Manfred

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Titre

LORD BYRON

Manfred

Traduit de l'anglais par

GAËLLE MERLE

Crédits

© Éditions Allia, Paris, 2013.

Du même auteur

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS ALLIA

Caïn

Poèmes

Exergue

There are more things in heaven and earth, Horatio,

Than are dreamt of in your philosophy

Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio,

Que n'en peut rêver votre philosophie.

SHAKESPEARE, Hamlet, acte I, scène V.

Dramatis Personæ

MANFRED

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

MANUEL

HERMAN

L'ESPRIT DES ALPES

ARIMANES

NÉMÉSIS

LES DESTINÉS

ESPRITS, ETC

La scène du Drame se situe dans les Alpes,

tantôt dans le château de Manfred,

tantôt dans les montagnes.

ACTE I

SCÈNE I

Manfred, seul, dans la galerie d'un château gothique, à minuit.

MANFRED.

J'aurai beau nourrir le feu de la lampe, il s'éteindra

Avant la fin de ma veillée.

Mon esprit, s'il sommeille, n'est jamais en repos,

Assailli sans répit de pensées lancinantes

Auxquelles je finis par succomber.

Un veilleur en mon âme ne ferme jamais les yeux

Sinon pour en sonder l'abîme ; Et pourtant je vis

Et revêts l'apparence des êtres de chair.

La douleur devrait être le précepteur du sage ;

La souffrance est connaissance : plus elle est élevée,

Plus le goût de la vérité fatale est amer,

L'Arbre de la Connaissance n'est pas l'Arbre de Vie.

J'ai emprunté les chemins de la philosophie et de la science,

Connu l'émerveillement, la sagesse du monde,

Et mon esprit a le pouvoir de les assujettir.

Mais en vain. J'ai fait du bien aux hommes,

Parmi eux j'en ai croisé de bons.

Mais en vain. J'ai eu mes ennemis ;

Nul ne m'a mystifié, beaucoup sont tombés devant moi.

Mais en vain. Le bien, le mal, la vie,

Les jeux du pouvoir, les passions,

Tout ce que j'ai pu découvrir chez d'autres

A glissé sur moi telle la pluie sur le sable,

Depuis l'heure innommable.

J'ignore la peur.

En mon cœur maudit ne frémit

Ni effroi, ni désir, ni espoir ;

Nul amour terrestre

Ne l'anime en secret.

L'heure est venue d'agir !

Agents mystérieux !

Vous, Esprits de l'Univers infini !

Je vous ai recherchés dans les ténèbres et la lumière.

Vous, qui embrassez la terre mais habitez un élément

Plus subtil, vous, dont les sommets inaccessibles

Des montages sont les hôtes, et les antres terrestres

Ou marins les havres familiers, par le charme inscrit

Qui vous soumet à moi, je vous en conjure :

Montrez-vous ! Paraissez !

Un temps.

Ils tardent à venir… Maintenant, par la voix de

Votre aîné, par ce signe qui vous fait tant

Frémir, par les injonctions de celui qui ignore la mort :

Montrez-vous ! Paraissez !... Paraissez !

Un temps.

S'il en va ainsi… Esprits de la terre et de l'air,

Vous ne m'échapperez pas ! Par le plus grand pouvoir

Jamais invoqué, un charme impérieux,

Né au sein d'une étoile condamnée,

Les vestiges enflammés d'un monde anéanti,

Un enfer à la dérive dans l'Espace éternel,

Par la force de la malédiction qui pèse sur mon âme,

Je vous soumets à ma volonté : paraissez !

À l'extrémité la plus sombre de la galerie, une étoile apparaît : elle est immobile ; un chant s'élève.

PREMIER ESPRIT.

Mortel ! À ton adjuration je me plie,

Depuis les nuées où je vis,

Nées du souffle crépusculaire,

Nourries par l'été incendiaire,

D'or, d'azur, de vermillon,

Fondues pour m'offrir un blason.

