“La vengeance est mienne et mienne seulement !”
A dit le Seigneur, et son serviteur se fait l'humble écho de cette parole effroyable.
MANFRED.
Vieil homme ! Les hommes saints n'ont aucune influence,
Les prières aucun pouvoir, la pénitence
Nulle force purificatrice... Il n'est pas de regard,
De jeûne ou d'agonie, ou plus terrible encore,
De supplices inhérents au profond désespoir
Lié au remords qui ignore la peur de l'enfer -
Mais en lui-même suffisant pour faire du Paradis un enfer –
Capable d'exorciser de l'esprit affranchi des limites
La conscience de ses propres péchés, de ses fautes,
De ses souffrances, et d'apaiser la vengeance
Qu'il retourne contre lui-même ; il n'est pas de justice
Qui inflige de plus grands tourments
Que ceux que le condamné s'inflige à lui-même.
L'ABBÉ.
Tout cela est bien ;
Car le temps en aura raison pour laisser place
À un espoir prometteur, la confiance sereine
D'atteindre un jour ce lieu béni accessible à tous ceux
Qui aspirent à le rejoindre et à racheter ainsi
Leurs fautes terrestres, quelle qu'en soit la nature.
La rédemption commence avec la conscience
De sa nécessité. Continue et notre Église
T'enseignera tout ce qui est en son pouvoir,
Et tu seras absous de tous les péchés
Dignes de notre pardon.
MANFRED.
Alors que le sixième empereur de Rome voyait sa fin approcher,
Victime d'une blessure à lui-même infligée
Pour échapper aux tourments d'une exécution publique ordonnée
Par ces mêmes sénateurs jadis ses esclaves, un soldat,
En signe de sa fidèle compassion, aurait poussé le zèle
Jusqu'à contenir de sa robe le sang jailli de la gorge tranchée ;
Le Romain agonisant le repoussa et dit –
Son regard de mourant encore animé du feu impérial –
“Trop tard ! Est-ce là de la fidélité ?”
L'ABBÉ.
Que veux-tu dire ?
MANFRED.
Comme cet empereur romain, je te réponds :
“Trop tard !”
L'ABBÉ.
Il n'est jamais trop tard
Pour te réconcilier avec ton âme,
Et la ramener sur le chemin du Ciel. As-tu donc abandonné tout espoir ?
Voilà qui est étrange… Car même là-haut, les désespérés
S'inventent encore un rêve sur terre,
Et s'y accrochent tel un noyé à une branche fragile.
MANFRED.
Oui, mon père ! De telles visions,
Et de nobles aspirations ont animé ma jeunesse.
Je voulais assimiler l'esprit d'autres hommes,
Lumière des nations ; et m'élever
Sans savoir où, au risque de chuter ;
Mais chuter, telle la cataracte des montagnes qui
S'élance depuis ses hauteurs aveuglantes,
Jusqu'à l'écume bouillonnante de ses abysses,
(D'où jaillissent des colonnes de brume qui deviennent
Des nuages de pluie en touchant les nuées),
Où elle repose calme et majestueuse. Mais c'est du passé,
Mes pensées se sont fourvoyées.
L'ABBÉ.
Comment cela ?
MANFRED.
Dompter ma nature m'était impossible ; car celui
Qui veut gouverner doit d'abord servir ; il doit apaiser,
Intriguer, veiller sans repos, sonder tout lieu,
Et incarner un mensonge vivant, capable de régner sur les faibles –
Car la foule est faible ; Je me suis détourné du troupeau –
Dussé-je en être le chef – et des loups.
Le lion est solitaire, et je le suis aussi.
L'ABBÉ.
Et pourquoi ne pas vivre et agir avec d'autres hommes ?
MANFRED.
Parce que ma nature rejetait la vie ;
Elle n'était pas cruelle : je ne provoquais jamais
D'autre désolation que la mienne. Tel le vent,
Le souffle brûlant du Simoun le plus solitaire,
Qui n'aime que le désert, et balaie
Les sables stériles où ne pousse nul arbuste à détruire,
Et se plaît à courir sur les vagues arides et sauvages,
Ne cherchant aucune compagnie, ignoré de tous,
Mais fatal à ceux qui le rencontrent – Tel a été
Le cours de mon existence ; des êtres
Ont croisé mon chemin, et ces êtres ne sont plus.
L'ABBÉ.
Hélas !
Je commence à craindre que mon aide
Et mes prières ne puissent plus rien pour toi ; tu es si jeune pourtant,
Je voudrais…
MANFRED.
