Il parlait, il gesticulait, sans voir, sans entendre! Gérande demeura sur le seuil.
«C'est la mort! disait maître Zacharius d'une voix sourde, c'est la mort!... Que me reste-t-il à vivre, maintenant que j'ai dispersé mon existence par le monde! car moi, maître Zacharius, je suis bien le créateur de toutes ces montres que j'ai fabriquées! C'est bien une partie de mon âme que j'ai enfermée dans chacune de ces boîtes de fer, d'argent ou d'or! Chaque fois que s'arrête une de ces horloges maudites, je sens mon coeur qui cesse de battre, car je les ai réglées sur ses pulsations!»
Et, en parlant de cette façon étrange, le vieillard jeta les yeux sur son établi. Là se trouvaient toutes les parties d'une montre qu'il avait soigneusement démontée. Il prit une sorte de cylindre creux, appelé barillet, dans lequel est enfermé le ressort, et il en retira la spirale d'acier qui, au lieu de se détendre, suivant les lois de son élasticité, demeura roulée sur elle-même, ainsi qu'une vipère endormie. Elle semblait nouée, comme ces vieillards impotents dont le sang s'est figé à la longue. Maître Zacharius essaya vainement de la dérouler de ses doigts amaigris, dont la silhouette s'allongeait démesurément sur la muraille, mais il ne put y parvenir, et bientôt, avec un terrible cri de colère, il la précipita par le judas dans les tourbillons du Rhône.
Gérande, les pieds cloués à terre, demeurait sans souffle, sans mouvement. Elle voulait et ne pouvait s'approcher de son père. De vertigineuses hallucinations s'emparaient d'elle. Soudain, elle entendit dans l'ombre une voix murmurer à son oreille:
«Gérande, ma chère Gérande! La douleur vous tient encore éveillée! Rentrez, je vous prie, la nuit est froide.
—Aubert! murmura la jeune fille à mi-voix. Vous! vous!
—Ne devais-je pas m'inquiéter de ce qui vous inquiète!» répondit Aubert.
Ces douces paroles firent revenir le sang au coeur de la jeune fille. Elle s'appuya au bras de l'ouvrier et lui dit:
«Mon père est bien malade, Aubert! Vous seul pouvez le guérir, car cette affection de l'âme ne céderait pas aux consolations de sa fille. Il a l'esprit frappé d'un accident fort naturel, et, en travaillant avec lui à réparer ses montres, vous le ramènerez à la raison. Aubert, il n'est pas vrai, ajouta-t-elle, encore tout impressionnée, que sa vie se confonde avec celle de ses horloges?»
Aubert ne répondit pas.
«Mais ce serait donc un métier réprouvé du Ciel que le métier de mon père? fit Gérande en frissonnant.
—Je ne sais, répondit l'ouvrier, qui réchauffa de ses mains les mains glacées de la jeune fille. Mais retournez à votre chambre, ma pauvre Gérande, et, avec le repos, reprenez quelque espérance!»
Gérande regagna lentement sa chambre, et elle y demeura jusqu'au jour, sans que le sommeil appesantit ses paupières, tandis que maître Zacharius, toujours muet et immobile, regardait le fleuve couler bruyamment à ses pieds.
II
L'ORGUEIL DE LA SCIENCE
La sévérité du marchand génevois en affaires est devenue proverbiale. Il est d'une probité rigide et d'une excessive droiture. Quelle dut donc être la honte de maître Zacharius, quand il vit ces montres, qu'il avait montées avec une si grande sollicitude, lui revenir de toutes parts.
Or, il était certain que ces montres s'arrêtaient subitement et sans aucune raison apparente. Les rouages étaient en bon état et parfaitement établis, mais les ressorts avaient perdu toute élasticité. L'horloger essaya vainement de les remplacer: les roues demeurèrent immobiles. Ces dérangements inexplicables firent un tort immense à maître Zacharius. Ses magnifiques inventions avaient laissé maintes fois planer sur lui des soupçons de sorcellerie, qui reprirent dès lors consistance. Le bruit en parvint jusqu'à Gérande, et elle trembla souvent pour son père, lorsque des regards malintentionnés se fixaient sur lui.
Cependant, le lendemain de cette nuit d'angoisses, maître Zacharius parut se remettre au travail avec quelque confiance. Le soleil du matin lui rendit quelque courage. Aubert ne tarda pas à le rejoindre à son atelier et en reçut un bonjour plein d'affabilité.