Sur ta quête l'interdit pose son voile,

Mais j'ai chevauché le rayon d'une étoile,

En réponse à ton appel résolu

Parle, mortel, que veux-tu ?

DEUXIÈME ESPRIT.

Des montagnes, le Mont Blanc est le monarque :

Drapé de nuages,

Coiffé d'un diadème de neige,

Ces monts l'ont jadis couronné

Sur un trône de pierre.

Les forêts ceinturent sa taille,

L'avalanche tient dans sa paume,

Mais pour déferler,

Cet amas rugissant,

Attend mon commandement.

La masse gelée du glacier sans repos

Progresse jour après jour

Mais moi seul décide

De sa course ou de sa halte.

Je suis l'Esprit des lieux

Capable de faire ployer ou trembler

La montagne tout entière.

Que peut bien me vouloir un être tel que toi ?

TROISIÈME ESPRIT.

Dans le fond bleu des mers

Inaccessible aux vagues

Et dérobé au vent,

Où le serpent s'anime

Et la sirène pare de coquillages

Sa verte chevelure,

A résonné le bruit de tes incantations.

Tel le grondement du tonnerre

À la surface des ondes,

Son écho grave a roulé

Sur mon palais de corail.

Dévoile tes souhaits à

L'Esprit des océans !

QUATRIÈME ESPRIT.

Là où le séisme dort

Sur un oreiller de feu ;

Où les lacs de naphte

Se soulèvent et bouillonnent ;

Où les racines des Andes

S'enfoncent loin sous terre,

Tandis que leurs cimes s'élancent

Très haut vers les cieux ;

J'ai déserté ma terre natale

En réponse à ta prière,

Je suis lié par ton charme

Et tu seras mon guide !

CINQUIÈME ESPRIT.

Je suis le chevalier du vent,

L'attiseur d'orages.

J'ai quitté l'ouragan

Encore brûlant d'éclairs,

Survolé mers et rivages,

Balayé la tourmente,

Pour voler jusqu'à toi.

La flotte croisée en chemin

Naviguait hardiment.

D'ici la fin de la nuit,

Elle sombrera pourtant.

SIXIÈME ESPRIT.

L'ombre de la Nuit est mon refuge.

Pourquoi m'infliger l'éclat de ta magie ?

SEPTIÈME ESPRIT.

La terre n'était pas née, j'étais déjà maître

De l'étoile qui dicte ton destin.

Jamais monde plus frais, plus lumineux

N'a tourné autour du soleil ;

Jamais plus belle étoile,

Libre et légère dans sa course,

N'a brillé au sein de l'univers.

Quand l'heure fatidique a sonné,

Elle s'est muée en un magma de feu,

Informe, errante, comète égarée, malédiction,

Menace pour l'univers entier ;

Mue encore par une force innée,

Dénuée de sphère et privée de repères,

Difformité éblouissante du ciel,

Monstre des nuées !

Et toi, né sous son influence !

Toi, pauvre ver, je te méprise et t'obéis !

Par une force – qui te dépasse et

Ne t'échoit que pour te lier à moi –

J'ai été contraint à descendre un bref instant

Là où les esprits faibles

S'abaissent à s'entretenir avec toi.

Qu'attends-tu de moi, misérable enfant d'argile ?

LES SEPT ESPRITS.

La terre, l'océan, l'air, la nuit, les montagnes, les vents, ton étoile,

Sont à tes ordres, enfant d'argile.

Ces esprits sont là, devant toi, selon tes vœux,

Qu'attends-tu de nous, fils de mortels ? Parle !

MANFRED.

Je veux oublier.

PREMIER ESPRIT.

Quoi ? Qui ? Et pourquoi ?

MANFRED.

Ce que je porte en moi. Lisez, là,

Vous connaissez le mal que j'évoque

Sans pouvoir le nommer.

UN ESPRIT.

Nous pouvons seulement t'offrir ce que nous possédons.