Regarde-moi ! Il y a sur terre
Des mortels qui vieillissent
Avant l'âge, et meurent avant maturité,
Sans la violence d'une mort guerrière ;
Certains meurent de plaisir, d'autres se tuent à l'étude,
Au travail, ou succombent à l'ennui ;
Certains sont frappés de maladie, ou de folie,
Tandis que d'autres ne survivent pas
À un cœur brisé ou consumé ;
C'est là un mal qui fait plus de victimes
Que n'en dénombrent les listes du Destin,
Sous une multitude de noms et d'apparences.
Regarde-moi ! car j'ai connu tous ces maux,
Et parmi eux, un seul aurait suffi ; ce n'est donc
Pas ce que je suis qui devrait te surprendre,
Mais le fait que je sois encore de ce monde.
L'ABBÉ.
Encore un mot cependant…
MANFRED.
Vieil homme ! Je respecte
Ton ordre et révère tes années ; Je crois
En la piété de ton dessein, mais il est vain :
Ne me juge pas grossier ; c'est toi
Que je souhaite épargner, bien plus que moi,
En mettant fin à notre conversation. Adieu, donc.
Manfred sort.
L'ABBÉ.
Tout le destinait à être une noble créature :
Son énergie extraordinaire aurait
Servi d'écrin à de glorieux éléments,
Eussent-ils été assemblés avec sagesse ; en l'état,
Il n'est qu'un effroyable chaos – de lumière et d'ombre,
D'esprit et de poussière, de passions et de pensées élevées
Qui se heurtent sans logique et sans fin,
Au souffle suspendu ou destructeur. Il périra –
Il ne le doit pas pourtant – Je ferai une dernière tentative,
Car il est digne de rédemption ; et mon devoir
Est de tout oser pour une cause qui le mérite.
Je le suivrai… Avec prudence mais sans faillir.
L'Abbé sort..
SCÈNE II
Une autre salle.
Manfred et Herman.
HERMAN.
Seigneur, vous m'avez prié de vous attendre au coucher du soleil :
Il sombre derrière la montagne.
MANFRED.
Vraiment ?
Je veux le contempler.
Manfred s'avance jusqu'à la fenêtre.
Astre glorieux ! Idole
De la nature originelle, et de la race vigoureuse
Des hommes sains, fils géants
De l'étreinte des Anges, avec un sexe
Les surpassant en beauté, responsable de la chute
Irrémédiable des esprits errants.
Toi, Orbe le plus glorieux ! Adoré avant même
La révélation du mystère de la création !
Toi, premier serviteur du Tout-Puissant,
Qui as réchauffé le cœur des bergers chaldéens,
Au sommet de leurs montagnes, jusqu'à ce qu'ils
Se répandent en oraisons ! Toi, Dieu de matière !
Et représentant de l'Inconnu –
Qui t'a choisi pour son ombre ! Toi Étoile souveraine !
Cœur d'une myriade d'étoiles ! Toi, qui as fait de la terre
Un lieu supportable, et adouci les couleurs
Et les âmes de tous ceux que baigne ta lumière !
Maître des saisons ! Monarque des climats,
Et de ceux qui les peuplent ! Car, proches ou lointains
Nos esprits innés portent tes reflets
Jusque dans leur apparence ; Tu te lèves,
Rayonnes, et te couches dans la gloire. Adieu !
Jamais plus je ne te verrai. Puisque le premier tu as suscité
Dans mes yeux amour et émerveillement, accepte
Mon dernier regard : tu ne brilleras plus pour celui
Dont les dons de chaleur et de vie
Se sont avérés fatals. Il s'éteint…
Je vais le suivre.
Manfred sort.
SCÈNE III
Dans les montagnes. Le château de Manfred au loin.
Une terrasse au pied d'une tour, au crépuscule.
Herman, Manuel et d'autres serviteurs de Manfred.
HERMAN.
Voilà qui est étrange ! Pendant des années, nuit après nuit,
Il a longuement veillé du haut de sa tour,
Sans l'ombre d'un témoin. Je l'ai explorée, –
Nous l'avons tous fait souvent ; sans pouvoir comprendre,
À la lueur de la tour ou de ses contenus, l'objet mystérieux
De ses études. Une chose est sûre, il est une chambre
Dont personne ne franchit le seuil : je donnerais
Volontiers mes trois dernières années de gages,
Pour pouvoir en sonder les mystères.
MANUEL.
Ce serait dangereux ;
Satisfais-toi donc de ce que tu sais déjà.
HERMAN.
Ah ! Manuel ! Plus âgé et plus sage,
Tu pourrais en dire long ; tu fais partie du château…
Depuis combien d'années déjà ?
