Il avait voyagé sur le continent. Il avait été quelque temps charpentier de navire à Rochefort, puis à Cette. Nous venons de parler du tour du monde ; il avait accompli son tour de France comme compagnon dans la charpenterie. Il avait travaillé aux appareils d’épuisement des salines de Franche-Comté. Cet honnête homme avait eu une vie d’aventurier. En France il avait appris à lire, à penser, à vouloir. Il avait fait de tout, et de tout ce qu’il avait fait, il avait extrait la probité. Le fond de sa nature, c’était le matelot. L’eau lui appartenait. Il disait : les poissons sont chez moi. En somme toute son existence, à deux ou trois années près, avait été donnée à l’océan ; jetée à l’eau, disait-il. Il avait navigué dans les grandes mers, dans l’Atlantique et dans le Pacifique, mais il préférait la Manche. Il s’écriait avec amour : C’est celle-là qui est rude ! Il y était né et voulait y mourir. Après avoir fait un ou deux tours du monde, sachant à quoi s’en tenir, il était revenu à Guernesey, et n’en avait plus bougé. Ses voyages désormais étaient Granville et Saint-Malo.

Mess Lethierry était guernesiais, c’est-à-dire normand, c’est-à-dire anglais, c’est-à-dire français. Il avait en lui cette patrie quadruple, immergée et comme noyée dans sa grande patrie l’Océan. Toute sa vie et partout, il avait gardé ses mœurs de pêcheur normand.

Cela ne l’empêchait point d’ouvrir un bouquin dans l’occasion, de se plaire à un livre, de savoir des noms de philosophes et de poètes, et de baragouiner un peu toutes les langues.

 

 

II

 

Un goût qu’il avait

 

Gilliatt était un sauvage. Mess Lethierry en était un autre.

Ce sauvage avait ses élégances.

Il était difficile pour les mains des femmes. Dans sa jeunesse, presque enfant encore, étant entre matelot et mousse, il avait entendu le bailli de Suffren s’écrier : Voilà une jolie fille, mais quelles grandes diables de mains rouges ! Un mot d’amiral, en toute matière, commande. Au-dessus d’un oracle, il y a une consigne. L’exclamation du bailli de Suffren avait rendu Lethierry délicat et exigeant en fait de petites mains blanches. Sa main à lui, large spatule couleur acajou, était massue pour la légèreté et tenaille pour la caresse, et cassait un pavé en tombant dessus, fermée.

Il ne s’était jamais marié. Il n’avait pas voulu ou pas trouvé. Cela tenait peut-être à ce que ce matelot prétendait à des mains de duchesse. On ne rencontre guère de ces mains-là dans les pêcheuses de Portbail.

On racontait pourtant qu’à Rochefort en Charente, il avait jadis fait la trouvaille d’une grisette réalisant son idéal. C’était une jolie fille ayant de jolies mains. Elle médisait et égratignait. Il ne fallait point s’attaquer à elle. Griffes au besoin, et d’une propreté exquise, ses ongles étaient sans reproche et sans peur. Ces charmants ongles avaient enchanté Lethierry, puis l’avaient inquiété ; et, craignant de ne pas être un jour le maître de sa maîtresse, il s’était décidé à ne point mener par-devant monsieur le maire cette amourette.

Une autre fois, à Aurigny, une fille lui avait plu.