Toutes les semaines, une seule fois et à une heure convenue, Frantz venait chercher Suzel, et il l'emmenait sur les bords du Vaar. Il avait soin d'emporter sa ligne à pêcher, et Suzel n'avait garde d'oublier son canevas à tapisserie, sur lequel ses jolis doigts mariaient les fleurs les plus invraisemblables.

Il convient de dire ici que Frantz était un jeune homme de vingt-deux ans, qu'un léger duvet de pêche apparaissait sur ses joues, et enfin que sa voix venait à peine de descendre d'une octave à une autre.

Quant à Suzel, elle était blonde et rose. Elle avait dix-sept ans et ne détestait point de pêcher à la ligne. Singulière occupation que celle-là, pourtant, et qui vous oblige à lutter d'astuce avec un barbillon. Mais Frantz aimait cela. Ce passe-temps allait à son tempérament. Patient autant qu'on peut l'être, se plaisant à suivre d'un oeil un peu rêveur le bouchon de liège qui tremblait au fil de l'eau, il savait attendre, et quand, après une séance de six heures, un modeste barbillon, ayant pitié de lui, consentait enfin à se laisser prendre, il était heureux, mais il savait contenir son émotion.

Ce jour-là, les deux futurs, on pourrait dire les deux fiancés, étaient assis sur la berge verdoyante. Le limpide Vaar murmurait à quelques pieds au-dessous d'eux. Suzel poussait nonchalamment son aiguille à travers le canevas. Frantz ramenait automatiquement sa ligne de gauche à droite, puis il la laissait redescendre le courant de droite à gauche. Les barbillons faisaient dans l'eau des ronds capricieux qui s'entre-croisaient autour du bouchon, tandis que l'hameçon se promenait à vide dans les couches plus basses.

De temps à autre:

«Je crois que ça mord, Suzel, disait Frantz, sans aucunement lever les yeux sur la jeune fille.

—Le croyez-vous, Frantz? répondait Suzel, qui, abandonnant un instant son ouvrage, suivait d'un oeil ému la ligne de son fiancé.

—Mais non, reprenait Frantz. J'avais cru sentir un petit mouvement. Je me suis trompé.

—Ça mordra, Frantz, répondait Suzel de sa voix pure et douce. Mais n'oubliez pas de «ferrer» à temps. Vous êtes toujours en retard de quelques secondes, et le barbillon en profite pour s'échapper.

—Voulez-vous prendre ma ligne, Suzel?

—Volontiers, Frantz.

—Alors donnez-moi votre canevas, nous verrons si je serai plus adroit à l'aiguille qu'à l'hameçon.»

Et la jeune fille prenait la ligne d'une main tremblante, et le jeune homme faisait courir l'aiguille à travers les mailles de la tapisserie. Et pendant des heures ils échangeaient ainsi de douces paroles, et leurs coeurs palpitaient lorsque le liège frémissait sur l'eau. Ah! puissent-ils ne jamais oublier ces heures charmantes, pendant lesquelles, assis l'un près de l'autre, ils écoutaient le murmure de la rivière.

Ce jour-là, le soleil était déjà très-abaissé sur l'horizon, et, malgré les talents combinés de Suzel et de Frantz, «ça n'avait pas mordu». Les barbillons ne s'étaient point montrés compatissants, et ils riaient des jeunes gens qui étaient trop justes pour leur en vouloir.

«Nous serons plus heureux une autre fois, Frantz, dit Suzel, quand le jeune pêcheur repiqua son hameçon toujours vierge sur sa planchette de sapin.

—Il faut l'espérer, Suzel,» répondit Frantz.

Puis, tous deux, marchant l'un près de l'autre reprirent le chemin de la maison, sans échanger une parole, aussi muets que leurs ombres, qui s'allongeaient devant eux. Suzel se voyait grande, grande, sous les rayons obliques du soleil couchant. Frantz paraissait maigre, maigre, comme la longue ligne qu'il tenait à la main.

On arriva à la maison du bourgmestre. De vertes touffes d'herbe encadraient les pavés luisants, et on se fut bien gardé de les arracher, car elles capitonnaient la rue et assourdissaient le bruit des pas.

Au moment où la porte allait s'ouvrir, Frantz crut devoir dire à sa fiancée:

«Vous savez, Suzel, le grand jour approche.

—Il approche, en effet, Frantz! répondit la jeune fille en abaissant ses longues paupières.

—Oui, dit Frantz, dans cinq ou six ans....

—Au revoir, Frantz, dit Suzel.

—Au revoir, Suzel,» répondit Frantz.

Et, après que la porte se fut refermée, le jeune homme reprit d'un pas égal et tranquille le chemin de la maison du conseiller Niklausse.


VII

Où les andante deviennent des allegro et les allegro des vivace.


L'émotion causée par l'incident de l'avocat Schut et du médecin Custos s'était apaisée. L'affaire n'avait pas eu de suite. On pouvait donc espérer que Quiquendone rentrerait dans son apathie habituelle, qu'un événement inexplicable avait momentanément troublée.

Cependant, le tuyautage destiné à conduire le gaz oxy-hydrique dans les principaux édifices de la ville s'opérait rapidement. Les conduites et les branchements se glissaient peu à peu sous le pavé de Quiquendone. Mais les becs manquaient encore, car leur exécution étant très-délicate, il avait fallu les faire fabriquer à l'étranger. Le docteur Ox se multipliait; son préparateur Ygène et lui ne perdaient pas un instant, pressant les ouvriers, parachevant les délicats organes du gazomètre, alimentant jour et nuit les gigantesques piles qui décomposaient l'eau sous l'influence d'un puissant courant électrique. Oui! le docteur fabriquait déjà son gaz, bien que la canalisation ne fût pas encore terminée; ce qui, entre nous, aurait dû paraître assez singulier. Mais avant peu,—du moins on était fondé à l'espérer,—avant peu, au théâtre de la ville, le docteur Ox inaugurerait les splendeurs de son nouvel éclairage.

Car Quiquendone possédait un théâtre, bel édifice, ma foi, dont la disposition intérieure et extérieure rappelait tous les styles. Il était à la fois byzantin, roman, gothique, Renaissance, avec des portes en plein cintre, des fenêtres ogivales, des rosaces flamboyantes, des clochetons fantaisistes, en un mot, un spécimen de tous les genres, moitié Parthénon, moitié Grand Café parisien, ce qui ne saurait étonner, puisque, commencé sous le bourgmestre Ludwig van Tricasse, en 1175, il ne fut achevé qu'en 1837, sous le bourgmestre Natalis van Tricasse. On avait mis sept cents ans à le construire, et il s'était successivement conformé à la mode architecturale de toutes les époques.