Mais on était sorti de la gare, la machine soufflait dans le branle croissant des roues, et sœur Hyacinthe répéta en tapant dans ses mains :
« Allons, allons, mes enfants, le Magnificat ! »
Pendant que le chant d’allégresse montait au milieu des secousses, Pierre regardait Sophie. C’était visiblement une petite paysanne, une fille de cultivateurs pauvres des environs de Poitiers, que ses parents gâtaient et traitaient en demoiselle, depuis qu’elle était une miraculée, une élue, que les curés de l’arrondissement venaient voir. Elle avait un chapeau de paille, avec des rubans roses, une robe de laine grise, garnie d’un volant. Et sa figure ronde n’était pas jolie, mais aimable, très fraîche, éclairée par de clairs yeux futés, qui lui donnaient un air souriant et modeste.
Lorsqu’on eut fini le Magnificat, Pierre ne put résister au désir de questionner Sophie. Une enfant de cet âge, d’une apparence si candide, et qui ne semblait pas être une menteuse, cela l’intéressait vivement.
« Alors, mon enfant, vous avez failli manquer le train ?
– Oh ! monsieur l’abbé, j’en aurais été bien confuse... J’étais à la gare depuis midi. Et voilà que j’ai aperçu M. le curé de Sainte-Radegonde, qui me connaît bien et qui m’a appelée pour m’embrasser, en me disant que j’étais une bonne petite fille de retourner à Lourdes. Alors, il paraît que le train partait, et je n’ai eu que le temps de courir... Oh ! j’ai couru ! »
Elle riait, encore un peu essoufflée, avec le repentir pourtant d’avoir été sur le point de commettre une faute d’étourderie.
« Et comment vous appelez-vous, mon enfant ?
– Sophie Couteau, monsieur l’abbé.
– Vous n’êtes pas de Poitiers même ?
– Non, bien sûr... Nous sommes de Vivonne, à sept kilomètres. Mon père et ma mère ont un peu de biens ; et ça n’irait tout de même pas mal, s’il n’y avait pas huit enfants, à la maison... Moi, je suis la cinquième. Heureusement que les quatre premiers commencent à travailler.
– Et vous, mon enfant, qu’est-ce que vous faites ?
– Moi, oh ! monsieur l’abbé, je ne suis pas de grand secours... Depuis l’année dernière, depuis que je suis rentrée guérie, on ne m’a pas laissé un jour tranquille, parce que, vous comprenez, on est venu me voir, on m’a menée chez monseigneur, et puis dans les couvents, et puis partout... Et, avant ça, j’ai été longtemps malade, je ne pouvais marcher sans un bâton, je criais à chaque pas, tant mon pied me faisait du mal.
– Alors, c’est d’un mal au pied que la Sainte Vierge vous a guérie ? »
Sophie n’eut pas le temps de répondre. Sœur Hyacinthe, qui écoutait, intervint.
« D’une carie des os du talon gauche, datant de trois ans. Le pied était gonflé, déformé, et il y avait des fistules donnant issue à une suppuration continuelle. »
Du coup, tous les malades du wagon commencèrent à se passionner. Ils ne quittaient plus des yeux la miraculée, ils cherchaient en elle le prodige. Ceux qui pouvaient se mettre debout, se levaient pour la mieux voir ; et les autres, les infirmes allongés sur des matelas, tâchaient de se hausser et de tourner la tête. Dans la souffrance qui venait de les reprendre, au départ de Poitiers, terrifiés par les quinze heures qu’ils avaient à rouler encore, l’arrivée brusque de cette enfant, élue par le Ciel, était comme un soulagement divin, le rayon d’espoir où ils puiseraient la force d’aller jusqu’au bout du voyage. Déjà, les plaintes cessaient un peu, et toutes les faces se tendaient, dans le besoin ardent de croire.
Marie, surtout, ranimée, soulevée à demi, joignit ses mains tremblantes, supplia doucement Pierre.
« Je vous en prie, questionnez-la, demandez-lui de tout nous dire... Guérie, mon Dieu ! guérie d’un mal si affreux ! »
Mme de Jonquière, émue, s’était penchée pour embrasser l’enfant, par-dessus la cloison.
« Certainement, notre petite amie va nous dire... N’est-ce pas ma mignonne, que vous allez nous raconter ce que la Sainte Vierge a fait pour vous ?
– Oh ! bien sûr, madame... Tant que vous voudrez. »
Et elle avait son air souriant et modeste, avec ses yeux luisant d’intelligence. Tout de suite, elle voulut commencer, en levant sa main droite en l’air, dans un geste gentil qui commandait l’attention. Évidemment, elle avait pris déjà l’habitude du public. Mais on ne la voyait pas de toutes les places du wagon, et sœur Hyacinthe eut une idée.
« Montez sur la banquette, Sophie, et parlez un peu fort, à cause du bruit. »
Cela l’amusa, elle dut retrouver son sérieux pour commencer.
« Alors, comme ça, mon pied était perdu, je ne pouvais seulement plus me rendre à l’église, et il fallait toujours l’envelopper dans du linge, parce qu’il coulait des choses qui n’étaient guère propres... M. Rivoire, le médecin, qui avait fiait une coupure, pour voir dedans, disait qu’il serait forcé d’enlever un morceau de l’os, ce qui m’aurait sûrement rendue boiteuse...
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