À l’heure actuelle, il est incontestablement l’œuvre la plus répandue, la plus internationale de toute la littérature socialiste, le programme commun de millions d’ouvriers de tous les pays, de la Sibérie à la Californie.
Et, cependant, lorsqu’il parut, nous n’aurions pu l’intituler Manifeste socialiste. En 1847, on comprenait sous ce nom de socialiste deux sortes de gens. D’abord, les adhérents des divers systèmes utopiques, notamment les owenistes en Angleterre et les fouriéristes en France, qui n’étaient déjà plus, les uns et les autres, que de simples sectes agonisantes. D’un autre côté, les charlatans sociaux de tout acabit qui voulaient, à l’aide d’un tas de panacées et avec toutes sortes de rapiéçages, supprimer les misères sociales, sans faire le moindre tort au Capital et au profit. Dans les deux cas, c’étaient des gens qui vivaient en dehors du mouvement ouvrier et qui cherchaient plutôt un appui auprès des classes « cultivées ». Au contraire, cette partie des ouvriers qui, convaincue de l’insuffisance des simples bouleversements politiques, réclamait une transformation fondamentale de la société, s’appelait alors communiste. C’était un communisme à peine dégrossi purement instinctif, parfois un peu grossier ; mais il était assez puissant pour donner naissance à deux systèmes de communisme utopique : en France l’Icarie de Cabet et en Allemagne le système de Weitling. En 1847, le socialisme signifiait un mouvement bourgeois, le communisme, un mouvement ouvrier. Le socialisme avait, sur le continent tout au moins, ses entrées dans le monde ; pour le communisme, c’était exactement le contraire. Et comme, dès ce moment, nous étions très nettement d’avis que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », nous ne pouvions hésiter un instant sur la dénomination à choisir. Depuis, il ne nous est jamais venu à l’esprit de la rejeter.
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Quelques voix seulement nous répondirent, lorsque nous lançâmes cet appel par le monde, il y a maintenant quarante-deux ans, à la veille de la première révolution parisienne dans laquelle le prolétariat se présenta avec ses revendications à lui. Mais le 28 septembre 1864, des prolétaires de la plupart des pays de l’Europe occidentale s’unissaient pour former l’Association internationale des travailleurs, de glorieuse mémoire. L’Internationale elle-même ne vécut d’ailleurs que neuf années. Mais que l’alliance éternelle établie par elle entre les prolétaires de tous les pays existe encore et qu’elle soit plus puissante que jamais, il n’en est pas de meilleure preuve que la journée d’aujourd’hui. Au moment où j’écris ces lignes, le prolétariat d’Europe et d’Amérique passe la revue de ses forces, pour la première fois mobilisées en une seule armée, sous un même drapeau et pour un même but immédiat : la fixation légale de la journée normale de huit heures, proclamée dès 1866 par le Congrès de l’Internationale à Genève, et de nouveau par le Congrès ouvrier de Paris en 1889. Le spectacle de cette journée montrera aux capitalistes et aux propriétaires fonciers de tous les pays que les prolétaires de tous les pays sont effectivement unis.
Que Marx n’est-il à côté de moi, pour voir cela de ses propres yeux !
Friedrich Engels
Londres, 1er mai 1890
Préface à l’édition polonaise de 1892
Qu’il ait été nécessaire de faire paraître une nouvelle édition polonaise du Manifeste du Parti communiste, permet de faire maintes conclusions.
D’abord, il faut constater que le Manifeste est devenu, ces derniers temps, une sorte d’illustration du progrès de la grande industrie sur le continent européen. À mesure que celle-ci évolue dans un pays donné, les ouvriers de ce pays ont de plus en plus tendance à voir clair dans leur situation, en tant que classe ouvrière, par rapport aux classes possédantes ; le mouvement socialiste prend de l’extension parmi eux et le Manifeste devient l’objet d’une demande accrue. Ainsi, d’après le nombre d’exemplaires diffusés dans la langue du pays, il est possible de déterminer avec assez de précision non seulement l’état du mouvement ouvrier, mais aussi le degré d’évolution de la grande industrie dans ce pays.
La nouvelle édition polonaise du Manifeste est donc une preuve du progrès décisif de l’industrie de la Pologne. Que ce progrès ait effectivement eu lieu durant les dix années qui se sont écoulées depuis que la dernière édition a vu le jour, nul doute ne saurait subsister. Le Royaume de Pologne, la Pologne du Congrès{17}, s’est transformé en une vaste région industrielle de l’empire de Russie. Tandis que la grande industrie russe est dispersée dans maints endroits, une partie tout près du golfe de Finlande, une autre dans la région centrale (Moscou, Vladimir), la troisième sur les côtes de la mer Noire et de la mer d’Azov, etc., l’industrie polonaise se trouve concentrée sur une étendue relativement faible et éprouve aussi bien les avantages que les inconvénients de cette concentration. Ces avantages furent reconnus par les fabricants concurrents de Russie lorsque, malgré leur désir ardent de russifier tous les Polonais, ils réclamèrent l’institution de droits protecteurs contre la Pologne. Quant aux inconvénients – pour les fabricants polonais comme pour le gouvernement russe –, ils se traduisent par une rapide diffusion des idées socialistes parmi les ouvriers polonais et par une demande accrue pour le Manifeste.
Cependant, cette évolution rapide de l’industrie polonaise qui a pris le pas sur l’industrie russe, offre à son tour une nouvelle preuve de la vitalité tenace du peuple polonais et constitue une caution nouvelle de son futur rétablissement national. Or, le rétablissement d’une Pologne autonome puissante, nous concerne nous tous et pas seulement les Polonais. Une coopération internationale de bonne foi entre les peuples d’Europe n’est possible que si chacun de ces peuples reste le maître absolu dans sa propre maison. La révolution de 1848, au cours de laquelle les combattants prolétariens ont dû, sous le drapeau du prolétariat, exécuter en fin de compte la besogne de la bourgeoisie, a réalisé du même coup, par le truchement de ses commis – Louis Bonaparte et Bismarck{18} – l’indépendance de l’Italie, de l’Allemagne, de la Hongrie. Pour ce qui est de la Pologne qui depuis 1792 avait fait pour la révolution plus que ces trois pays pris ensemble, à l’heure où, en 1863, elle succombait sous la poussée des forces russes{19}, dix fois supérieures aux siennes propres, elle fut abandonnée à elle-même. La noblesse a été impuissante à défendre et à reconquérir l’indépendance de la Pologne ; la bourgeoisie se désintéresse actuellement, pour ne pas dire plus, de cette indépendance. Néanmoins, pour la coopération harmonieuse des nations européennes, elle s’impose impérieusement. Seul peut conquérir cette indépendance le jeune prolétariat polonais, qui en est même le garant le plus sûr.
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