Et c’était avec une joie enfantine qu’il les reconnaissait tous, pour les avoir longtemps étudiés sur des plans et dans des collections de photographies. Là, sous ses pieds, le Transtévère s’étendait, au bas du Janicule, avec le chaos de ses vieilles maisons rougeâtres, dont les tuiles mangées de soleil cachaient le cours du Tibre. Il restait un peu surpris de l’aspect plat de la ville, regardée ainsi du haut de cette terrasse, comme nivelée par cette vue à vol d’oiseau, à peine bossuée des sept fameuses collines, une houle presque insensible au milieu de la mer élargie des façades. Là-bas, à droite, se détachant en violet sombre sur les lointains bleuâtres des monts Albains, c’était bien l’Aventin avec ses trois églises à demi cachées parmi des feuillages, et c’était aussi le Palatin découronné, qu’une ligne de cyprès bordait d’une frange noire. Le Caelius, derrière, se perdait, ne montrait que les arbres de la villa Mattei, pâlis dans la poussière d’or du soleil. Seuls, le mince clocher et les deux petits dômes de Sainte-Marie-Majeure indiquaient le sommet de l’Esquilin, en face et très loin, à l’autre bout de la ville ; tandis que, sur les hauteurs du Viminal, il n’apercevait, noyée de lumière, qu’une confusion de blocs blanchâtres, striés de petites raies brunes, sans doute des constructions récentes, pareilles à une carrière de pierres abandonnée.

Longtemps il chercha le Capitole, sans pouvoir le découvrir. Il dut s’orienter, il finit par se convaincre qu’il en voyait bien le campanile, en avant de Sainte-Marie-Majeure, là-bas, cette tour carrée, si modeste, qu’elle se perdait au milieu des toitures environnantes. Et, à gauche, le Quirinal venait ensuite, reconnaissable à la longue façade du palais royal, cette façade d’hôpital ou de caserne, d’un jaune dur, plate et percée d’une infinité de fenêtres régulières. Mais, comme il achevait de se tourner, une soudaine vision l’immobilisa. En dehors de la ville, au-dessus des arbres du jardin Corsini, le dôme de Saint-Pierre lui apparaissait. Il semblait posé sur la verdure ; et, dans le ciel d’un bleu pur, il était lui-même d’un bleu de ciel si léger, qu’il se confondait avec l’azur infini. En haut, la lanterne de pierre qui le surmonte, toute blanche et éblouissante de clarté, était comme suspendue.

Pierre ne se lassait pas, et ses regards revenaient sans cesse d’un bout de l’horizon à l’autre. Il s’attardait aux nobles dentelures, à la grâce fière des monts de la Sabine et des monts Albains, semés de villes, dont la ceinture bornait le ciel. La Campagne romaine s’étendait par échappées immenses, nue et majestueuse, tel qu’un désert de mort, d’un vert glauque de mer stagnante ; et il finit par distinguer la tour basse et ronde du tombeau de Caecilia Metella, derrière lequel une mince ligne pâle indiquait l’antique voie Appienne. Des débris d’aqueducs semaient l’herbe rase, dans la poussière des mondes écroulés. Et il ramenait ses regards, et c’était la ville de nouveau, le pêle-mêle des édifices au petit bonheur de la rencontre. Ici, tout près, il reconnaissait, à sa loggia tournée vers le fleuve, l’énorme cube fauve du palais Farnèse. Plus loin, cette coupole basse, à peine visible, devait être celle du Panthéon. Puis, par sauts brusques, c’étaient les murs reblanchis de Saint-Paul-hors-les-Murs, pareils à ceux d’une grange colossale, les statues qui couronnent Saint-Jean-de-Latran, légères, à peine grosses comme des insectes ; puis, le pullulement des dômes, celui du Gesù, celui de Saint-Charles, celui de Saint-André-de-la-Vallée, celui de Saint-Jean-des-Florentins ; puis tant d’autres édifices encore, resplendissants de souvenirs, le château Saint-Ange dont la statue étincelait, la villa Médicis qui dominait la ville entière, la terrasse du Pincio où blanchissaient des marbres parmi des arbres rares, les grands ombrages de la villa Borghèse, au loin, fermant l’horizon de leurs cimes vertes. Vainement il chercha le Colisée. Le petit vent du nord qui soufflait très doux commençait pourtant à dissiper les buées matinales. Sur les lointains vaporeux, des quartiers entiers se dégageaient avec vigueur, tels que des promontoires, dans une mer ensoleillée. Çà et là, parmi l’amoncellement indistinct des maisons, un pan de muraille blanche éclatait, une rangée de vitres jetait des flammes, un jardin étalait une tache noire, d’une puissance de coloration surprenante. Et le reste, le pêle-mêle des rues, des places, les îlots sans fin, semés en tous sens, s’emmêlaient s’effaçaient dans la gloire vivante du soleil, tandis que de hautes fumées blanches, montées des toits, traversaient avec lenteur l’infinie pureté du ciel.

Mais bientôt Pierre, par un secret instinct, ne s’intéressa plus qu’à trois points de l’horizon immense. Là-bas, la ligne de cyprès minces qui frangeait de noir la hauteur du Palatin, l’émotionnait ; il n’apercevait derrière, que le vide, les palais des Césars avaient disparu, écroulés, rasés par le temps ; et il les évoquait, il croyait les voir se dresser comme des fantômes d’or, vagues et tremblants, dans la pourpre de la matinée splendide. Puis, ses regards retournaient à Saint-Pierre, et là le dôme était debout encore, abritant sous lui le Vatican qu’il savait être à côté, collé au flanc du colosse ; et il le trouvait triomphal, couleur du ciel, si solide et si vaste, qu’il lui apparaissait comme le roi géant, régnant sur la ville, vu de partout, éternellement. Puis, il reportait les yeux en face, vers l’autre mont, au Quirinal, où le palais du roi ne lui semblait plus qu’une caserne plate et basse, badigeonnée de jaune. Et toute l’histoire séculaire de Rome, avec ses continuels bouleversements, ses résurrections successives, était là pour lui, dans ce triangle symbolique, dans ces trois sommets qui se regardaient, par-dessus le Tibre : la Rome antique épanouissant, en un entassement de palais et de temples, la fleur monstrueuse de la puissance et de la splendeur impériales ; la Rome papale, victorieuse au Moyen Âge, maîtresse du monde, faisant peser sur la chrétienté cette église colossale de la beauté reconquise ; la Rome actuelle, celle qu’il ignorait, qu’il avait négligée, dont le palais royal, si nu, si froid, lui donnait une pauvre idée, l’idée d’une tentative bureaucratique et fâcheuse, d’un essai de modernité sacrilège sur une cité à part, qu’il aurait fallu laisser au rêve de l’avenir. Cette sensation presque pénible d’un présent importun, il l’écartait, il ne voulait pas s’arrêter à tout un quartier neuf, toute une petite ville blafarde, en construction sans doute encore, qu’il voyait distinctement près de Saint-Pierre, au bord du fleuve. Sa Rome nouvelle, à lui, il l’avait rêvée, et il la rêvait encore, même en face du Palatin anéanti dans la poussière des siècles, du dôme de Saint-Pierre dont la grande ombre endormait le Vatican, du palais du Quirinal refait à neuf et repeint, régnant bourgeoisement sur les quartiers nouveaux qui pullulaient de toutes parts éventrant la vieille ville aux toits roux, éclatante sous le clair soleil matinal.

La Rome Nouvelle, le titre de son livre se remit à flamboyer devant Pierre, et une autre songerie l’emporta, il revécut son livre, après avoir revécu sa vie.