Des artistes, jusque-là médiocres, se montrèrent sous un jour nouveau. Des hommes apparurent dans la politique aussi bien que dans les lettres. Des orateurs se formèrent aux discussions les plus ardues, et sur toutes les questions ils enflammèrent un auditoire parfaitement disposé d'ailleurs à l'inflammation. Des séances du conseil, le mouvement passa dans les réunions publiques, et un club se fonda à Quiquendone, pendant que vingt journaux, le Guetteur de Quiquendone, l'Impartial de Quiquendone, le Radical de Quiquendone, l'Outrancier de Quiquendone, écrits avec rage, soulevaient les questions sociales les plus graves.

Mais à quel propos? se demandera-t-on. À propos de tout et de rien; à propos de la tour d'Audenarde qui penchait, que les uns voulaient abattre et que les autres voulaient redresser; à propos des arrêtés de police que rendait le conseil, auxquels de mauvaises têtes tentaient de résister; à propos du balayage des ruisseaux et du curage des égouts, etc. Et encore si les fougueux orateurs ne s'en étaient pris qu'à l'administration intérieure de la cité! Mais non, emportés par le courant, ils devaient aller au delà, et, si la Providence n'intervenait pas, entraîner, pousser, précipiter leurs semblables dans les hasards de la guerre.

En effet, depuis huit ou neuf cents ans, Quiquendone avait dans son sac un casus belli de la plus belle qualité; mais elle le gardait précieusement, comme une relique, et il semblait avoir quelques chances de s'éventer et de ne plus pouvoir servir.

Voici à quel propos s'était produit ce casus belli.

On ne sait généralement pas que Quiquendone est voisine, en ce bon coin de la Flandre, de la petite ville de Virgamen. Les territoires de ces deux communes confinent l'un à l'autre.

Or, en 1185, quelque temps avant le départ du comte Baudouin pour la croisade, une vache de Virgamen—non point la vache d'un habitant, mais bien une vache communale, qu'on y fasse bien attention—vint pâturer sur le territoire de Quiquendone. C'est à peine si cette malheureuse ruminante

Tondit du pré trois fois la largeur de sa langue, 

mais le délit, l'abus, le crime, comme on voudra, fut commis et dûment constaté par procès-verbal du temps, car, à cette époque, les magistrats commençaient à savoir écrire.

«Nous nous vengerons quand le moment en sera venu dit simplement Natalis van Tricasse, le trente-deuxième prédécesseur du bourgmestre actuel, et les Virgamenois ne perdront rien pour attendre!»

Les Virgamenois étaient prévenus. Ils attendirent, pensant, non sans raison, que le souvenir de l'injure s'affaiblirait avec le temps; et en effet, pendant plusieurs siècles, ils vécurent en bons termes avec leurs semblables de Quiquendone.

Mais ils comptaient sans leurs hôtes, ou plutôt sans cette épidémie étrange, qui, changeant radicalement le caractère de leurs voisins, réveilla dans ces coeurs la vengeance endormie.

Ce fut au club de la rue Monstrelet que le bouillant avocat Schut, jetant brusquement la question à la face de ses auditeurs, les passionna en employant les expressions et les métaphores qui sont d'usage en ces circonstances. Il rappela le délit, il rappela le tort commis à la commune de Quiquendone, et pour lequel une nation «jalouse de ses droits» ne pouvait admettre de prescription; il montra l'injure toujours vivante, la plaie toujours saignante; il parla de certains hochements de tête particuliers aux habitants de Virgamen, et qui indiquaient en quel mépris ils tenaient les habitants de Quiquendone; il supplia ses compatriotes, qui, «inconsciemment» peut-être, avaient supporté pendant de longs siècles cette mortelle injure; il adjura «les enfants de la vieille cité» de ne plus avoir d'autre «objectif» que d'obtenir une réparation éclatante! Enfin, il fit un appel à «toutes les forces vives» de la nation!

Avec quel enthousiasme ces paroles, si nouvelles pour des oreilles quiquendoniennes, furent accueillies, cela se sent, mais ne peut se dire. Tous les auditeurs s'étaient levés, et, les bras tendus, ils demandaient la guerre à grands cris. Jamais l'avocat Schut n'avait eu un tel succès, et il faut avouer qu'il avait été très-beau.

Le bourgmestre, le conseiller, tous les notables qui assistaient à cette mémorable séance auraient inutilement voulu résister à l'élan populaire. D'ailleurs, ils n'en avaient aucune envie, et sinon plus, du moins aussi haut que les autres, ils criaient:

«À la frontière! À la frontière!»

Or, comme la frontière n'était qu'à trois kilomètres des murs de Quiquendone, il est certain que les Virgamenois couraient un véritable danger, car ils pouvaient être envahis avant d'avoir eu le temps de se reconnaître.