Exige de nous des sujets, des royaumes,

La souveraineté sur terre ou même la terre entière,

Une force capable de contrôler les éléments dont nous sommes maîtres.

Un mot, un seul et cela, tout cela, t'appartient.

MANFRED.

Je veux l'oubli ! L'amnésie !

Ne pouvez-vous donc arracher le peu que je demande

Aux royaumes cachés que vous m'offrez à profusion ?

UN ESPRIT.

Nous n'avons pas un tel pouvoir.

En revanche, tu peux mourir.

MANFRED.

La mort m'apportera l'oubli ?

UN ESPRIT.

Bien qu'immortels nous ignorons l'oubli.

Nous sommes éternels et le passé, à l'image du futur,

Est pour nous le présent. Te voici éclairé ?

MANFRED.

Vous vous moquez de moi, mais par le pouvoir

Qui vous a conduits en ce lieu, je vous tiens.

Esclaves, ne raillez pas ma volonté !

La pensée, l'esprit, l'étincelle prométhéenne,

Les éclairs de mon être, sont tout aussi radieux,

Pénétrants, fulgurants que les vôtres.

Aussi, même prisonniers de l'argile,

N'abdiqueront-ils jamais !

Répondez ou je vous montrerai

De quelle étoffe je suis fait !

UN ESPRIT.

Eh bien, nous t'offrirons la même réponse,

Réponse contenue dans tes propres paroles.

MANFRED.

Pourquoi de tels propos ?

UN ESPRIT.

Si, comme tu le prétends, nous sommes

De la même essence que toi,

Nous avons répondu en te disant ceci :

Ce que les mortels nomment la mort

Nous est totalement étranger.

MANFRED.

Je vous ai donc soustraits en vain à vos royaumes.

Vous ne pouvez ou ne voulez m'aider en rien.

UN ESPRIT.

Comment peux-tu proférer de telles paroles ?

Ce que nous détenons, nous te l'offrons, tu peux en disposer.

Avant de nous chasser, réfléchis bien. Encore une fois exige

Des royaumes, un empire, la puissance, du temps...

MANFRED.

Soyez maudits ! Que ferais-je d'un temps

Que j'ai déjà du mal à tuer ? Assez ! Disparaissez !

UN ESPRIT.

Un instant encore ! Puisque nous sommes là,

Autant que notre pouvoir te soit utile.

Réfléchis encore. Ne pouvons-nous réellement rien

T'offrir qui trouve grâce à tes yeux ?

MANFRED.

Non, rien. Restez cependant. Avant de nous séparer,

Je veux vous regarder, face à face.

Vos voix me parviennent, leurs accents doux

Et mélancoliques, telle la musique à fleur d'eau.

Je vois le spectre immobile d'une Étoile vaste et claire,

Mais rien de plus. Approchez tels que vous êtes,

Un à un ou de concert, sous votre jour habituel.

UN ESPRIT.

Nous n'avons d'autres apparences que celles des éléments

Dont nous sommes l'esprit ou le principe,

Mais choisis-en une et nous l'adopterons.

MANFRED.

Je ne sais laquelle choisir. Laideur ou beauté,

Tout sur terre m'indiffère.

Que le plus puissant d'entre vous

Prenne l'aspect le plus séduisant à ses yeux. Maintenant !

LE SEPTIÈME ESPRIT.

(sous les traits d'une très belle femme)

Regarde !

MANFRED.

Oh Seigneur ! Si cette apparition est bien réelle,

Si elle n'est le fruit ni de la folie ni d'un leurre,

Je m'avouerai comblé. Je t'étreindrai

Et nous serons encore…

L'apparition s'évanouit

Mon cœur se brise !

Manfred tombe évanoui

Une voix s'élève et prononce l'incantation suivante :

Quand la lune scintille sur l'eau,

La luciole dans les fourrés,

Le météore sur le tombeau,

Les feux sur les marais,

Quand les étoiles filantes fondent,

Les cris des hiboux se répondent,

Quand les feuilles immobiles se taisent,

Dans l'ombre des collines s'apaisent,

Mon âme se liera à ton âme d'un signe

Et d'un pouvoir insigne.

