Bâtie en pleins terrains jurassiques particulièrement riches en houille, l’exploitation des mines s’y effectue avec une certaine activité. D’abondantes eaux minérales y sourdent et, pendant la belle saison, attirent dans le district une foule de consommateurs. Autour de Morganton, le rendement agricole est considérable et les cultivateurs y exploitent avec succès les champs de céréales entre les multiples marais encombrés de sphaignes et de roseaux.

Nombreuses sont les forêts d’arbres à verdure persistante. Ce qui manque à cette région, c’est le gaz naturel, cette inépuisable source de force, de lumière et de chaleur, si abondante dans la plupart des vallées des Alleghanys.

Il résulte de la composition du sol et de ses produits que la population est importante dans la campagne. Villages et fermes y foisonnent jusqu’au pied de la chaîne des Appalaches, ici, agglomérés entre les forêts, là, isolés sur les premières ramifications.

On y compte plusieurs milliers d’habitants, très menacés si le Great-Eyry était un cratère de volcan, si une éruption couvrait la contrée de scories et de cendres, si des torrents de lave envahissaient la campagne, si les convulsions d’un tremblement de terre s’étendaient jusqu’au seuil de Pleasant-Garden et de Morganton.

Le maire de Morganton, M. Elias Smith, était un homme de haute stature, vigoureux, hardi, entreprenant, quarante ans au plus, d’une santé à défier tous les médecins des deux Amériques, fait aux froidures de l’hiver comme aux chaleurs de l’été, qui sont parfois excessives dans la Caroline du Nord. Grand chasseur s’il en fut, et non seulement de ce gibier de poil ou de plume qui pullule sur les plaines voisines des Appalaches, mais grand attaqueur d’ours et de panthères, qu’il n’est pas plus rare de rencontrer à travers les épaisses cyprières qu’au fond des sauvages gorges de la double chaîne des Alleghanys.

Elias Smith, riche propriétaire terrien, possédait plusieurs fermes aux environs de Morganton. Il en faisait valoir personnellement quelques-unes. Ses fermiers recevaient fréquemment sa visite, et, en somme, tout le temps qu’il ne résidait pas dans son home de la bourgade, il le passait en excursions et en chasses, irrésistiblement entraîné par ses instincts cynégétiques.

Dans l’après-midi je me fis conduire à la maison d’Elias Smith. Il s’y trouvait ce jour-là, ayant été prévenu par télégramme. Je lui remis la lettre d’introduction de M. Ward qui m’accréditait près de lui, et notre connaissance fut bientôt faite.

Le maire de Morganton m’avait reçu très rondement, sans façon, la pipe à la bouche, le verre de brandy sur la table. Un second verre fut aussitôt apporté par la servante, et je dus faire raison à mon hôte avant de commencer l’entretien.

« C’est M. Ward qui vous envoie, me dit-il d’un ton de bonne humeur, eh bien, buvons d’abord à la santé de M. Ward ! »

Il fallut choquer les verres et les vider en l’honneur du directeur général de la police…

« Et maintenant, de quoi s’agit-il ?… » me demanda Elias Smith…

Je fis alors connaître au maire de Morganton le motif et le but de ma mission dans ce district de la Caroline du Nord. Je lui rappelai les faits ou plutôt les phénomènes dont la région venait d’être le théâtre. Je lui marquai – et il en convint – à quel point il importait que les habitants de cette région fussent rassurés ou tout au moins mis sur leurs gardes. Je lui déclarai que les autorités se préoccupaient à bon droit de cet état de choses et voulaient y porter remède si cela était en leur puissance. Enfin, j’ajoutai que mon chef m’avait donné pleins pouvoirs à l’effet de mener rapidement et efficacement une enquête relative au Great-Eyry. Je ne devais reculer devant aucune difficulté, ni devant aucune dépense, étant bien entendu que le ministère prenait tous les frais de ma mission à sa charge.

Elias Smith m’avait écouté sans prononcer une parole, mais non sans avoir plusieurs fois rempli son verre et le mien. Au milieu des bouffées de sa pipe, l’attention qu’il me prêtait ne me laissait aucun doute. Je voyais son teint s’animer par instants, ses yeux briller sous leurs épais sourcils. Évidemment, le premier magistrat de Morganton était inquiet de ce qui se passait au Great-Eyry et il ne devait pas être moins impatient que moi de découvrir la cause de ces phénomènes.

Dès que j’eus achevé ma communication, Elias Smith, me regardant en face, resta quelques instants silencieux.

