait impossible de descendre du piédestal où madame de Cadignan l’avait élevé. Blondet ni Rastignac ne virent aucun inconvénient à prêter cet amour à la princesse, elle pouvait porter cette calomnie, elle dont le passé donnait lieu à tant d’anecdotes. L’un et l’autre, ils se mirent à raconter à d’Arthez les aventures de la duchesse de Maufrigneuse : ses premières légèretés avec de Marsay, ses secondes inconséquences avec d’Ajuda qu’elle avait diverti de sa femme en vengeant ainsi madame de Beauséant, sa troisième liaison avec le jeune d’Esgrignon qui l’avait accompagnée en Italie et s’était horriblement compromis pour elle ; puis combien elle avait été malheureuse avec un célèbre ambassadeur, heureuse avec un général russe ; comment elle avait été l’Égérie de deux Ministres des Affaires étrangères, etc. D’Arthez leur dit qu’il en avait su plus qu’ils ne pouvaient lui en dire sur elle par leur pauvre ami, Michel Chrestien, qui l’avait adorée en secret pendant quatre années, et avait failli en devenir fou.

— J’ai souvent accompagné, dit Daniel, mon ami aux Italiens, à l’Opéra. Le malheureux courait avec moi dans les rues en allant aussi vite que les chevaux, et admirant la princesse à travers les glaces de son coupé. C’est à cet amour que le prince de Cadignan a dû la vie, Michel a empêché qu’un gamin ne le tuât.

— Eh ! bien, vous aurez un thème tout prêt, dit en souriant Blondet. Voilà bien la femme qu’il vous faut, elle ne sera cruelle que par délicatesse, et vous initiera très-gracieusement aux mystères de l’élégance ; mais prenez garde ? elle a dévoré bien des fortunes ! La belle Diane est une de ces dissipatrices qui ne coûtent pas un centime, et pour laquelle on dépense des millions. Donnez-vous corps et âme ; mais gardez à la main votre monnaie, comme le vieux du Déluge de Girodet.

Après cette conversation, la princesse avait la profondeur d’un abîme, la grâce d’une reine, la corruption des diplomates, le mystère d’une initiation, le danger d’une syrène. Ces deux hommes d’esprit, incapables de prévoir le dénoûment de cette plaisanterie, avaient fini par faire de Diane d’Uxelles la plus monstrueuse Parisienne, la plus habile coquette, la plus enivrante courtisane du monde. Quoiqu’ils eussent raison, la femme qu’ils traitaient si légèrement était sainte et sacrée pour d’Arthez, dont la curiosité n’avait pas besoin d’être excitée, il consentit à venir de prime abord, et les deux amis ne voulaient pas autre chose de lui.

Madame d’Espard alla voir la princesse dès qu’elle eut la réponse.

— Ma chère, vous sentez-vous en beauté, en coquetterie, lui dit-elle, venez dans quelques jours dîner chez moi ? je vous servirai d’Arthez. Notre homme de génie est de la nature la plus sauvage, il craint les femmes, et n’a jamais aimé.