Personne ne doit pouvoir même soupçonner votre présence, et si vous êtes le digne fils de votre honorable père, j’ai à peine besoin d’ajouter que j’ai répondu de votre discrétion.
– Vous pouvez y compter, Monsieur, dit Lionel avec fierté ; mais pour voir ce que vous désirez, il ne faut sans doute pas rester ici.
– Silence, et suivez-moi, dit le vieillard en ouvrant la porte qui conduisait à un petit appartement qui ne recevait de jour que par une des fenêtres de côté dont nous avons parlé en décrivant l’extérieur du bâtiment. Le passage était étroit et sombre ; mais, en suivant exactement les indications de son compagnon, Lionel réussit à descendre sans danger un petit escalier dérobé et très-raide, qui servait de communication entre les offices et les appartements supérieurs de la maison. Ils s’arrêtèrent un instant au bas des marches, et Lionel exprima son étonnement qu’un étranger connût mieux que lui la maison qu’il habitait depuis son arrivée.
– Ne vous ai-je pas dit souvent, interrompit le vieillard d’une voix basse et sévère, que je connais Boston depuis près de cent ans ? et il ne contient pas assez d’édifices comme celui-ci pour que je ne m’en rappelle pas tous les détours. Mais, suivez-moi en silence, et soyez prudent.
Il ouvrit alors une porte qui les conduisit dans la cour, et bientôt ils se trouvèrent dans la rue. Dès qu’ils furent en plein air, Lionel aperçut un homme tapi contre un mur, comme s’il cherchait un abri contre la pluie ; mais dès qu’il vit Lionel et son compagnon, il se leva et les suivit.
– Ne sommes-nous pas épiés ? dit Lionel en s’arrêtant pour faire face à l’inconnu. Qui se permet de marcher ainsi sur nos pas ?
– C’est, dit le vieillard, l’enfant que nous appellerons Job, puisque c’est le nom dont Job se servait en s’adressant à l’hôte de sa mère. C’est l’enfant, et nous n’avons rien à craindre de lui.
Quoique ses souffrances corporelles aient affaibli son esprit, Dieu lui a accordé de distinguer le bien d’avec le mal, et son cœur est tout à sa patrie, dans un moment où elle a besoin que tous les cœurs de ses enfants s’unissent pour soutenir ses droits.
Le jeune officier baissait la tête pour éviter les torrents de pluie qui l’aveuglaient, et il s’enveloppa plus étroitement encore de son manteau, lorsqu’ils arrivèrent dans les grandes rues où le vent se faisait sentir avec encore plus de violence. Ils traversèrent ensuite rapidement encore plusieurs rues étroites et tortueuses sans qu’un seul mot fût prononcé entre eux. Lionel réfléchissait à l’intérêt singulier et indéfinissable que lui inspirait son compagnon, intérêt assez puissant pour le décider à quitter à une pareille heure le toit hospitalier de Mrs Lechmere, pour courir il ne savait où, et se placer peut-être dans une position équivoque. Cependant il continuait à le suivre sans hésiter, car à ses pensées fugitives se mêlait le souvenir des longues et attachantes conversations qu’il avait eues si souvent avec le vieillard pendant leur traversée, et il sentait au fond de son cœur le plus vif désir de connaître tout ce qui pouvait intéresser la sûreté et le bonheur de ses compatriotes.
Il ne perdait pas un instant de vue son vieux guide, qui marchait devant lui d’un pas ferme sans s’inquiéter des torrents de pluie qui tombaient sur ses membres décharnés, et il entendait la démarche pesante de Job qui formait l’arrière-garde, et qui se tenait si près de lui, qu’il partageait en quelque sorte l’abri de son vaste manteau. Mais aucun autre être vivant ne semblait avoir osé s’exposer à l’orage, et même le petit nombre de sentinelles qu’ils rencontrèrent, au lieu de marcher devant la porte des maisons qu’il était de leur devoir de garder, s’étaient blotties derrière l’angle de quelque mur, ou avaient cherché l’abri protecteur de quelque toit avancé. Par moments, un tourbillon furieux traversait en sifflant les rues étroites, et balayait tout devant lui avec un bruit semblable aux sourds mugissements de la mer, et avec une violence presque irrésistible. Plusieurs fois Lionel fut forcé de s’arrêter, de reculer même sous l’effort de la tempête, tandis que son guide, soutenu par son enthousiasme, et marchant la tête haute, au milieu du fracas des éléments conjurés qu’il semblait braver, paraissait à l’imagination frappée du jeune officier un être surnaturel porté par les vents au milieu de la nuit. Enfin le vieillard, qui marchait un peu en avant de ses compagnons, s’arrêta, et permit à Lionel de le rejoindre. Celui-ci remarqua avec surprise que Ralph l’attendait près d’un tronc d’arbre couché sur un des côtés de la rue, et dont les racines annonçaient qu’il était récemment tombé.
