Son mari avait si bien pris la chose ! Ça lui a donné envie de recommencer... Après l’Espagne, ç’a été un officier, puis un marinier du Rhône, puis un musicien, puis un... Est-ce que je sais ? Ce qu’il y a de bon, c’est que chaque fois c’est la même comédie. La femme part, le mari pleure ; elle revient, il se console. Et toujours on la lui enlève, et toujours il la reprend... Croyez-vous qu’il a de la patience, ce mari-là ! Il faut dire aussi qu’elle est crânement jolie, la petite rémouleuse... un vrai morceau de cardinal : vive, mignonne, bien roulée ; avec ça, une peau blanche et des yeux couleur de noisette qui regardent toujours les hommes en riant. Ma foi ! mon Parisien, si vous repassez jamais par Beaucaire...

– Oh ! tais-toi, boulanger, je t’en prie..., fit encore une fois le pauvre rémouleur avec une expression de voix déchirante.

À ce moment, la diligence s’arrêta. Nous étions au mas des Anglores. C’est là que les deux Beaucairois descendaient, et je vous jure que je ne les retins pas... Farceur de boulanger ! Il était dans la cour du mas qu’on l’entendait rire encore.

 

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Ces gens-là partis, l’impériale sembla vide. On avait laissé le Camarguais à Arles ; le conducteur marchait sur la route à côté de ses chevaux... Nous étions seuls là-haut, le rémouleur et moi, chacun dans notre coin, sans parler. Il faisait chaud ; le cuir de la capote brûlait. Par moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tête devenir lourde ; mais impossible de dormir. J’avais toujours dans les oreilles ce « Tais-toi, je t’en prie », si navrant et si doux... Ni lui non plus, le pauvre homme ! il ne dormait pas. De derrière, je voyais ses grosses épaules frissonner, et sa main – une longue main blafarde et bête, – trembler sur le dos de la banquette, comme une main de vieux. Il pleurait...

– Vous voilà chez vous, Parisien ! me cria tout à coup le conducteur ; et du bout de son fouet il me montrait ma colline verte avec le moulin piqué dessus comme un gros papillon.

Je m’empressai de descendre. En passant près du rémouleur, j’essayai de regarder sous sa casquette ! j’aurais voulu le voir avant de partir. Comme s’il avait compris ma pensée, le malheureux leva brusquement la tête, et, plantant son regard dans le mien :

– Regardez-moi bien, l’ami, me dit-il d’une voix sourde, et si un de ces jours vous apprenez qu’il y a eu un malheur à Beaucaire, vous pourrez dire que vous connaissez celui qui a fait le coup.

C’était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y avait des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la haine. La haine, c’est la colère des faibles... Si j’étais rémouleuse, je me méfierais...

 

 

Le secret de Maître Cornille

 

Francet Mamaï, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en temps faire la veillée chez moi, en buvant du vin cuit, m’a raconté l’autre soir un petit drame de village dont mon moulin a été témoin il y a quelque vingt ans. Le récit du bonhomme m’a touché, et je vais essayer de vous le redire tel que je l’ai entendu.

Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous êtes assis devant un pot de vin tout parfumé, et que c’est un vieux joueur de fifre qui vous parle.

 

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Notre pays, mon bon monsieur, n’a pas toujours été un endroit mort et sans refrains comme il est aujourd’hui. Autre temps, il s’y faisait un grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens des mas nous apportaient leur blé à moudre... Tout autour du village, les collines étaient couvertes de moulins à vent. De droite et de gauche, on ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins, des ribambelles de petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long des chemins ; et toute la semaine c’était plaisir d’entendre sur la hauteur le bruit des fouets, le craquement de la toile et le Dia hue ! des aides-meuniers... Le dimanche nous allions aux moulins, par bandes. Là-haut, les meuniers payaient le muscat.