L’abbé Judaine était curé de Saligny, une petite commune de l’Oise. Grand, fort, il avait une large face rose, encadrée de boucles blanches ; et on le sentait un saint homme, que jamais la chair ni l’intelligence n’avaient tourmenté. D’une innocence tranquille, il croyait fermement, absolument, sans lutte aucune, avec sa foi aisée d’enfant, qui ignorait les passions. Depuis que la Vierge, à Lourdes, l’avait guéri d’une maladie d’yeux, par un miracle retentissant dont on parlait toujours, sa croyance était devenue encore plus aveugle et plus attendrie, comme trempée d’une divine gratitude.
« Je suis content de vous avoir avec nous, mon ami, dit-il doucement, parce que les jeunes prêtres ont beaucoup à gagner dans ces pèlerinages... On m’assure qu’il y a parfois en eux un esprit de révolte. Eh bien ! vous allez voir tous ces pauvres gens prier, c’est un spectacle qui vous arrachera des larmes... Comment ne pas se remettre aux mains de Dieu, devant tant de souffrance guérie ou consolée ! »
Lui aussi accompagnait une malade. Il montra un compartiment de première classe, où était attachée une pancarte, portant : M. l’abbé Judaine, réservé. Et, baissant la voix :
« C’est Mme Dieulafay, vous savez, la femme du grand banquier. Leur château, un domaine royal, est sur ma paroisse ; et, quand ils ont su que la Sainte Vierge avait bien voulu me faire une insigne grâce, ils m’ont supplié d’intercéder pour la pauvre malade. Déjà, j’ai dit des messes, et je fais des vœux ardents... Tenez ! voyez-la, par terre. Elle a voulu absolument qu’on la descendît un instant, malgré la peine qu’on aura à la remonter. »
Sur le quai, à l’ombre, se trouvait en effet, dans une sorte de caisse longue, une femme dont le beau visage, à l’ovale pur, aux yeux admirables, ne portait pas plus de vingt-six ans. Elle était atteinte d’une effroyable maladie, la disparition des sels calcaires qui entraînait le ramollissement du squelette, la lente destruction des os. Il y avait deux ans déjà, après être accouchée d’un enfant mort, elle s’était senti de vagues douleurs dans la colonne vertébrale. Puis, peu à peu, les os s’étaient raréfiés et déformés, les vertèbres s’affaissaient, les os du bassin s’aplatissaient, ceux des jambes et des bras se rapetissaient ; et, diminuée, comme fondue, elle était devenue une loque humaine, une chose fluide et sans nom qu’on ne pouvait mettre debout, qu’on transportait avec mille soins, de crainte de la voir fuir entre les doigts. La tête gardait sa beauté, une tête immobile, l’air stupéfié et imbécile. Et, devant ce reste lamentable de femme, ce qui achevait de serrer le cœur, c’était le grand luxe qui l’entourait, la caisse capitonnée de soie bleue, les dentelles précieuses dont elle était couverte, la coiffe de Valenciennes qu’elle portait, une richesse qui s’étalait jusque dans l’agonie.
« Ah ! quelle pitié ! reprit l’abbé Judaine à demi-voix, dire qu’elle est si jeune, si jolie, riche à millions ! Et si vous saviez comme on l’aimait, de quelle adoration on l’entoure encore !... C’est son mari, ce grand monsieur qui est près d’elle ; et voici sa sœur, Mme Jousseur, cette dame élégante. »
Pierre se souvint d’avoir lu souvent dans les journaux, le nom de Mme Jousseur, femme d’un diplomate, et très lancée parmi la haute société catholique de Paris. Une histoire de grande passion combattue et vaincue avait même circulé. Elle était d’ailleurs très jolie, mise avec un art de simplicité merveilleux, s’empressant d’un air de dévouement parfait, autour de sa triste sœur. Quant au mari, qui venait, à trente-cinq ans, d’hériter la colossale maison de son père, c’était un bel homme, le teint clair très soigné, serré dans une redingote noire ; mais il avait les yeux pleins de larmes, car il adorait sa femme ; et il avait voulu l’emmener à Lourdes, quittant ses affaires, mettant son dernier espoir dans cet appel à la miséricorde divine.
Certes, depuis le matin, Pierre voyait bien des maux épouvantables, dans ce douloureux train blanc. Aucun ne lui avait bouleversé l’âme autant que ce misérable squelette de femme qui se liquéfiait au milieu de ses dentelles et de ses millions.
« La malheureuse ! », murmura-t-il en frissonnant.
Alors, l’abbé Judaine eut un geste de sereine espérance.
« La Sainte Vierge la guérira, je l’ai tant priée ! »
Mais il y eut encore une volée de cloche, et cette fois c’était bien le départ. On avait deux minutes. Une dernière poussée se produisit, des gens revenaient avec de la nourriture dans des papiers, avec les bouteilles et les bidons qu’ils avaient remplis à la fontaine. Beaucoup s’effaraient, ne retrouvaient plus leur wagon, couraient éperdument, le long du train ; tandis que les malades se traînaient, au milieu d’un bruit précipité de béquilles, et que d’autres, ceux qui marchaient difficilement, tâchaient de hâter le pas, au bras de dames hospitalières. Quatre hommes avaient une peine infinie à remonter Mme Dieulafay dans son compartiment de première classe. Déjà, les Vigneron, qui se contentaient de voyager en seconde, s’étaient réinstallés chez eux, parmi un amas extraordinaire de paniers, de caisses, de valises, qui permettaient à peine au petit Gustave d’allonger ses pauvres membres d’insecte avorté. Puis, toutes reparurent : Mme Maze se glissant de son air muet ; Mme Vincent haussant à bout de bras sa chère fillette, avec la terreur de l’entendre jeter un cri ; Mme Vêtu qu’il fallut pousser, après l’avoir réveillée de l’hébétement de sa torture ; Élise Rouquet, toute trempée de s’être obstinée à boire, en train d’essuyer encore sa face de monstre.
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