– Voyez-vous les restes de l’orme ? dit le vieillard ; leurs cognées ont pu détruire la souche, mais ses rejetons ont pris racine dans toute l’Amérique.
– Je ne vous comprends pas, répondit Lionel ; je ne vois rien ici qu’un tronc d’arbre, et certainement les ministres du roi ne sont pas responsables de sa chute.
– Les ministres du roi sont responsables devant leur maître de ce que cet arbre est devenu ce qu’il est maintenant pour tout le peuple. Mais questionnez l’enfant qui est près de vous, et il vous en dira les vertus.
Lionel se tourna vers Job, et vit avec surprise, à la pâle clarté de la lune qui venait de se faire jour entre deux nuages, que l’enfant, la tête nue, et exposée à toute la fureur de la tempête, regardait le vieil orme avec l’air du plus profond respect.
– Tout ceci est un mystère pour moi, dit Lionel. Que savez-vous de cet arbre pour le regarder avec tant de vénération, mon enfant ?
– C’est la racine de l’arbre de la liberté ! dit Job, et il est impie de passer devant sans ôter son chapeau.
– Et qu’a fait cet arbre en faveur de la liberté pour mériter tant de respect ?
– Ce qu’il a fait ? Aviez-vous jamais vu, avant celui-là, un arbre qui sût écrire et donner avis des assemblées secrètes qui devaient avoir lieu, ou qui pût dire au peuple où le roi voulait en venir avec son timbre et son poison de thé ?
– Et cet arbre merveilleux peut opérer de tels miracles ?
– Certainement qu’il le peut, et il l’a bien prouvé. Tommy le Ladre{34} n’a qu’à inventer ce soir quelque nouvelle ruse avec laquelle il espère écraser le peuple, et vous pourrez venir demain matin lire sur l’écorce de cet arbre un avertissement qui dira toute l’affaire et les moyens à prendre pour déjouer ses diableries, et tout cela d’une écriture aussi belle que celle de maître Howell lorsque sa main ne tremblait pas.
– Et qui vient y mettre le papier ?
– Qui ? s’écria Job d’un ton d’assurance ; parbleu, la Liberté qui vient la nuit et qui l’affiche elle-même. Lorsque Nab n’avait pas le moyen d’avoir une maison, Job avait l’habitude devenir dormir sous cet arbre, et combien de fois la nuit n’a-t-il pas vu de ses propres yeux la Liberté venir attacher le papier ?
– Et était-ce une femme ?
– Croyez-vous que la Liberté soit assez folle pour venir toutes les fois en habits de femme, pour être poursuivie dans les rues par ces garnements de soldats ? dit Job d’un air de mépris. Cependant quelquefois elle venait en femme, quelquefois autrement, cela dépendait des jours. Job était encore ici le jour où Satan renonça à son commerce du timbre, ce qu’il ne fit qu’après que les enfants de la Liberté l’eurent forcé à fermer boutique, et l’eurent pendu, ainsi que lord Botte, aux branches du vieil orme.
– Pendu ! s’écria Lionel en reculant involontairement ; cet arbre a donc servi de gibet ?
– Oui, pour des effigies, dit Job en riant ; j’aurais voulu que vous eussiez vu le vieux Botte pirouetter en l’air, ayant Satan sur les épaules, lorsqu’on les a hissés tous les deux au haut de l’arbre ; on eut soin de lui mettre un grand soulier pour cacher son pied fourchu.
Lionel, habitué à la manière dont ses compatriotes prononçaient la lettre u, se douta alors que le vieux Boot (Botte) n’était autre que le comte de Bute ; et commençant à comprendre plus clairement l’usage qu’on avait fait de cet arbre mémorable ; ainsi que toutes les circonstances qui s’y rattachaient, il exprima le désir de continuer sa route{35}.
