La tête basse en plein soleil, le cocher et le cheval n’avaient pas bougé. Sur la banquette, la valise brûlait, chauffée par l’astre déjà lourd. Et il remonta dans la voiture, en donnant de nouveau l’adresse :

« Via Giulia, palazzo Boccanera. »

 

 

II

 

À cette heure, la rue Giulia, qui s’étend toute droite sur près de cinq cents mètres, du palais Farnèse à l’église Saint-Jean-des-Florentins, était baignée d’un soleil clair dont la nappe l’enfilait d’un bout à l’autre, blanchissant le petit pavé carré de sa chaussée sans trottoirs ; et la voiture la remonta presque entièrement, entre les vieilles demeures grises, comme endormies et vides, aux grandes fenêtres grillées de fer, aux porches profonds laissant voir des cours sombres, pareilles à des puits. Ouverte par le pape Jules II, qui rêvait de la border de palais magnifiques, la rue, la plus régulière, la plus belle de Rome à l’époque, avait servi de Corso au seizième siècle. On sentait l’ancien beau quartier, tombé au silence, au désert de l’abandon, envahi par une sorte de douceur et de discrétion cléricales. Et les vieilles façades se succédaient, les persiennes closes, quelques grilles fleuries de plantes grimpantes, des chats assis sur les portes, des boutiques obscures où sommeillaient d’humbles commerces, installés dans des dépendances ; tandis que les passants étaient rares, d’actives bourgeoises qui se hâtaient, de pauvres femmes en cheveux traînant des enfants, une charrette de foin attelée d’un mulet, un moine superbe drapé de bure, un vélocipédiste filant sans bruit et dont la machine étincelait au soleil. Enfin, le cocher se tourna, montra un grand bâtiment carré, au coin d’une ruelle qui descendait vers le Tibre.

« Palazzo Boccanera. »

Pierre leva la tête, et ce sévère logis, noirci par l’âge, d’une architecture si nue et si massive, lui serra un peu le cœur. Comme le palais Farnèse et comme le palais Sacchetti, ses voisins, il avait été bâti par Antonio da Sangallo, vers 1540 ; même, comme pour le premier, la tradition voulait que l’architecte eût employé, dans la construction, des pierres volées au Colisée et au théâtre de Marcellus. Vaste et carrée sur la rue, la façade à sept fenêtres avait trois étages, le premier très élevé, très noble. Et, pour toute décoration, les hautes fenêtres du rez-de-chaussée, barrées d’énormes grilles saillantes, dans la crainte sans doute de quelque siège, étaient posées sur de grandes consoles et couronnées par des attiques qui reposaient elles-mêmes sur des consoles plus petites. Au-dessus de la monumentale porte d’entrée, aux battants de bronze, devant la fenêtre du milieu, régnait un balcon. La façade se terminait, sur le ciel, par un entablement somptueux, dont la frise offrait une grâce et une pureté d’ornements admirables. Cette frise, les consoles et les attiques des fenêtres, les chambranles de la porte étaient de marbre blanc, mais si terni, si émietté, qu’ils avaient pris le grain rude et jauni de la pierre. À droite et à gauche de la porte, se trouvaient deux antiques bancs portés par des griffons, de marbre également ; et l’on voyait encore, encastrée dans le mur, à l’un des angles, une adorable fontaine Renaissance aujourd’hui tarie, un Amour qui chevauchait un dauphin, à peiné reconnaissable, tellement l’usure avait mangé le relief.

Mais les regards de Pierre venaient d’être attirés surtout par un écusson sculpté au-dessus d’une des fenêtres du rez-de-chaussée les armes des Boccanera, le dragon ailé soufflant des flammes ; et il lisait nettement la devise, restée intacte : Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge. Au-dessus d’une autre fenêtre, en pendant, il y avait une de ces petites chapelles encore nombreuses à Rome, une Sainte Vierge vêtue de satin, devant laquelle une lanterne brûlait en plein jour.

Le cocher, comme il est d’usage, allait s’engouffrer sous le porche sombre et béant, lorsque le jeune prêtre, saisi de timidité, l’arrêta.

« Non, non, n’entrez pas, c’est inutile. »

Et il descendit de la voiture, le paya, se trouva, avec sa valise à la main, sous la voûte, puis dans la cour centrale, sans avoir rencontré âme qui vive.

C’était une cour carrée, vaste, entourée d’un portique, comme un cloître. Sous les arcades mornes, des débris de statues, des marbres de fouille, un Apollon sans bras, une Vénus dont il ne restait que le tronc, étaient rangés contre les murs ; et une herbe fine avait poussé entre les cailloux qui pavaient le sol d’une mosaïque blanche et noire. Jamais le soleil ne semblait devoir descendre jusqu’à ce pavé moisi d’humidité. Il régnait là une ombre, un silence, d’une grandeur morte et d’une infinie tristesse.

Pierre, surpris par le vide de ce palais muet, cherchait toujours quelqu’un, un concierge, un serviteur, et il crut avoir vu filer une ombre, il se décida à franchir une autre voûte, qui conduisait à un petit jardin, sur le Tibre. De ce côté, la façade, tout unie, sans un ornement, n’offrait que les trois rangées de ses fenêtres symétriques. Mais le jardin lui serra le cœur davantage, par son abandon. Au centre, dans un bassin comblé, avaient poussé de grands buis amers. Parmi les herbes folles, des orangers aux fruits d’or mûrissants indiquaient seuls le dessin des allées, qu’ils bordaient. Contre la muraille de droite, entre deux énormes lauriers, il y avait un sarcophage du deuxième siècle, des faunes violentant des femmes, toute une effrénée bacchanale, une de ces scènes d’amour vorace, que la Rome de la décadence mettait sur les tombeaux ; et, transformé en auge, ce sarcophage de marbre, effrité, verdi, recevait le mince filet d’eau qui coulait d’un large masque tragique, scellé dans le mur. Sur le Tibre, s’ouvrait anciennement là une sorte de loggia à portique, une terrasse d’où un double escalier descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en train d’exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des pierres de taille abandonnées, au milieu de l’éventrement crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.

Cette fois, Pierre fut certain d’avoir vu l’ombre d’une jupe Il retourna dans la cour, il s’y trouva en présence d’une femme qui devait approcher de la cinquantaine, mais sans un cheveu blanc, l’air gai, très vive, dans sa taille un peu courte. Pourtant à la vue du prêtre, son visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme une méfiance.

Lui, tout de suite, s’expliqua, en cherchant les quelques mots de son mauvais italien.

« Madame, je suis l’abbé Pierre Froment... »

Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très bon français avec l’accent un peu gras et traînard de l’Ile-de-France :

« Ah ! monsieur l’abbé, je sais, je sais... Je vous attendais, j’ai des ordres. »

Et, comme il la regardait, ébahi :

« Moi, je suis française... Voici vingt-cinq ans que j’habite leur pays, et je n’ai pas encore pu m’y faire, à leur satané charabia ! »

Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet, une Beauceronne, d’Auneau, venue à Rome à vingt-deux ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque l’avait laissée éperdue comme au milieu d’un pays de sauvages. Aussi s’était-elle donnée corps et âme à la comtesse Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d’accoucher et qui l’avait ramassée sur le pavé pour en faire la bonne de sa fille Benedetta, avec l’idée qu’elle l’aiderait à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la famille, elle s’était haussée au rôle de gouvernante, tout en restant une illettrée, si dénuée du don des langues, qu’elle n’était parvenue qu’à baragouiner un italien exécrable, pour les besoins du service, dans ses rapports avec les autres domestiques.

« Et M.