Si profond soit ton sommeil,

Ton esprit restera en éveil,

Il est des ombres qui perdurent,

Des pensées impossibles à exclure ;

Par une force de toi ignorée,

La solitude te sera épargnée ;

Enfermé dans ton suaire,

Nimbé de vapeurs mortuaires,

Tu seras à jamais prisonnier,

De l'esprit qui a su te charmer.

Ma présence imperceptible,

T'escortant toujours invisible,

S'attachera chaque jour à tes pas,

De la naissance au trépas ;

Mu par une sourde épouvante,

Tu chercheras derrière toi qui te hante,

Et trembleras de ne rien voir,

Sinon de ton corps l'ombre noire ;

Et la force pesant sur ta conscience,

Te condamnera à jamais au silence.

Un chant et un verset magiques

Ont rendu ton baptême maléfique ;

Un esprit de l'air inspiré

A jeté sur toi ses rets ;

Le vent se dotera d'une voix

Bannissant de ton âme toute joie ;

Te privant de la paix des nuées,

La Nuit te verra exténué,

Tandis que le soleil meurtrier

T'amènera à souhaiter son coucher.

J'ai distillé dans tes larmes mensongères,

Un poison aux pouvoirs délétères ;

Au sein même de ton cœur j'ai extrait,

D'un sang d'encre le plus noir de ses traits ;

De ton sourire j'ai saisi le serpent,

Lové là, enroulé calmement ;

Sur tes lèvres j'ai recueilli le charme,

Accoucheur de ces terribles armes ;

J'ai cherché tous les poisons possibles,

Et en toi trouvé le plus nuisible.

Par le sein glacé, le sourire de vipère,

Les abîmes insondables d'une ruse bien amère,

L'éclat de vertu d'un regard mensonger,

La perfidie de ton âme renfermée,

Par l'imposture qui ensemence

Ton cœur d'une feinte innocence,

Par la joie que tu puises dans le malheur des uns,

Par le lien fraternel qui te lie à Caïn,

J'appelle sur toi les foudres et sur la Terre,

Je te condamne à devenir ton propre Enfer.

Et je verse sur ton front une essence,

Qui t'infligera son ultime sentence,

Plus de sommeil et pas de mort,

Désormais, ce sera là ton sort ;

Si tu aspires à une mort prochaine,

Sa menace te la fera prendre en haine.

Là ! Le charme opère autour de toi,

Et ses chaînes silencieuses te soumettent à leur loi,

À la fois sur le cœur et l'esprit,

La parole a œuvré, à présent – dépéris !

SCÈNE II

La Jungfrau le matin. Manfred, seul sur un pic.

MANFRED.

Les esprits invoqués m'abandonnent,

Les charmes étudiés me trahissent,

L'antidote espéré me torture ;

Je renonce à une aide surnaturelle ;

Sur le passé, je n'ai aucune emprise,

Tant qu'il ne sombrera pas dans les ténèbres,

Je ne pourrai caresser de futur – Ô ma mère la Terre !

Et toi, aube naissante, et vous, vous, massifs montagneux,

Pourquoi tant de beauté ? Je ne puis vous aimer.

Et toi, œil radieux de l'Univers,

Qui embrasses tout, enchantes tout,

Tu n'éclaires pas mon cœur.

Et vous, monts escarpés, je suis en équilibre

Sur vos cimes, et par-delà les berges du torrent,

Je vois les pins majestueux réduits par la distance

À de modestes arbrisseaux ; alors qu'un saut,

Un pas, un geste, un souffle, suffiraient

À me précipiter sur son lit de roches,

Pour goûter au repos éternel, pourquoi hésiter ?

