La nuit, en tant que nuit, est un univers. L’organisme matériel humain, sur lequel pèse une colonne atmosphérique de quinze lieues de haut, est fatigué le soir, il tombe de lassitude, il se couche, il se repose ; les yeux de chair se ferment ; alors dans cette tête assoupie, moins inerte qu’on ne croit, d’autres yeux s’ouvrent ; l’inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lune, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit.
Ainsi songeait Gilliatt.
La chaise Gild-Holm-’Ur
Ce serait vainement qu’on chercherait aujourd’hui, dans l’anse du Houmet, la maison de Gilliatt, son jardin, et la crique où il abritait la panse. Le Bû de la Rue n’existe plus. La petite presqu’île qui portait cette maison est tombée sous le pic des démolisseurs de falaises et a été chargée, charretée à charretée, sur les navires des brocanteurs de rochers et des marchands de granit. Elle est devenue quai, église et palais, dans la capitale. Toute cette crête d’écueils est depuis longtemps partie pour Londres.
Ces allongements de rochers dans la mer, avec leurs crevasses et leurs dentelures, sont de vraies petites chaînes de montagnes ; on a, en les voyant, l’impression qu’aurait un géant regardant les Cordillères. L’idiome local les appelle Banques. Ces banques ont des figures diverses. Les unes ressemblent à une épine dorsale ; chaque rocher est une vertèbre ; les autres à une arête de poisson ; les autres à un crocodile qui boit.
À l’extrémité de la banque du Bû de la Rue, il y avait une grande roche que les pêcheurs du Houmet appelaient la Corne de la Bête. Cette roche, sorte de pyramide, ressemblait, quoique moins élevée, au Pinacle de Jersey. À marée haute, le flot la séparait de la banque, et la Corne était isolée. À marée basse, on y arrivait par un isthme de roches praticables. La curiosité de ce rocher, c’était, du côté de la mer, une sorte de chaise naturelle creusée par la vague et polie par la pluie. Cette chaise était traître. On y était insensiblement amené par la beauté de la vue ; on s’y arrêtait « pour l’amour du prospect », comme on dit à Guernesey ; quelque chose vous retenait ; il y a un charme dans les grands horizons. Cette chaise s’offrait ; elle faisait une sorte de niche dans la façade à pic du rocher ; grimper à cette niche était facile ; la mer qui l’avait taillée dans le roc avait étagé au-dessous et commodément disposé une sorte d’escalier de pierres plates ; l’abîme a de ces prévenances, défiez-vous de ses politesses ; la chaise tentait, on y montait, on s’y asseyait ; là on était à l’aise ; pour siège le granit usé et arrondi par l’écume, pour accoudoirs deux anfractuosités qui semblaient faites exprès, pour dossier toute la haute muraille verticale du rocher qu’on admirait au-dessus de sa tête sans penser à se dire qu’il serait impossible de l’escalader ; rien de plus simple que de s’oublier dans ce fauteuil ; on découvrait toute la mer, on voyait au loin les navires arriver ou s’en aller, on pouvait suivre des yeux une voile jusqu’à ce qu’elle s’enfonçât au-delà des Casquets sous la rondeur de l’océan, on s’émerveillait, on regardait, on jouissait, on sentait la caresse de la brise et du flot ; il existe à Cayenne un vespertilio, sachant ce qu’il fait, qui vous endort dans l’ombre avec un doux et ténébreux battement d’ailes ; le vent est cette chauve-souris invisible ; quand il n’est pas ravageur, il est endormeur. On contemplait la mer, on écoutait le vent, on se sentait gagner par l’assoupissement de l’extase. Quand les yeux sont remplis d’un excès de beauté et de lumière, c’est une volupté de les fermer. Tout à coup on se réveillait. Il était trop tard. La marée avait grossi peu à peu. L’eau enveloppait le rocher.
On était perdu.
Redoutable blocus que celui-ci : la mer montante.
La marée croît insensiblement d’abord, puis violemment. Arrivée aux rochers, la colère la prend, elle écume. Nager ne réussit pas toujours dans les brisants. D’excellents nageurs s’étaient noyés à la corne du Bû de la Rue.
En de certains lieux, à de certaines heures, regarder la mer est un poison. C’est comme, quelquefois, regarder une femme.
Les très anciens habitants de Guernesey appelaient jadis cette niche façonnée dans le roc par le flot la Chaise Gild-Holm-’Ur, ou Kidormur. Mot celte, dit-on, que ceux qui savent le celte ne comprennent pas et que ceux qui savent le français comprennent. Qui-dort-meurt. Telle est la traduction paysanne.
On est libre de choisir entre cette traduction, Qui-dort-meurt, et la traduction donnée en 1819, je crois, dans l’Armoricain, par M.
1 comment