Cependant l'honorable pharmacien Josse Liefrinck, qui avait seul conservé son bon sens dans cette grave circonstance, voulut faire comprendre que l'on manquait de fusils, de canons et de généraux.

Il lui fut répondu, non sans quelques horions, que ces généraux, ces canons, ces fusils, on les improviserait; que le bon droit et l'amour du pays suffisaient et rendaient un peuple irrésistible.

Là-dessus, le bourgmestre prit lui-même la parole, et, dans une improvisation sublime, il fit justice de ces gens pusillanimes, qui déguisent la peur sous le voile de la prudence, et ce voile, il le déchira d'une main patriote.

On aurait pu croire à ce moment que la salle allait crouler sous les applaudissements.

On demanda le vote.

Le vote se fit par acclamations, et les cris redoublèrent:

«À Virgamen! À Virgamen!»

Le bourgmestre s'engagea alors à mettre les armées en mouvement, et, au nom de la cité, il promit à celui de ses futurs généraux qui reviendrait vainqueur les honneurs du triomphe, comme cela se pratiquait au temps des Romains.

Cependant le pharmacien Josse Liefrinck, qui était un entêté, et qui ne se tenait pas pour battu, bien qu'il l'eût été réellement, voulut encore placer une observation. Il fit remarquer qu'à Rome le triomphe ne s'accordait aux généraux vainqueurs que lorsqu'ils avaient tué cinq mille hommes à l'ennemi.

«Eh bien! eh bien! s'écria l'assistance en délire.

—... Et que la population de la commune de Virgamen ne s'élevant qu'à trois mille cinq cent soixante-quinze habitants, il serait difficile, à moins de tuer plusieurs fois la même personne ...»

Mais on ne laissa pas achever le malheureux logicien, et tout contus, tout moulu, il fut jeté à la porte.

«Citoyens, dit alors l'épicier Puimacher, qui vendait communément des épices au détail, citoyens, quoi qu'en ait dit ce lâche apothicaire, je m'engage, moi, à tuer cinq mille Virgamenois, si vous voulez accepter mes services.

—Cinq mille cinq cents! cria un patriote plus résolu.

—Six mille six cents! reprit l'épicier.

—Sept mille! s'écria le confiseur de la rue Hemling, Jean Orbideck, qui était en train de faire sa fortune dans les crèmes fouettées.

—Adjugé!» s'écria le bourgmestre van Tricasse, en voyant que personne ne mettait de surenchère.

Et voilà comment le confiseur Jean Orbideck devint général en chef des troupes de Quiquendone.


XII

Dans lequel le préparateur Ygène émet un avis raisonnable, qui est repoussé avec vivacité par le docteur Ox.


«Eh bien! maître, disait le lendemain le préparateur Ygène, en versant des seaux d'acide sulfurique dans l'auge de ses énormes piles.

—Eh bien! reprit le docteur Ox, n'avais-je pas raison? Voyez à quoi tiennent, non-seulement les développements physiques de toute une nation, mais sa moralité, sa dignité, ses talents, son sens politique! Ce n'est qu'une question de molécules....

—Sans doute, mais....

—Mais?...

—Ne trouvez-vous pas que les choses sont allées assez loin, et qu'il ne faudrait pas surexciter ces pauvres diables outre mesure?

—Non! non! s'écria le docteur, non! j'irai jusqu'au bout.

—Comme vous voudrez, maître; toutefois l'expérience me paraît concluante, et je pense qu'il serait temps de....

—De?...

—De fermer le robinet.

—Par exemple! s'écria le docteur Ox. Avisez-vous-en, et je vous étrangle!»


XIII

Où il est prouvé une fois de plus que d'un lieu élevé on domine toutes les petitesses humaines.


«Vous dites? demanda le bourgmestre van Tricasse au conseiller Niklausse.

—Je dis que cette guerre est nécessaire, répondit le conseiller d'un ton ferme, et que le temps est venu de venger notre injure.

—Eh bien! moi, répondit avec aigreur le bourgmestre, je vous répète que, si la population de Quiquendone ne profitait pas de cette occasion pour revendiquer ses droits, elle serait indigne de son nom.

—Et moi, je vous soutiens que nous devons sans tarder réunir nos cohortes et les porter en avant.

—Vraiment! monsieur, vraiment! répondit van Tricasse, et c'est à moi que vous parlez ainsi?

—À vous-même, monsieur le bourgmestre, et vous entendrez, la vérité, si dure qu'elle soit.

—Et vous l'entendrez vous-même, monsieur le conseiller, riposta van Tricasse hors de lui, car elle sortira mieux de ma bouche que de la vôtre! Oui, monsieur, oui, tout retard serait déshonorant. Il y a neuf cents ans que la ville de Quiquendone attend le moment de prendre sa revanche, et quoi que vous puissiez dire, que cela vous convienne ou non, nous marcherons à l'ennemi.