Je me sens attiré, pourtant je ne plonge pas ;

Je perçois le danger, pourtant je ne fuis pas ;

Tandis que mon esprit chancelle, mes jambes restent solides.

Une force supérieure me retient,

Et fait de ma vie une fatalité…

Si renfermer un tel esprit stérile

Et offrir à mon âme un tombeau –

Car j'ai depuis longtemps cessé

De justifier mes actes à mes yeux –

Peut s'appeler vivre.

C'est là l'ultime infirmité du mal. Oui,

Toi, agent ailé, pourfendeur de nuages

Un aigle passe

Dont le vol joyeux atteint les cimes du ciel,

Puisses-tu fondre sur moi ! Je deviendrais ta proie,

Pour nourrir tes aiglons. Tu t'es dérobé à ma vue,

Alors que nul recoin du ciel et de la terre

N'échappe à ton regard perçant. Quelle beauté !

Quelle beauté nous offre le monde visible !

Quelle nature glorieuse, à l'œuvre ou au repos !

Mais nous qui nous érigeons en maîtres,

De poussière et d'essence divine mêlés,

Aussi inaptes à sombrer qu'à prendre notre envol,

Notre nature hybride sème la discorde entre les éléments ;

Nous exhalons le souffle de la vanité et de la destruction,

Écartelés entre la petitesse de nos désirs

Et la noblesse de nos aspirations, jusqu'au dernier soupir.

Les hommes sont ainsi faits même s'ils refusent

De se l'avouer. Silence ! La mélodie…

On entend au loin le chalumeau du berger

La musique naturelle de la flûte des montagnes –

Car ici les jours patriarcaux n'ont rien

D'une fable pastorale – se mêle à la caresse du vent,

À l'harmonie des cloches du troupeau qui marche paisible ;

Mon âme rêverait de s'enivrer de ces échos.

Ah, si j'étais l'esprit cristallin d'un son enchanteur,

Une voix vibrante, un souffle mélodieux,

Un plaisir éthéré… trouvant naissance et mort

Dans le son béni qui l'a créé !

Un chasseur de chamois se rapproche

LE CHASSEUR.

Le chamois a bondi par là : de ses sabots agiles,

Il m'a mystifié ; mon butin journalier récompensera

À peine les périls encourus. Mais qui va là ?

S'il ne semble pas des nôtres il a pourtant

Gravi des sommets qu'aucun montagnard,

Hors nos meilleurs chasseurs, ne saurait atteindre ;

Bien vêtu, l'air viril, l'allure fière d'un paysan

Libre de naissance, si j'en juge à distance…

Mais je vais m'approcher.

MANFRED. (insensible à la présence du chasseur)

Les cheveux cendrés par l'angoisse, tels ces pins consumés,

Vestiges d'un seul hiver, dépouillés de leur écorce

Et de leurs branches, au tronc malade, aux racines maudites,

N'ayant pour fruits que des promesses de mort…

Dire que je suis condamné à ce triste spectacle,

Et pour l'éternité, après avoir été tout autre !

Mon visage est sillonné des rides que le temps a creusées,

Non les années, mais les heures étirées en siècles,

Des heures terribles auxquelles j'ai survécu !

Vous, pics de glace en suspens ! Vous, avalanches prêtes à déferler

Au moindre souffle ! Abattez-vous sur moi !

L'écho assourdissant de vos heurts répétés me parvient,

Parfois d'en haut, parfois d'en bas,

Mais vous passez votre chemin,

Pour écraser ce qui voudrait vivre !

La jeune forêt florissante, la hutte

Ou le hameau du villageois innocent.

LE CHASSEUR.

Le brouillard se lève depuis la vallée ;

Je vais l'inviter à descendre, sans cela il risque

À la fois de perdre son chemin et sa vie.

MANFRED.

