Un moment, comme un cantique de nouveau s’élevait, l’emportait au fil entêté de son obsession, il ne s’appartint plus, il s’imagina qu’il finissait par croire, dans le vertige halluciné de cet hôpital roulant, roulant toujours, à toute vapeur.

 

 

V

 

Le train quitta Bordeaux après un arrêt de quelques minutes, durant lequel ceux qui n’avaient pas dîné se hâtèrent d’acheter des provisions. D’ailleurs, les malades ne cessaient de boire un peu de lait, de réclamer un biscuit, comme des enfants. Et, tout de suite, dès qu’on fut de nouveau en marche, sœur Hyacinthe tapa dans ses mains.

« Allons, dépêchons-nous, la prière du soir ! »

Alors, pendant près d’un quart d’heure, il y eut un bourdonnement confus, des Pater, des Ave, un examen de conscience, un acte de contrition, un abandon de soi-même à Dieu, à la Sainte Vierge et aux saints, tout un remerciement de l’heureuse journée, que termina une prière pour les vivants et pour les fidèles trépassés.

« Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit... Ainsi soit-il ! »

Il était huit heures dix, le crépuscule noyait déjà la campagne, une plaine immense, prolongée par les brumes du soir, et où s’allumaient, au loin, dans les maisons perdues, des étincelles vives. Les lampes du wagon vacillaient, éclairaient d’une lumière jaune l’entassement des bagages et des pèlerins, secoués par un mouvement de lacets continu.

« Vous savez, mes enfants, reprit sœur Hyacinthe, restée debout, que je ferai faire le silence à Lamothe, à environ une heure d’ici. Vous avez donc une heure pour vous amuser ; mais soyez sages, ne vous excitez pas trop. Et, après Lamothe, vous entendez bien, plus un mot, plus un souffle, je veux que vous dormiez tous ! »

Cela les fit rire.

« Ah ! mais, c’est la règle, vous êtes sûrement trop raisonnables pour ne pas obéir. »

Depuis le matin, en effet, ils avaient rempli ponctuellement le programme des exercices religieux, indiqués heure par heure. Maintenant que toutes les prières avaient été dites les chapelets récités, les cantiques chantés, c’était la journée finie, une courte récréation avant le repos. Mais ils ne savaient que faire.

« Ma sœur, proposa Marie, si vous vouliez bien autoriser monsieur l’abbé à nous faire une lecture ? Il lit parfaitement, et j’ai justement là un petit livre, une histoire de Bernadette si jolie... »

On ne la laissa pas achever, tous crièrent, avec une passion éveillée d’enfants auxquels on promet un beau conte :

« Oh ! oui, ma sœur, oh ! oui, ma sœur !

– Sans doute, dit la religieuse, je permets, du moment qu’il s’agit d’une bonne lecture. »

Pierre dut consentir. Mais il voulait être sous la lampe, et il lui fallut changer de place avec M. de Guersaint, que cette annonce d’une histoire avait ravi autant que les malades. Et, quand le jeune prêtre, enfin installé, déclarant qu’il verrait assez clair ouvrit le livre, un frémissement de curiosité courut d’un bout du wagon à l’autre, toutes les têtes s’allongèrent, recueillies, les oreilles tendues. Heureusement, il avait la voix claire, il put dominer les roues, dont le bruit n’était plus qu’un roulement assourdi, dans cette plaine immense et plate.

Mais, avant de commencer, Pierre examinait le livre. C’était un de ces petits livres de colportage, sortis des presses catholiques répandus à profusion par toute la chrétienté. Mal imprimé, de papier humble, il portait, sur sa couverture bleue, une Notre-Dame de Lourdes, une naïve image d’une grâce raidie et gauche. Une demi-heure suffirait certainement pour le lire, sans hâte.

Et Pierre commença, de sa belle voix nette, au timbre doux et pénétrant.

« C’était à Lourdes, petite ville des Pyrénées, le jeudi 11 février 1858. Le temps était froid et un peu couvert. On manquait de bois pour préparer le dîner, dans la maison du pauvre mais honnête meunier François Soubirous. Sa femme Louise, dit à sa seconde fille, Marie : « Va ramasser du bois sur le bord du Gave ou dans les communaux. » Le Gave est le nom d’un torrent qui traverse Lourdes.

« Marie avait une sœur aînée, nommée Bernadette, récemment arrivée de la campagne, où de braves villageois l’avaient employée comme bergère. C’était une enfant frêle et délicate, d’une grande innocence, mais dont toute la science consistait à savoir dire le chapelet. Louise Soubirous hésitait à l’envoyer au bois avec sa sœur, à cause du froid ; cependant, sur les instances de Marie et d’une petite voisine, nommée Jeanne Abadie, elle la laissa partir.

« Les trois compagnes, descendant le long du torrent pour recueillir des débris de bois mort, se trouvèrent en face d’une grotte, creusée dans un grand rocher que les gens du pays appelaient Massabielle... »

Mais, arrivé à ce point de la lecture, comme il tournait la page Pierre s’arrêta, laissant retomber le petit livre. L’enfantillage du récit, les phrases toutes faites et vides l’impatientaient. Lui qui avait entre les mains le dossier complet de cette histoire extraordinaire, qui s’était passionné à en étudier les moindres détails, et qui gardait au fond du cœur une tendresse délicieuse, une infinie pitié pour Bernadette ! Il venait de se dire que l’enquête qu’il rêvait autrefois d’aller faire à Lourdes, il pourrait la commencer le lendemain même. C’était une des raisons qui l’avaient décidé au voyage. Et toute sa curiosité se réveillait sur la voyante, qu’il aimait, parce qu’il la sentait une candide, une véridique et une malheureuse, mais dont il aurait voulu analyser et expliquer le cas. Certes, elle ne mentait pas, elle avait eu sa vision, entendu des voix comme Jeanne d’Arc, et comme Jeanne d’Arc elle délivrait la France, au dire des catholiques. Quelle était donc la force qui l’avait produite, elle et son œuvre ? Comment la vision avait-elle pu grandir chez cette enfant misérable, et bouleverser toutes les âmes croyantes jusqu’à renouveler les miracles des temps primitifs, et fonder presque une religion nouvelle, au milieu d’une ville sainte bâtie à coups de millions, envahie par des foules qu’on n’avait pas vues si exaltées ni si nombreuses depuis les croisades ?

Alors, cessant de lire, il raconta ce qu’il savait, ce qu’il avait deviné et rétabli, dans cette histoire si obscure encore, malgré les flots d’encre qu’elle a fait couler. Il connaissait le pays, les mœurs, les coutumes, à la suite de ses longues conversations avec son ami le docteur Chassaigne. Et il avait une facilité charmante de parole, une émotion exquise, des dons remarquables d’orateur sacré, qu’il se connaissait depuis le séminaire, mais dont il n’usait jamais. Dans le wagon, quand on vit qu’il savait l’histoire bien mieux, bien plus longuement que le petit livre, et qu’il la disait d’un air si doux, si passionné, il y eut une recrudescence d’attention, un élan de ces âmes douloureuses, affamées de bonheur, qui se donnaient tout à lui.

D’abord, ce fut l’enfance de Bernadette, à Bartrès.