N.B. Pour que je puisse partir il faut que sur la
feuille de papier à lettre blanche que je vous envoie
vous m'écriviez une lettre de quelques lignes me
disant de venir vous rejoindre à Ambérieu pour partir
dans le Midi et que vous joindrez à votre prochaine
lettre, car je dois donner et laisser l'autorisation de
départ au surveillant général. Pourriez-vous faire cela
le plus tôt possible ?
14
[Paris, Lycée Saint-Louis, 1918]
Ma chère maman,
Me voilà à Saint-Louis où je suis arrivé avec cinq
heures de retard. J'ai pas mal le cafard, mais ça passera, je l'espère. Je sors dimanche, chez madame Jordan, et goûte le soir chez les Sinetty. J'irais bien faire
une visite à tante Rose19, mais je ne sais pas son
adresse ? Pourriez-vous me l'envoyer ?
Vous avez bien de la chance d'être dans le Midi,
mais c'était impossible que j'y aille. Quel retard avez-vous eu ?
Il fait un temps morne et détestable, un froid de
chien, etc., j'ai des engelures aux pieds... et à l'esprit,
car je suis engourdi au point de vue des Maths, c'est-à-dire que j'en ai par-dessus le dos, c'est bien amusant
de patauger dans des discussions de paraboloïdes
hyperboliques, et de planer dans les infinis, et de se
casser des heures la tête sur des nombres dits imaginaires, parce qu'ils n'existent pas (les nombres réels
n'en sont que des cas particuliers) et d'intégrer des
différentielles du second ordre et de... et de... ZUT !
Cette énergique exclamation me désenvasote un
peu, et me rend quelque lucidité. J'ai causé avec QQ'
c'est-à-dire Pagès. Je lui ai donné la galette : vous lui
deviez 405 francs mais il mettra le surplus avec la
note du prochain trimestre. Il m'a dit que j'avais quelque espoir, ce qui me console des mathématiques.

Ne vous en faites pas si j'ai un peu le cafard, ça passera ! Heureusement que vous êtes dans un joli pays !
Avec la gentille Diche20, la consolation de vos vieux
jours.
Les petits bouquins « genre Madame Jordan21 » se
sont introduits ici et sont lus avec stupeur. Je crois
qu'ils feront un très grand bien. Je vais lui en demander plusieurs demain. Il y a aussi quelque chose de
très bien comme moralisation, c'est une pièce de
théâtre (de Brieux je crois), Les Avariés.
Je vous quitte, maman chérie, n'ayant guère à vous
dire, je vous embrasse de tout mon cœur et vous supplie de m'écrire tous les jours, comme avant !
Votre fils respectueux qui vous aime,
ANTOINE.

15
[Paris, Lycée Saint-Louis, 1918]
Ma chère maman,
Je ne suis pas mort...
Je vous ai écrit ! Seulement j'ai donné des détails et
il y a la censure et aucune lettre détaillée n'est partie
de Paris. C'est vous dire que les journaux ne disent
pas tout...
Les boches, hélas, n'ont pas perdu leur temps mais
d'un autre côté le résultat a été merveilleux : ça a plus
remonté le moral qu'une grande victoire.
Les gens qui commençaient à devenir pacifistes et
trouver stupide de continuer la guerre ont brusquement changé. Rien de tel que d'entendre le canon, les
mitrailleuses et le bruit des bombes. Ça guérit de la
neurasthénie de guerre qui envahissait peu à peu les
civils. Que les boches reviennent encore une fois et il
n'y aura à Paris que les ardents patriotes.
Impossible de vous donner les détails sur les dégâts
et sur les morts, ma lettre ne passerait pas.
J'ai déjeuné hier chez tante de Fonscolombe22 qui va
bien. Il y avait les Villoutreys que j'ai été content de
revoir.
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