Les brumes prennent d'assaut les glaciers ;

Les nuages tourbillonnent à mes pieds,

Blancs, sulfureux, telle l'écume de l'océan

Éveillé, du fin fond des enfers,

Dont les vagues viennent s'échouer

Une à une sur une plage vivante,

Ensevelie sous les corps des damnés,

Comme autant de galets… Je suis pris de vertige !

LE CHASSEUR.

Je dois m'approcher en douceur sous peine

De l'effrayer d'un geste brusque,

Alors qu'il semble déjà vaciller.

MANFRED.

Les monts ont éventré les nuages,

Entraînant dans leur chute leurs sœurs alpines,

Recouvrant les vallées verdoyantes

Des éclats de la destruction ;

Condamnant les rivières, sous la violence du choc,

À cracher leur écume, et leurs sources

À trouver d'autres lits… Ainsi en est-il

Advenu jadis du mont Rosenberg.

Que n'étais-je à ses pieds ?

LE CHASSEUR.

Mon ami ! Sois prudent !

Un pas de plus pourrait être fatal !

Pour l'amour de celui qui t'a engendré,

Éloigne-toi du bord !

MANFRED. (poursuit, sourd à ses paroles)

Il aurait creusé pour moi une tombe idéale ;

Mes os reposeraient en paix en son abîme,

Au lieu de se répandre sur les rocs

Au gré du vent, comme ils vont le faire, car ils vont le faire,

À l'issue de ce saut ultime. Adieu, nuées béantes !

Effacez cet air de reproche !

Vous n'étiez pas pour moi. Terre ! Reçois ces atomes !

Tandis que Manfred s'apprête à sauter, le chasseur de chamois le saisit et l'arrête d'un geste brusque.

LE CHASSEUR.

Halte, pauvre fou ! Aussi las sois-tu de la vie,

Ne viens pas souiller nos vallées immaculées de ton sang impur.

Viens avec moi… Je ne te lâcherai pas.

MANFRED.

J'ai le cœur brisé, laisse-moi.

Je ne suis que faiblesse. Les montagnes tournent

Autour de moi. Je deviens aveugle. Qui es-tu ?

LE CHASSEUR.

Je répondrai plus tard. Suis-moi.

Les nuages s'épaississent… Là, prends appui sur moi…

Pose ton pied ici, oui, prends ce bâton,

Accroche-toi un instant à cet arbuste…

Maintenant, donne-moi la main

Et saisis prestement ma ceinture… Doucement… Bien…

Nous atteindrons le chalet dans moins d'une heure ;

Viens, nous suivrons bientôt un chemin plus sûr,

Puis une sorte de passage que le torrent

A dégagé pendant l'hiver. Viens, tu es courageux.

Tu aurais fait un bon chasseur… Suis-moi.

Tandis qu'ils amorcent leur descente avec difficulté, le rideau tombe.

ACTE II

SCÈNE I

Un chalet dans les Alpes de Berne. Manfred et le chasseur de chamois.

LE CHASSEUR.

Non… Non… Repose-toi encore.

Tu dois patienter avant de poursuivre.

Ton esprit et ton corps te trahissent,

Pour quelques heures du moins.

Quand tu auras repris des forces, je te servirai de guide.

Mais où veux-tu aller ?

MANFRED.

Quelle importance ? Je connais parfaitement

Mon chemin, je n'ai plus besoin de guide.

LE CHASSEUR.

Ton allure et ta démarche révèlent un haut

Lignage.

Tu dois appartenir à l'une de ces familles seigneuriales

Dont les châteaux à flanc de montagne

Surplombent les vallées.

Duquel es-tu le maître ? Je ne connais d'eux que les grilles ;

La vie que je mène me conduit rarement à me réchauffer

Aux immenses foyers de ces vieilles demeures,

À me joindre aux fêtes de leurs vassaux,

Mais les chemins qui relient nos montagnes à leurs portes,

Je les connais depuis ma tendre enfance. Quel est le tien ?

MANFRED.

Quelle importance ?

LE CHASSEUR.

Soit, pardonne ma question,

Et montre un peu plus d'allant.