MANUEL.
Avant la naissance du Comte Manfred,
Je servais son père ; il ne lui ressemble en rien.
HERMAN.
Nombreux sont les fils dans cette situation.
Mais en quoi sont-ils différents ?
MANUEL.
Je ne parle
Ni de l'apparence, ni des traits, mais de l'esprit et des coutumes ;
Le Comte Sigismond, tout en étant fier, était libre et rayonnant –
Un guerrier et un jouisseur – il ne se plongeait ni
Dans les livres, ni dans la solitude, pas plus qu'il ne passait ses nuits
À de tristes veilles, non, la nuit était pour lui un moment de fête
Plus joyeux que le jour ; il n'arpentait ni les rocs
Ni les forêts tel un loup, et il ne se détournait
Ni des hommes ni de leurs plaisirs.
HERMAN.
Maudite soit notre époque !
Ce temps-là était heureux ! S'il pouvait
Ranimer ces vieux murs ; ils semblent
N'en avoir gardé aucune trace.
MANUEL.
Ces murs
Ont avant tout besoin d'un nouveau maître. Oh ! J'en ai
Vu des phénomènes étranges en ces lieux, Herman.
HERMAN.
Allons, mon ami,
Partage avec moi ces histoires pour tuer le temps de notre veille :
Je t'ai entendu évoquer d'un air sombre un événement
Qui serait survenu ici, tout près de cette tour.
MANUEL.
Quelle nuit terrible, en effet ! C'était au crépuscule,
Je me souviens, comme ce soir ou d'autres…
Un nuage rouge reposait tout comme là
Au sommet de l'Eiger… Si ressemblant
Qu'on dirait le même ; le vent
Était à la fois faible et vif, et les neiges des montagnes
Commençaient à scintiller à la lumière de la lune ascendante ;
Le Comte Manfred était dans sa tour, comme en cet instant…
Occupé à quoi, nous l'ignorions, mais avec pour seule compagne
De ses errances et de ses veilles, cette femme, seul être vivant
Sur terre qui semble avoir jamais touché son cœur –
Les liens du sang le condamnaient à l'aimer –
Lady Astarté, sa...
Chut ! Qui vient là ?
Entre l'Abbé.
L'ABBÉ.
Où est votre maître ?
HERMAN.
Là-bas, dans la tour.
L'ABBÉ.
Je dois lui parler.
MANUEL.
Impossible ;
Il est très secret et ne doit en aucun cas
Être dérangé.
L'ABBÉ.
Que retombe sur moi
Le poids de ma faute, si faute il y a…
Mais il faut absolument que je le voie.
HERMAN.
Vous l'avez déjà vu, ce soir même.
L'ABBÉ.
Herman ! Je te l'ordonne,
Frappe à sa porte et avise le Comte de ma visite.
HERMAN.
Je n'oserais pas.
L'ABBÉ.
Dans ce cas, je m'annoncerai moi-même.
MANUEL.
Non, révérend Père, arrêtez !
Attendez, je vous en conjure !
L'ABBÉ.
Explique-toi.
MANUEL.
Venez par ici,
Et je vous en dirai plus.
Ils sortent.
SCÈNE IV
L'intérieur de la tour.
Manfred, seul.
MANFRED.
Les étoiles filent, la lune brille sur les sommets
Des montagnes dont la neige scintille. Quelle beauté !
Je m'attarde encore auprès de la Nature, car la Nuit
M'offre un visage plus familier
Que celui des hommes ; et l'ombre étoilée
De sa splendeur pâle et solitaire,
M'a enseigné le langage d'un autre monde.
Je me rappelle les pérégrinations de ma jeunesse.
Par une nuit comme celle-ci, je me vois
Parmi les vestiges de la toute-puissante Rome
Dans l'enceinte du Colisée ;
Les arbres s'élevaient le long des arcs brisés,
Leurs ombres ondoyaient dans le bleu de la nuit,
Et les étoiles brillaient à travers les trouées des ruines.
Au loin, les hurlements du chien de garde
Résonnaient sur les eaux du Tibre ; plus proche,
Hors les murs du Palais de César, s'élevait
La longue plainte du hibou, et par intermittence,
Le chant inquiet des sentinelles lointaines
Naissait et mourait dans la brise légère.
Au-delà de la brèche, œuvre de l'usure du temps,
Des cyprès semblaient cerner l'horizon, bien qu'à
Portée d'une flèche. Là où vivaient les Césars,
Et où naissent les chants discordants des oiseaux de nuit,
Au sein d'un buisson qui se dresse parmi les débris des remparts
Et enroule ses racines aux foyers impériaux,
Le lierre supplante le laurier.