Le vieillard n’avait pas interrompu Job dans ses explications, sans doute pour voir l’effet qu’elles produiraient sur Lionel ; mais du moment que celui-ci demanda à repartir, il obéit aussitôt, et lui montra le nouveau chemin. Après avoir marché quelque temps dans la direction des quais, le vieillard se glissa le long d’une petite cour, et entra dans une maison d’assez chétive apparence, sans même prendre la peine d’annoncer sa visite en frappant à la porte. Un passage long, étroit et faiblement éclairé, les conduisit dans une vaste salle qui semblait avoir été disposée pour contenir de nombreuses réunions. Une centaine d’hommes y étaient assemblés, et ils devaient être occupés de quelque affaire d’un intérêt majeur, à en juger du moins à la gravité de leur maintien et à l’expression sévère de toutes les figures.
Comme c’était un dimanche, la première idée de Lionel, en entrant dans la salle, fut que son vieil ami, qui semblait prendre fort à cœur les matières religieuses, l’avait amené pour lui faire entendre quelque prédicateur célèbre de sa secte particulière, et pour lui reprocher en même temps, d’une manière tacite, le peu de soin qu’il mettait à observer ce saint jour, reproche que la conscience du jeune homme lui faisait en effet, en se trouvant tout à coup confondu au milieu d’une pareille foule. Lorsqu’il fut parvenu à se frayer un passage à travers un groupe d’hommes qui se tenaient debout à l’entrée de la salle, et qu’il put observer en silence ce qui se passait, il eut bientôt reconnu son erreur.
Le mauvais temps avait engagé tous ceux qu’il voyait réunis à se couvrir des vêtements les plus propres à les garantir de la pluie, et leur extérieur avait quelque chose de sombre, et même jusqu’à un certain point de repoussant ; cependant il régnait dans toute la réunion un air de calme et de décence qui prouvait que c’étaient des hommes qui savaient du moins se respecter.
Quelques minutes suffirent pour apprendre à Lionel qu’il se trouvait au milieu d’une assemblée réunie pour discuter des questions qui se rattachaient à la position politique de la ville, quoiqu’il fût assez embarrassé pour découvrir les résultats positifs qu’elle devait avoir. Lorsqu’une question était posée, il se levait un ou deux hommes qui disaient leur avis dans un langage familier, et avec un vice de prononciation si grand, et l’accent si marqué de la province, qu’il était impossible de croire que ces orateurs fussent autre chose que des artisans et des marchands de la ville. Tous, ou du moins le plus grand nombre, avaient un air froid et réfléchi, qui aurait pu faire suspecter un peu la sincérité de leur zèle pour la cause qu’ils semblaient avoir épousée, sans les invectives amères et violentes qu’ils vomissaient de temps en temps contre les ministres de la couronne, et sans l’unanimité parfaite qu’ils manifestaient lorsque chacun donnait son avis selon l’usage des assemblées délibérantes.
On lut plusieurs propositions dans lesquelles les remontrances les plus respectueuses se trouvaient mêlées singulièrement aux professions les plus hardies des principes constitutionnels, et elles furent adoptées sans la moindre opposition, mais avec un calme qui ne semblait pas annoncer qu’ils y prissent un bien vif intérêt. Lionel fut particulièrement frappé de la manière dont ces propositions étaient rédigées ; l’élégance du style, la pureté des expressions prouvaient assez clairement que l’honnête artisan qui en avait été le rédacteur, et qui s’était égaré dans plusieurs de ses périodes, n’était pas encore bien au fait de l’instrument qu’il avait essayé de manier, et que s’il en connaissait l’usage, cette connaissance était tout à fait récente, et n’était rien moins qu’intime.
Les yeux du jeune officier erraient de l’un à l’autre dans l’espoir de découvrir les moteurs secrets de la réunion dont il était le témoin, et il ne fut pas longtemps sans distinguer un individu qui lui parut devoir attirer particulièrement ses soupçons. C’était un homme qui semblait à peine au milieu de sa carrière, et dont l’extérieur, ainsi que les parties de son habillement qu’on entrevoyait sous le manteau dont il était couvert, annonçait qu’il était d’une classe plus élevée que le reste de l’assemblée. Ceux qui l’entouraient lui témoignaient un respect profond, sans être servile, et une ou deux fois il s’établit des conversations secrètes et animées entre lui et les autres chefs apparents ; c’était même ce qui d’abord l’avait fait remarquer de Lionel.
Malgré la répugnance naturelle que Lionel éprouvait pour un homme qui abusait ainsi de son ascendant pour entraîner ses concitoyens à des actes d’insubordination, il ne put s’empêcher d’être frappé du caractère de franchise et d’intrépidité empreint dans tous ses traits.
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