« Enfin, me dit-il, là-bas à Washington, on voudrait bien savoir ce que le Great-Eyry a dans le ventre ?

– Oui, monsieur Smith…

– Et vous aussi ?…

– En effet !…

– Moi de même, monsieur Strock ! »

Et, pour peu que le maire de Morganton fût un curieux de mon espèce, cela ferait bien la paire !

« Vous le comprenez, ajouta-t-il, en secouant les cendres de sa pipe, en ma qualité de propriétaire, les histoires du Great-Eyry m’intéressent, et, en ma qualité de maire, j’ai à me préoccuper de la situation de mes administrés…

– Double raison, répondis-je, et qui a dû, monsieur Smith, vous inciter à rechercher la cause des phénomènes qui pourraient bouleverser toute la région !… Et, sans doute, ils vous auront paru inexplicables, non moins qu’inquiétants pour la population du district…

– Inexplicables, surtout, monsieur Strock, car, pour mon compte, je ne crois guère que ce Great-Eyry soit un cratère, puisque la chaîne des Alleghanys n’est en aucun point volcanique. Nulle part, ni dans les gorges des Cumberland, ni dans les vallées des Montagnes Bleues, ne se trouvent traces de cendres, de scories, de laves et autres matières éruptives. Je ne pense donc pas que le district de Morganton puisse être menacé de ce chef…

– C’est bien votre idée, monsieur Smith ?…

– Assurément.

– Cependant ces secousses qui ont été ressenties dans le voisinage de la chaîne ?…

– Oui… ces secousses… ces secousses !… répétait M. Smith en hochant la tête. Et, d’abord, est-il certain qu’il y ait eu des secousses ?… Précisément, lors de la grande apparition des flammes, je me trouvais à ma ferme de Wildon, à moins d’un mille du Great-Eyry, et, si un certain tumulte se produisait dans les airs, je n’ai constaté de secousses ni à la surface ni à l’intérieur du sol…

– Cependant, d’après les rapports envoyés à M. Ward…

– Des rapports rédigés sous l’impression de la panique ! déclara le maire de Morganton. En tout cas, je n’en ai point parlé dans le mien…

– C’est à retenir… Quant aux flammes qui dépassaient les dernières roches…

– Oh ! les flammes, monsieur Strock, c’est autre chose !… Je les ai vues… vues de mes propres yeux, et les nuages en réverbéraient les lueurs à grande distance. D’autre part, des bruits se faisaient entendre à la crête du Great-Eyry… des sifflements, tels ceux d’une chaudière que l’on vide de sa vapeur…

– Voilà ce dont vous avez été témoin ?…

– Oui… et j’en avais les oreilles assourdies !

– Puis, au milieu de ce tumulte, monsieur Smith, est-ce que vous ne croyez pas avoir surpris de grands battements d’ailes ?…

– En effet, monsieur Strock. Or, pour produire ces battements, quel est donc l’oiseau gigantesque qui aurait traversé les airs, après l’extinction des dernières flammes ?… Et de quelles ailes eût-il été pourvu ?… J’en suis donc à me demander si ce n’est point une erreur de mon imagination !… Great-Eyry, une aire habitée par des monstres aériens !… Est-ce qu’on ne les aurait pas depuis longtemps aperçus, planant au-dessus de leur immense nid de roches ?… En vérité, il y a dans tout ceci un mystère qui n’a pas été éclairci jusqu’ici…

– Mais que nous éclaircirons, monsieur Smith, si vous voulez bien me prêter assistance…

– Certes, monsieur Strock, et d’autant plus volontiers qu’il importe de rassurer la population du district…

– Alors, dès demain, nous nous mettrons en campagne…

– Dès demain ! » Et, sur ce mot, M. Smith et moi, nous nous sommes séparés. Je rentrai à l’hôtel, où mes dispositions furent prises en vue d’un séjour qui pouvait se prolonger suivant les nécessités de l’enquête. Je ne négligeai point d’écrire à M. Ward. Je lui marquais mon arrivée à Morganton, je lui faisais connaître les résultats de ma première entrevue avec le maire de la bourgade et notre résolution de tout faire pour conduire cette affaire à bon terme dans le plus bref délai. Je m’engageais, d’ailleurs, à l’informer de toutes nos tentatives, soit par lettre, soit par télégramme, afin qu’il su toujours à quoi s’en tenir sur l’état des esprits dans cette partie de la Caroline. Une seconde entrevue nous réunit, M. Smith et moi, l’après-midi, et il fut décidé de partir aux lueurs naissantes du jour.