Mais le cirque sanglant des gladiateurs reste debout,
Noble vestige d'une perfection en ruine,
Tandis que les palais des Césars et d'Auguste
S'abîment au sol en un amas de décombres.
Et toi, lune, dans ta ronde, tu baignais
Ce spectacle d'une lumière tendre et généreuse,
Mêlant ta douceur à l'austérité glacée
D'un chaos désolé ; tu colmatais les brèches
Des siècles comme si elles venaient de s'ouvrir ;
Caressant la beauté là où elle régnait encore,
La révélant là où elle criait par son absence,
Jusqu'à faire de ce lieu un lieu sacré,
Où le cœur déborde d'une adoration silencieuse
Pour les Grands du passé…
Les souverains défunts qui depuis
Leurs urnes règnent encore sur nos esprits.
Quelle nuit magnifique !
Il est étrange qu'elle me revienne en mémoire en cet instant ;
Mais d'expérience, nos pensées se bousculent d'autant plus
Violemment quand l'heure est au recueillement.
Entre L'Abbé.
L'ABBÉ.
Mon bon seigneur !
Pardonne une fois encore mon intrusion ;
Et ne te sens pas offensé par l'impolitesse
Que me dicte mon humble zèle ; que le mal engendré
Retombe sur moi, mais que les bienfaits
Qui en découlent éclairent ton esprit – à défaut de ton cœur –
Si je pouvais par mes paroles ou mes prières toucher ton âme,
Je ramènerais dans le droit chemin un noble esprit qui,
Pour s'être égaré, n'est pas encore irrémédiablement perdu.
MANFRED.
Tu ignores tout de moi ;
Mes jours sont comptés, mes actes consignés.
Retire-toi si tu ne veux pas courir un grand danger – Va-t'en !
L'ABBÉ.
Me menaces-tu ?
MANFRED.
Moi, non !
En te mettant en garde contre un péril imminent,
Je cherche simplement à te protéger.
L'ABBÉ.
Explique-toi.
MANFRED.
Regarde là-bas !
Que vois-tu ?
L'ABBÉ.
Rien.
MANFRED.
Regarde, te dis-je,
Regarde attentivement ; et maintenant décris ce que tu vois.
L'ABBÉ.
Voilà un spectacle qui devrait m'ébranler, mais qui ne m'effraie pas :
Je vois s'élever un spectre effroyable et sombre,
Tel un dieu infernal, surgi de la terre ;
Le visage dissimulé dans sa cape, sa silhouette
Comme drapée de nuages fulminants : il se tient là
Entre nous… mais je n'ai pas peur de lui.
MANFRED.
Tu n'as pas lieu de le craindre… il ne te veut aucun mal…
Mais le choc de sa vue risque de pétrifier tes vieux membres.
Je te le dis encore – Retire-toi !
L'ABBÉ.
Et je te réponds :
Jamais… Avant d'avoir eu raison de ce démon !
Que fait-il ici ?
MANFRED.
Oui, en effet, que fait-il ici ?
Je ne l'ai pas appelé… sa présence est indésirable.
L'ABBÉ.
Hélas ! Mortel, tu es perdu ! Pourquoi frayer
Avec de pareils hôtes ? Je tremble pour ton salut :
Pourquoi vous fixez-vous ainsi l'un l'autre ?
Ah ! Il se dévoile : son front
Est marqué par la foudre ; son regard
Brûle de l'immortalité de l'Enfer…
Arrière !
MANFRED.
Parle ! Quelle est ta mission ?
L'ESPRIT.
Viens !
L'ABBÉ.
Créature inconnue, qui es-tu ? Réponds !
Parle !
L'ESPRIT.
Le génie de ce mortel. Viens ! L'heure a sonné.
MANFRED.
Je suis prêt à tout sauf à me soumettre
Au pouvoir qui me convoque. Qui t'a envoyé ici ?
L'ESPRIT.
Tu le sauras bientôt… Viens ! Viens !
MANFRED.
J'ai commandé à des êtres d'une essence surpassant la tienne,
J'ai combattu avec tes maîtres. Disparais !
L'ESPRIT.
Mortel ! Ton heure est venue. Viens, te dis-je !
MANFRED.
Mon heure est venue, oui, je le savais, je le sais, mais
Jamais je ne rendrai mon âme à un être tel que toi :
Disparais ! Je mourrai comme j'ai vécu : seul.
L'ESPRIT.
