Les voix se brisaient, un nouveau cantique monta et se prolongea, en une lamentation. Encore vingt-cinq grandes minutes avant d’être à Poitiers, où il semblait que l’arrêt d’une demi-heure allait soulager toutes les souffrances. On était si mal à l’aise, si rudement cahoté dans ce wagon empesté et brûlant ! C’était trop de misère, de grosses larmes roulaient sur les joues de Mme Vincent, un sourd juron avait échappé à M. Sabathier, si résigné d’habitude, tandis que le frère Isidore, la Grivotte et Mme Vêtu semblaient ne plus être, pareils à des épaves emportées dans le flot. Les yeux fermés, Marie ne répondait plus, ne voulait plus les rouvrir, poursuivie par l’horrible vision de la face d’Élise Rouquet, cette tête trouée et béante, qui était pour elle l’image de la mort. Et, pendant que le train hâtait sa vitesse, charriant cette désespérance humaine, sous le ciel lourd, au travers des plaines embrasées, il y eut encore une épouvante. L’homme ne soufflait plus, une voix cria qu’il expirait.
À Poitiers, dès que le train se fut arrêté, sœur Hyacinthe se hâta de descendre, au milieu de la cohue des hommes d’équipe qui ouvraient les portières et des pèlerins qui se précipitaient.
« Attendez, attendez, répétait-elle. Laissez-moi passer la première, je veux voir si tout est fini. »
Puis, lorsqu’elle fut remontée dans l’autre compartiment, elle souleva la tête de l’homme, crut d’abord en effet qu’il avait passé, en le voyant si blême et les yeux vides. Mais elle sentit un petit souffle.
« Non, non, il respire. Vite, il faut se dépêcher. »
Et, se tournant vers l’autre sœur, celle qui était à ce bout du wagon :
« Je vous en prie, sœur Claire des Anges, courez chercher le père Massias qui doit être dans la troisième ou la quatrième voiture. Dites-lui que nous avons un malade en grand danger, et qu’il apporte tout de suite les saintes huiles. »
Sans répondre, la sœur disparut, parmi la bousculade. Elle était petite, fine et douce, l’air recueilli, avec des yeux de mystère, très active pourtant.
Pierre qui suivait la scène, debout dans l’autre compartiment, se permit une réflexion.
« Si l’on allait aussi chercher le médecin ?
– Sans doute, j’y songeais, répondit sœur Hyacinthe. Oh ! monsieur l’abbé, que vous seriez gentil d’y courir vous-même ! »
Justement, Pierre se proposait d’aller, au fourgon de la cantine demander un bouillon pour Marie. Soulagée un peu, depuis qu’elle n’était plus secouée, la malade avait rouvert les yeux et s’était fait asseoir par son père. Elle aurait bien voulu qu’on la descendît un instant sur le quai, dans son ardente soif d’air pur. Mais elle sentit que ce serait trop demander, qu’on aurait trop de peine pour la remonter ensuite. M. de Guersaint, qui avait déjeuné dans le train, ainsi que la plupart des pèlerins et des malades, demeura sur le trottoir, près de la portière ouverte, à fumer une cigarette pendant que Pierre courait au fourgon de la cantine, où se trouvait également le médecin de service, avec une petite pharmacie.
Dans le wagon, d’autres malades aussi restèrent, qu’on ne pouvait songer à remuer. La Grivotte étouffait et délirait, et elle retint même Mme de Jonquière, qui avait donné rendez-vous, au buffet, à sa fille Raymonde, à Mme Volmar et à Mme Désagneaux pour y déjeuner toutes les quatre. Comment laisser seule, sur là dure banquette, cette malheureuse qu’on aurait cru à l’agonie ? Marthe non plus n’avait pas bougé, ne quittant pas son frère, le missionnaire, dont la plainte faible continuait. Cloué à sa place M. Sabathier attendait Mme Sabathier, qui était allée lui chercher une grappe de raisin. Les autres, ceux qui marchaient, venaient de se bousculer pour descendre, ayant la hâte de fuir un moment ce wagon de cauchemar, où leurs membres s’engourdissaient, depuis sept grandes heures déjà qu’on était parti. Mme Maze, tout de suite, s’écarta, gagna l’un des bouts déserts de la gare, égarant là sa mélancolie. Hébétée de souffrance, Mme Vêtu, après avoir eu la force de faire quelques pas, se laissa tomber sur un banc, au grand soleil, dont elle ne sentait pas la brûlure, pendant qu’Élise Rouquet, qui s’était remmailloté la face dans son fichu noir cherchait partout une fontaine, dévorée d’un désir d’eau fraîche. À pas ralentis, Mme Vincent promenait sur ses bras sa petite Rose tâchant de lui sourire, de l’égayer en lui montrant des images violemment coloriées, que l’enfant, grave, regardait sans voir.
Cependant, Pierre avait toutes les peines du monde à se frayer un chemin, au milieu de la foule qui noyait le quai. C’était inimaginable, le flot vivant, les éclopés et les gens valides, que le train avait vidé là, plus de huit cents personnes qui couraient, s’agitaient, s’étouffaient. Chaque wagon avait lâché sa misère, ainsi qu’une salle d’hôpital qu’on évacue ; et l’on jugeait quelle somme effrayante de maux transportait ce terrible train blanc, qui finissait par avoir, sur son passage, une légende d’effroi. Des infirmes se traînaient, d’autres étaient portés, beaucoup restaient en tas sur le trottoir. Il y avait des poussées brusques, de violents appels, une hâte éperdue vers le buffet et la buvette.
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