—Ah! vous le prenez ainsi, répondit vertement le conseiller Niklausse. Eh bien! monsieur, nous y marcherons sans vous, s'il ne vous plaît pas d'y venir.

—La place d'un bourgmestre est au premier rang, monsieur.

—Et celle d'un conseiller aussi, monsieur.

—Vous m'insultez par vos paroles en contrecarrant toutes mes volontés, s'écria le bourgmestre, dont les poings avaient une tendance à se changer en projectiles percutants.

—Et vous m'insultez également en doutant de mon patriotisme, s'écria Niklausse, qui lui-même s'était mis en batterie.

—Je vous dis, monsieur, que l'armée quiquendonienne se mettra en marche avant deux jours!

—Et je vous répète, moi, monsieur, que quarante-huit heures ne s'écouleront pas avant que nous ayons marché à l'ennemi!»

Il est facile d'observer par ce fragment de conversation que les deux interlocuteurs soutenaient exactement la même idée. Tous deux voulaient la bataille; mais leur surexcitation les portant à disputer, Niklausse n'écoutait pas van Tricasse et van Tricasse n'écoutait pas Niklausse. Ils eussent été d'une opinion contraire sur cette grave question, le bourgmestre aurait voulu la guerre et le conseiller aurait tenu pour la paix, que l'altercation n'aurait pas été plus violente. Ces deux anciens amis se jetaient des regards farouches. Au mouvement accéléré de leur coeur, à leur face rougie, à leurs pupilles contractées, au tremblement de leurs muscles, à leur voix, dans laquelle il y avait du rugissement, on comprenait qu'ils étaient prêts à se jeter l'un sur l'autre.

Mais une grosse horloge qui sonna arrêta heureusement les adversaires au moment où ils allaient en venir aux mains.

«Enfin, voilà l'heure, s'écria le bourgmestre.

—Quelle heure? demanda le conseiller.

—L'heure d'aller à la tour du beffroi.

—C'est juste, et que cela vous plaise ou non, j'irai, monsieur.

—Moi aussi.

—Sortons!

—Sortons!»

Ces derniers mots pourraient faire supposer qu'une rencontre allait avoir lieu et que les adversaires se rendaient sur le terrain, mais il n'en était rien. Il avait été convenu que le bourgmestre et le conseiller—en réalité les deux principaux notables de la cité—se rendraient à l'hôtel de ville, que là ils monteraient sur la tour, très-élevée, qui le dominait, et qu'ils examineraient la campagne environnante, afin de prendre les meilleures dispositions stratégiques qui pussent assurer la marche de leurs troupes.

Bien qu'ils fussent tous deux d'accord à ce sujet, ils ne cessèrent pendant le trajet de se quereller avec la plus condamnable vivacité. On entendait les éclats de leur voix retentir dans les rues; mais tous les passants étant montés à ce diapason, leur exaspération semblait naturelle, et l'on n'y prenait pas garde. En ces circonstances, un homme calme eût été considéré comme un monstre.

Le bourgmestre et le conseiller, arrivés au porche du beffroi, étaient dans le paroxysme de la fureur. Ils n'étaient plus rouges, mais pâles. Cette effroyable discussion, bien qu'ils fussent d'accord, avait déterminé quelques spasmes dans leurs viscères, et l'on sait que la pâleur prouve que la colère est portée à ses dernières limites.

Au pied de l'étroit escalier de la tour, il y eut une véritable explosion. Qui passerait le premier? Qui gravirait d'abord les marches de l'escalier en colimaçon? La vérité nous oblige à dire qu'il y eut bousculade, et que le conseiller Niklausse, oubliant tout ce qu'il devait à son supérieur, au magistrat suprême de la cité, repoussa violemment van Tricasse et s'élança le premier dans la vis obscure.

Tous deux montèrent, d'abord quatre à quatre, en se lançant à la tête les épithètes les plus malsonnantes. C'était à faire craindre qu'un dénouement terrible ne s'accomplît au sommet de cette tour, qui dominait de trois cent cinquante-sept pieds le pavé de la ville.

Mais les deux ennemis s'essouflèrent bientôt, et, au bout d'une minute, à la quatre-vingtième marche, ils ne montaient plus que lourdement, en respirant à grand bruit.

Mais alors,—fut-ce une conséquence de leur essoufflement?—si leur colère ne tomba pas, du moins elle ne se traduisit plus par une succession de qualificatifs inconvenants. Ils se taisaient, et, chose bizarre, il semblait que leur exaltation diminuât à mesure qu'ils s'élevaient au-dessus de la ville.