Je me vois alors contraint d'appeler mes frères. Paraissez !
D'autres esprits surgissent.
L'ABBÉ.
Arrière ! Vous, créatures diaboliques ! Arrière, vous dis-je !
Là où règne la Piété, vous n'avez aucun pouvoir,
Et je vous ordonne au nom de…
L'ESPRIT.
Vieillard !
Nous savons qui nous sommes, connaissons notre mission et ton ordre :
Ne gaspille pas tes formules sacrées,
Elles seraient sans effet : cet homme est condamné.
Une fois encore, je le somme de me suivre. Allons ! Partons !
MANFRED.
Je te défie… Je sens mon âme
Qui se dérobe et pourtant, je te défie ;
Tant qu'il me restera un souffle, je n'aurai de cesse
D'exhaler le mépris que tu m'inspires… Tant qu'il me restera
Une once de vitalité, je continuerai à lutter,
Même contre des esprits ; pour que je vous suive,
Il faudra d'abord me mettre en pièces.
L'ESPRIT.
Mortel rebelle !
Est-ce là le Mage qui prétend pénétrer
Le monde invisible, et aspire à devenir
Notre égal ? Ce pourrait-il donc
Que tu aimes la vie ? Cette même vie
Qui a causé ta perte ?
MANFRED.
Toi, traître, démon, tu mens !
Ma vie touche à sa fin, cela, je le sais,
Et loin de moi l'intention d'en sauver un instant ;
Ce n'est pas la Mort que je combats, mais toi,
Et les anges qui t'entourent ; je n'ai tiré mon pouvoir
D'aucun pacte avec vous, mais d'une science supérieure…
La pénitence, l'audace, les longues veilles, la force d'âme,
Et la maîtrise du savoir de nos pères – au temps où la terre
Voyait hommes et esprits marcher côte à côte,
Sans t'octroyer de suprématie : je m'appuie
Sur ma force… Je te défie, te nie,
Te rejette et te méprise !
L'ESPRIT.
Mais tes nombreux crimes t'ont rendu...
MANFRED.
Mais que peuvent-ils bien être à tes yeux ?
Faudrait-il que les crimes soient punis par d'autres crimes
Commis par des criminels pires encore ? Retourne à ton enfer !
Tu n'as aucun pouvoir sur moi, je le sens ;
Tu ne me posséderas jamais, je le sais :
Je ne peux effacer ce que j'ai fait ; tu ne peux ajouter
Au supplice qui me ronge de l'intérieur :
L'esprit immortel s'impute à lui-même
Ses bonnes ou mauvaises pensées,
Il est la source de son propre mal et de sa fin,
Il contient à la fois son espace et son temps :
Son sens inné, une fois dépouillé de sa mortalité,
Ne se nourrit pas des choses éphémères qui l'entourent,
Mais se perd dans la souffrance ou la joie,
Née de la conscience de son propre néant.
Toi, tu ne m'as pas tenté, tu en serais incapable ;
Je n'ai été ni ton jouet, ni ta proie…
Je suis l'auteur de ma propre destruction,
Et je serai mon au-delà. Partez, démons impuissants !
La main de la Mort pèse sur moi, pas la vôtre !
Les démons disparaissent.
L'ABBÉ.
Hélas ! Comme tu es pâle ! Tes lèvres sont livides...
Ta poitrine se soulève, tu suffoques,
Tu râles : Offre au Ciel tes prières…
Prie… ne serait-ce qu'en pensée… mais ne meurs pas ainsi.
MANFRED.
C'est fini. Mes yeux éteints ne te distinguent plus,
Mais tout tourne autour de moi, je sens la terre
Qui sous moi se soulève. Adieu…
Donne-moi la main.
L'ABBÉ.
Glacé, tu es glacé jusqu'au cœur.
Une prière, une seule. Hélas ! Comment te sens-tu ?
MANFRED.
Vieil homme ! Mourir n'est pas si difficile.
Manfred expire.
L'ABBÉ.
Il est parti… son âme a quitté la Terre et a pris
Son envol ;
Vers où ? Je n'ose l'imaginer… Mais il n'est plus.
FIN.
Achevé de numériser
Manfred de Lord Byron
a paru aux éditions Allia en janvier 2013.
ISBN :
978-284485-604-3
ISBN de la présente version électronique :
978-2-84485-639-5
Éditions Allia
16, rue Charlemagne
75 004 Paris
www.editions-allia.com
Notes
1. Terme grec ancien pour ce qui est bon, noble et beau. L'idéal esthétique et moral. (N.d.T.)
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