Je vous donnerai, comme à lui, une clé de la porte en bas... Et puis, vous allez voir quelle jolie vue ! »

Elle était entrée. Le logement se composait de deux pièces, un salon assez vaste, tapissé d’un papier rouge à grands ramages, et une chambre au papier gris de lin, semé de fleurs bleues décolorées. Mais le salon faisait l’angle du palais, sur la ruelle et sur le Tibre ; et elle était allée tout de suite aux deux fenêtres, l’une ouvrant sur les lointains du fleuve, en aval, l’autre donnant en face sur le Transtévère et sur le Janicule, de l’autre côté de l’eau.

« Ah ! oui, c’est très agréable ! » dit Pierre qui l’avait suivie, debout près d’elle.

Giacomo, sans se presser, arriva derrière eux, avec la valise. Il était onze heures passées. Alors, voyant le prêtre fatigué, comprenant qu’il devait avoir très faim, après un tel voyage, Victorine offrit de lui faire servir tout de suite à déjeuner, dans le salon. Ensuite, il aurait l’après-midi pour se reposer ou pour sortir, et il ne verrait ces dames que le soir, au dîner. Il se récria, déclara qu’il sortirait, qu’il n’allait certainement pas perdre un après-midi entier. Mais il accepta de déjeuner, car, en effet, il mourait de faim.

Cependant, Pierre dut patienter une grande demi-heure encore. Giacomo, qui le servait sous les ordres de Victorine, était sans hâte. Et celle-ci, pleine de méfiance, ne quitta le voyageur qu’après s’être assurée qu’il ne manquait réellement de rien.

« Ah ! monsieur l’abbé, quelles gens, quel pays ! Vous ne pouvez pas vous en faire la moindre idée. J’y vivrais cent ans, que je ne m’y habituerais pas... Mais la contessina est si belle, si bonne ! »

Puis, tout en mettant elle-même sur la table une assiette de figues, elle le stupéfia, quand elle ajouta qu’une ville où il n’y avait que des curés ne pouvait pas être une bonne ville. Cette servante incrédule, si active et si gaie, dans ce palais, recommençait à l’effarer.

« Comment ! vous êtes sans religion ?

– Non, non ! monsieur l’abbé, les curés, voyez-vous, ce n’est pas mon affaire. J’en avais déjà connu un, en France, quand j’étais petite. Plus tard, ici, j’en ai trop vu, c’est fini... Oh ! je ne dis pas ça pour Son Eminence, qui est un saint homme digne de tous les respects... Et l’on sait, dans la maison, que je suis une honnête fille : jamais je ne me suis mal conduite. Pourquoi ne me laisserait-on pas tranquille, du moment que j’aime bien mes maîtres et que je fais soigneusement mon service ? »

Elle finit par rire franchement.

« Ah ! quand on m’a dit qu’un prêtre allait venir, comme si nous n’en avions déjà pas assez, ça m’a fait d’abord grogner dans les coins... Mais vous m’avez l’air d’un brave jeune homme, je crois que nous nous entendrons à merveille... Je ne sais pas à cause de quoi je vous en raconte si long, peut-être parce que vous venez de France et peut-être aussi parce que la contessina s’intéresse à vous... Enfin, vous m’excusez, n’est-ce pas ? monsieur l’abbé, et croyez-moi, reposez-vous aujourd’hui, ne faites pas la bêtise d’aller courir leur ville, où il n’y a pas des choses si amusantes qu’ils le disent. »

Lorsqu’il fut seul, Pierre se sentit brusquement accablé, sous la fatigue accumulée du voyage, accrue encore par la matinée de fièvre enthousiaste qu’il venait de vivre ; et, comme grisé, étourdi par les deux œufs et la côtelette mangés en hâte, il se jeta tout vêtu sur le lit, avec la pensée de se reposer une demi-heure. Il ne s’endormit pas sur-le-champ, il songeait à ces Boccanera, dont il connaissait en partie l’histoire, dont il rêvait la vie intime, dans le grossissement de ses premières surprises, au travers de ce palais désert et silencieux, d’une grandeur si délabrée et si mélancolique. Puis, ses idées se brouillèrent, il glissa au sommeil, parmi tout un peuple d’ombres, les unes tragiques, les autres douces, des faces confuses qui le regardaient de leurs yeux d’énigme, en tournoyant dans l’inconnu.

Les Boccanera avaient compté deux papes, l’un au treizième siècle, l’autre au quinzième ; et c’était de ces deux élus, maîtres tout-puissants, qu’ils tenaient autrefois leur immense fortune, des terres considérables du côté de Viterbe, plusieurs palais dans Rome, des objets d’art à emplir des galeries, un amas d’or à combler des caves. La famille passait pour la plus pieuse du patriciat romain, celle dont la foi brûlait, dont l’épée avait toujours été au service de l’Église ; la plus croyante, mais la plus violente, la plus batailleuse aussi, continuellement en guerre, d’une sauvagerie telle, que la colère des Boccanera était passée en proverbe. Et de là venaient leurs armes, le dragon ailé soufflant des flammes, la devise ardente et farouche, qui jouait sur leur nom : Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d’un rugissement l’âme flamboyant comme un brasier de foi et d’amour. Des légendes de passions folles, d’actes de justice terribles, couraient encore. On racontait le duel d’Onfredo, le Boccanera qui, vers le milieu du seizième siècle, avait justement fait bâtir le palais actuel, sur l’emplacement d’une antique demeure, démolie. Onfredo, ayant su que sa femme s’était laissé baiser sur les lèvres par le jeune comte Costamagna, le fit enlever un soir, puis amener chez lui, les membres liés de cordes ; et là, dans une grande salle avant de le délivrer, il le força de se confesser à un moine. Ensuite il coupa les cordes avec un poignard, il renversa les lampes, il cria au comte de garder le poignard et de se défendre.