«Je vais mieux, dit le vieil horloger. Je ne sais quels étranges maux de tête m'obsédaient hier, mais le soleil a chassé tout cela avec les nuages de la nuit.
—Ma foi! maître, répondit Aubert, je n'aime la nuit ni pour vous, ni pour moi!
—Et tu as raison, Aubert! Si tu deviens jamais un homme supérieur, tu comprendras que le jour t'est nécessaire comme la nourriture! Un savant de grand mérite se doit aux hommages du reste des hommes.
—Maître, voilà le péché d'orgueil qui vous reprend.
—De l'orgueil, Aubert! Détruis mon passé, anéantis mon présent, dissipe mon avenir, et alors il me sera permis de vivre dans l'obscurité! Pauvre garçon, qui ne comprend pas les sublimes choses auxquelles mon art se rattache tout entier! N'es-tu donc qu'un outil entre mes mains?
—Cependant, maître Zacharius, reprit Aubert, j'ai plus d'une fois mérité vos compliments pour la manière dont j'ajustais les pièces les plus délicates de vos montres et de vos horloges!
—Sans aucun doute, Aubert, répondit maître Zacharius, tu es un bon ouvrier que j'aime; mais, quand tu travailles, tu ne crois avoir entre tes doigts que du cuivre, de l'or, de l'argent, et tu ne sens pas ces métaux, que mon génie anime, palpiter comme une chair vivante! Aussi, tu ne mourrais pas, toi, de la mort de tes oeuvres!»
Maître Zacharius demeura silencieux après ces paroles; mais Aubert chercha à reprendre la conversation.
«Par ma foi! maître, dit-il, j'aime à vous voir travaillant ainsi sans relâche! Vous serez prêt pour la fête de notre corporation, car je vois que le travail de cette montre de cristal avance rapidement.
—Sans doute, Aubert, s'écria le vieil horloger, et ce ne sera pas un mince honneur pour moi que d'avoir pu tailler et couper cette matière qui a la dureté du diamant! Ah! Louis Berghem a bien fait de perfectionner l'art des diamantaires, qui m'a permis de polir et percer les pierres les plus dures!»
Maître Zacharius tenait en ce moment de petites pièces d'horlogerie en cristal taillé et d'un travail exquis. Les rouages, les pivots, le boîtier de cette montre étaient de la même matière, et, dans cette oeuvre de la plus grande difficulté, il avait déployé un talent inimaginable.
«N'est-ce pas, reprit-il, tandis que ses joues s'empourpraient, qu'il sera beau de voir palpiter cette montre à travers son enveloppe transparente, et de pouvoir compter les battements de son coeur!
—Je gage, maître, répondit le jeune ouvrier, qu'elle ne variera pas d'une seconde par an!
—Et tu gageras à coup sûr! Est-ce que je n'ai pas mis là le plus pur de moi-même? Est-ce que mon coeur varie, lui?»
Aubert n'osa pas lever les yeux sur son maître.
«Parle-moi franchement, reprit mélancoliquement le vieillard. Ne m'as-tu jamais pris pour un fou? Ne me crois-tu pas livré parfois à de désastreuses folies? Oui, n'est-ce pas! Dans les yeux de ma fille et dans les tiens, j'ai lu souvent ma condamnation.—Oh! s'écria-t-il avec douleur, n'être pas même compris des êtres que l'on aime le plus au monde! Mais à toi, Aubert, je te prouverai victorieusement que j'ai raison! Ne secoue pas la tête, car tu seras stupéfié! Le jour où tu sauras m'écouter et me comprendre, tu verras que j'ai découvert les secrets de l'existence, les secrets de l'union mystérieuse de l'âme et du corps!»
En parlant ainsi, maître Zacharius se montrait superbe de fierté. Ses yeux brillaient d'un feu surnaturel, et l'orgueil lui courait à pleines veines. Et, en vérité, si jamais vanité eût pu être légitime, c'eût bien été celle de maître Zacharius!
En effet, l'horlogerie, jusqu'à lui, était presque demeurée dans l'enfance de l'art. Depuis le jour où Platon, quatre cents ans avant l'ère chrétienne, inventa l'horloge nocturne, sorte de clepsydre qui indiquait les heures de la nuit par le son et le jeu d'une flûte, la science resta presque stationnaire. Les maîtres travaillèrent plutôt l'art que la mécanique, et ce fut l'époque des belles horloges en fer, en cuivre, en bois, en argent, qui étaient finement sculptées, comme une aiguière de Cellini.
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